Une peinture de Jenny Saville

Jenny Saville fait partie de celles et ceux qui ont été appelés “Young British Artists” (YBAs), suite à une exposition éponyme à la Saatchi Gallery, en 1992. Excepté leur jeunesse, le point commun, pour beaucoup, cessait là. En revanche, ce fut le début pour Saville. Elle connaît le succès durant sa dernière année à la Glasgow School of Art, se trouve sélectionnée deux fois par la National Portrait Gallery, avant son exposition finale de fin d’études à l’été 1992. Elle vend la majorité de ses toiles et apparaît en couverture du Times Saturday Review (septembre 1992). À ce moment, elle est repérée par le galeriste Charles Saatchi, qui va lui proposer un contrat de 18 mois. Le deal, ainsi que le rapporte Saville, était : « j’ai de l’argent, je t’achète toute ta production, tu fais ce que tu veux.» 

Saville est célèbre pour ses représentations de corps féminins, principalement obèses, et autoportraits. Elle n’a pas hésité, par exemple, à se dépeindre nue :   

 

Jenny Saville, “Reflective flesh”, 2002-03, huile sur toile, 244 x 305 cm, © Jenny Saville

Les nus, dans l’histoire de l’art, c’est souvent une affaire d’hommes. Il fallait bien qu’un jour une femme artiste s’en souçiât. Ecce Saville. Tu veux de la chair, en voilà ! Plus qu’ostensiblement, Saville, en sus de montrer son corps nu, montre sa vulve, écartée, comme si elle actait quelque chose avec, telle la mythique Baubô, dont la monstration vulvaire est performative (on se souvient qu’elle montre sa vulve à Démeter, en deuil inconsolable de sa fille Perséphone, ce qui provoque son rire, et l’envie de vivre). Le fait que Saville se dépeigne dans une sorte de boîte en miroir démultiplie la performance et ses effets. L’œil rebondit de la “vraie” image au reflet, autre image de l’image, etc. Mise en abyme ; avec retour obsessionnel au centre de l’attention ; la vulve. Elle n’a rien d’excitant, au demeurant. Ce n’est pas le propos de Saville. Son propos, c’est la chair, le corps, tel qu’il est, et, en l’occurrence, tel qu’est le sien. Durant un entretien (ici) avec l’artiste, Elena Cué pose cette question : « Votre visage est présent dans la plupart de vos portraits. L’identité est-elle un sujet important pour vous ? Réponse : — Ce n’est pas vraiment mon identité… Je prête mon corps à moi-même […] Si mon corps peut m’offrir la possibilité d’arriver à quelque chose d’intéressant, alors j’utilise mon propre corps. Si je ne peux pas, alors je travaille avec quelqu’un d’autre. Il ne s’agit donc pas d’un autoportrait sans fin, mais simplement d’être disponible et de pouvoir utiliser mon corps pour dire quelque chose ou pour atteindre l’émotion que j’essaie de susciter dans mon travail.» On notera la très étonnante expression « Je prête mon corps à moi-même » [“I lend my body to myself”]. Pourquoi est-ce étonnant ?

C’est étonnant parce que cela revient à sous-entendre que l’identité n’est justement pas une question de corps, mais, supposera-t-on assez logiquement, de psyché. Or la psyché n’est pas lisible sur le corps. En se dépeignant, Saville, en quelque sorte, objectivise son corps, elle s’en met “en dehors”, elle l’individualise pour ainsi dire d’une manière externaliste (du type “Je ne suis pas mon corps, ce pourrait être le corps de n’importe qui”). En ce qui concerne notre illustration, “Reflective flesh”, “Chair réfléchissante”, je ne suis pas très certain de trouver là de l’émotion. C’est donc qu’il y a autre chose. Quoi ? À l’évidence, monstration, exhibition : “Ceci est mon corps et j’en exhibe l’intimité la plus flagrante.” C’est sûrement la manière dont Saville peint : il y a souvent un “effet-viande” dans ces corporéités. (Corporéité : Pour les phénoménologues, fait d’être dans le monde, d’être regardé par autrui comme une personne, un être humain.) Et l’effet-viande, ici, sans conteste, est dû à la dépiction de la vulve. C’est même certainement le seul “effet-viande” ici ; tandis qu’il y a aussi un “effet-tas”. Saville a peint de nombreux corps obèses, d’obésité sévère à obésité morbide ou massive. La grosseur du corps est un des tabous dans nos sociétés ; et il est évident que les corps gros ou obèses sont bien davantage discriminés que les corps “normaux”. Qu’est-ce qu’un corps “normal” ?

On dira qu’un corps “normal”, c’est un corps duquel rien ne dépasse, ne déborde. Bien entendu, un corps normal trouvera encore d’autres paramètres discriminants : Est-il bien proportionné ? Est-il musclé ? Si c’est un corps féminin, y a-t-il un rapport taille/forme appréciable ? Est-il trop plat ? Et, une fois les vérifications faites, comment est donc le visage ? Est-il avenant ? Est-il beau ? Est-il désirable ? “Respire”-t-il l’intelligence ? (l’expression anglo-saxonne “belle-laide” désigne une femme doté d’un corps magnifique mais d’un visage hideux). On pourrait pousser loin les paramètres. Mais, en posant ainsi, en montrant son corps, Saville sait bien que celui-ci ne correspond pas aux critères standards de la séduction. Imaginez ce corps à la place de celui de Sharon Stone, dans Basic Instinct (1992). Ça ne fonctionne plus. Et on se rappelle qu’un des arguments pour aller voir le film — on ne parlait pas encore de “teaser” — fut justement qu’on pouvait y voir l’entrejambe nue de Stone dans une scène devenue culte. Plus largement, c’est le corps parfait et abondamment dénudé de l’actrice qui aura justifié le déplacement. Encore une fois, une Sharon Stone “obèse” ne passait pas le casting de Verhoeven. Il est bien évident que ces critères sont anthropologiques, et qu’il serait assez difficile, aujourd’hui, d’universaliser le corps de la Vénus de Lespugue comme paradigme de la beauté féminine, cependant que, peut-être, tel fut le cas au Gravettien (- 26 000 / – 24 000 ans AP). Et peut-être que d’aucuns trouvent ce corps dépicté dans “Reflective flesh” comme absolument magnifique. C’est possible.

Saville le dit plusieurs fois dans divers entretiens : Si elle avait été un homme, elle n’aurait peint ni ces sujets ni de cette manière. Et probablement que personne n’eut eu ainsi peint. Il fallut donc bien qu’une femme-artiste s’en vînt. Mais en sus, Saville, si l’on peut dire, ne se contente pas de dépicter des corps forts ; elle sait peindre, et elle possède une indéniable touche. Il y a matière dans la matière, du geste, du sensible. Plus on regarde ce tableau, et plus on le trouve incroyable. Et remarquez les dimensions, plus de 3 mètres de hauteur et 2,40 m de largeur ! C’est très impressionnant. Le prix aussi est impressionnant. La toile a été acquise pour 2,780,000 USD. Mais toute considération de chiffre mise à part, cela reste un tableau qui, je vous le parie, fera — aura fait — date. Ce tableau, c’est, d’une certaine manière, la vengeance, ou revanche, des femmes. On le sait, et la Préhistoire nous le montrait déjà, l’humanité est obsédée par les sexes, et spécialement le féminin. Encore une fois, et depuis des millénaires, ce sont les hommes qui représentent femme et sexualité. Or là, et, comme on dit, avec patience et longueur de temps, voici qu’une femme nous l’adresse, son sexe, hypnotique. En terme d’antécédents, on peut penser bien sûr aux tableaux de Lucian Freud, qui le premier, certainement, a peint des nus qui ne correspondaient pas aux canons esthétiques standards. Quelle différence avec Saville ? Prenons par exemple “Naked Portrait” (1972-3), de Freud. Ce tableau montre une jeune femme allongée étrangement sur un lit, les jambes écartées de telle sorte que son sexe est visible. Tout est assez appliqué dans le traitement des chairs, et quand il s’agira de peindre des femmes obèses, pour lesquelles Freud est aussi connu, ces dernières se tiennent jambes serrées, et, de ce point de vue, il semble que Freud ait eu moins de difficultés à dépeindre des nus masculins, jambes ouvertes, laissant voir pénis et bourse, que des vulves. En sus, le traitement des chairs est tout à fait différent chez Saville, qui, dans certains tableaux, ne se contente pas, pour ainsi dire, de dépeindre les corps, mais y ajoute une dramaturgie parfois très rude, pénible à contempler, faite de violence et ou de mort (ces corps attachés les uns contre les autres, comme dans “Fulcrum”, 1999, sont très dérangeants). En quelque sorte, que le sujet soit vivant ou mort, chez Saville, le gain est un supplément de vie de la matière elle-même ; ça “parle” bien plus que chez Freud. Comme elle le dit à la journaliste Emine Saner (The Guardian, avril 2016) : « Les nus, c’est “l’art que j’ai aimé  — Rembrandt, Velázquez, Titien. Je n’ai jamais trouvé ça inintéressant à faire. Comment puis-je représenter un mamelon, comment puis-je faire tourner le pouce d’une seule touche ? J’ai toujours un plaisir fou à le faire.”»

 

Léon Mychkine

 

 


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