Je n’ai, hélas !, pas les moyens de me rendre présentement dans ce merveilleux Rijksmuseum (que j’ai visité jadis, séchez vos larmes) mais, à regarder les images de la nouvelle exposition Vermeer, je suis soudain frappé par un sentiment de télescopage, voire de collision, entre la peinture encadrée du Maître de Delft, et la scénographie. On a, par exemple, décidé de peindre les murs dans un ton bleu foncé (bleu saphir) entre autres choix, ce qui n’est pas sans évoquer quelque chose de… funéraire. Cela rend-il service à la peinture ?
Il y a quelque chose d’étouffant dans ces murs monochromes. D’étouffant, et de morbide ; qualificatif plutôt éloigné des tableaux de Vermeer, qui a toujours célébré le moment, le quotidien, la vie quoi ! Comme un fait exprès, le Directeur du Rijksmuseum, tant qu’à faire, est vêtu lui aussi de bleu saphir… Quand je vous dis que ça a tout l’air d’un Salon funéraire…
On pourrait aussi trouver un côté papier-peint à la scéno, comme en dépit de cette (pauvre) jeune fille qui n’en demandait pas tant. Vous voyez ? Bleu sur bleu, c’est quasi ton sur ton, le fond noir renvoyant aux vestes noires des deux femmes : Ça, c’est de la communication !
Dans son impeccable livre, White Cube. The Ideology of the Gallery Space, Brian O’Doherty nous apprend et nous éveille à plein de détails très pertinents, notamment ce moment où le mur d’exposition est devenu une surface en tant que telle, et non plus simplement un “support”. Rappels visuels :
Brian O’Doherty: « Le paysage est à l’origine d’un brouillard translucide qui met en opposition la perspective et le ton/couleur, parce que chacun d’eux est implicitement une interprétation opposée du mur sur lequel il est accroché. Des images apparaissent qui exercent une pression sur le cadre. L’archétype de la composition est l’horizon bord à bord, séparant les zones de ciel et de mer, souvent soulignées par la plage, avec peut-être un personnage faisant face, comme tout le monde, à la mer. Les compositions formelles ont disparu, les cadres dans le cadre (coulisses, repoussoirs, Braille de la profondeur de la perspective) ont glissé. Il ne reste qu’une surface ambiguë, partiellement encadrée de l’intérieur par l’horizon. De tels tableaux (de Courbet, Caspar David Friedrich, Whistler et d’autres petits maîtres) se situent entre la profondeur infinie et la planéité et tendent à se lire comme des motifs. La convention puissante de l’horizon passe assez facilement à travers les limites du cadre.
Ces images et d’autres qui consistent à se concentrer sur une partie indéterminée du paysage, qui semble souvent être le « mauvais » sujet, introduisent l’idée de remarquer quelque chose, d’avoir un œil qui scrute. Cette accélération temporelle fait du cadre une zone équivoque et non absolue. Une fois que l’on sait qu’une parcelle de paysage représente une décision d’exclure tout ce qui l’entoure, on a une faible conscience de l’espace qui se trouve en dehors des images. Le cadre devient une parenthèse. La séparation des tableaux le long d’un mur, par une sorte de répulsion magnétique, devient inévitable ».
On enjambe quelque peu la chronologie en se faisant la réflexion immédiate qu’à partir du moment où le mur devient visible, il va falloir le traiter, lui donner une chromie, un aspect. La solution la plus radicale, c’est le mur, ou cube blanc (“white cube”), inauguré en galerie par Alfred Barr, en 1931, pour l’exposition d’Henri Matisse au MoMa. On peut se demander peut-être dans quelle mesure le “white cube” n’a pas, au cours des décennies, “déteint” sur la muséographie stricto-sensu en transformant les murs ornementés en gigantesques surfaces polychromes qui, de fait, de facto, apportaient un élément ultra-contemporain, voire postmoderne, dans la préparation d’une scénographie destinée à des œuvres tout à fait étrangères à ces temps. Comme on dit, c’est une vraie question. Le Musée d’Orsay (inauguré en 1986) a d’emblée installé une scénographie contemporaine, en regard d’œuvres qui ne le sont pas :
Il y a là quelque chose de profondément questionnant, qui ne semble pourtant pas interloquer grand-monde (ou bien, et pardon, je n’en suis pas au fait). Sur la photo ci-dessus, on reconnaît, pour le côté gauche, trois Van Gogh : “La Salle de Bal à Arles”, le portrait d’“Eugène Boch”, et “Nuit étoilée”. On peut poser la question (décidément !) : qu’aurait pensé Van Gogh de cette manière d’accrocher ses œuvres ? Je pense, en toute spéculation, qu’il eut trouvé cela un peu sec, pauvre, voire trop clinique ; comme si les tableaux étaient arrachés à la chair de l’artiste et finalement épinglés comme les papillons morts, ou bien encore écrasés comme sous le microscope, et, pour filer cette métaphore, le mur serait donc la « platine », le « valet » est au verso, tandis qu’« oculaire » et « tube optique » sont fournis par les visiteurs (avec en amont les conservateurs et autres curateurs etc.). Autrement dit (encore) l’œuvre d’art se trouve totalement dépouillée, nue, pleinement captive du tube optique bipède et ambulant, smartphone à hauteur cyclopéenne, ce qui fait un appareillage second à l’oculaire, l’un annulant l’autre, mais c’est une autre histoire…
Parenthèse pour ceux qui ont oublié la taxonomie du microscope :
Que dire d’autre concernant ce Van Gogh corner ? Finalement ? C’est triste. C’est déshumanisant — quand bien même l’œuvre d’art appartient à un mode de temporalité inaccessible à l’existence humaine (Arendt l’a très bien dit et je m’en fais l’écho ici, et ici, entre autres endroits.) Bref, ça manque de contexte humain. D’où cette impression d’outrance froide dans le dispositif technique (platine, valet, oculaire) mécanisé pour, recevoir quoi ?, en l’occurrence, et depuis peu en regard, un appareillage aveugle et stupide, qui ne sait que photographier et filmer, mais qui ne pense pas…
Curieusement, mais certainement pas, les scénographes-conservateurs, ou l’inverse, mais qu’en sais-je ?, ont apparemment décidé d’“harmoniser” la chromie tableau/cadre avec la couleur a appliquer au mur, et c’est pourquoi cette “Laitière” se trouve noyée dans un monochrome brun-chocolat. N’est-ce pas appétissant ? Surtout si l’on pense au chocolat au lait.
En regard, notre bon vieux Louvre n’est-il pas, pour la plupart de ses salles, le plus dans son jus pour la peinture historique qui nous concerne ici ?
Eh bien, je dirais que si !
Léon Mychkine
écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA France