J’ai rencontré et fait la connaissance de Julie Navarro récemment. C’est une artiste étonnante, à la fois très sensitive et intellectuelle. Voici notre entretien, certes un peu coupé ici et là, car la pensée de Navarro, suivant ses origines indiennes, est multi-pistes, et si j’ai pu la suivre, avec des visuels comme autant de panneaux indicateurs, le lecteur n’en disposera pas autant, et j’ai donc crains qu’il ne se perdisse dans le luxuriant désert navajo.
Léon Mychkine : Veux-tu bien commencer par nous parler de ton travail, comme on dit aujourd’hui, tandis que l’artiste œuvre, comme nous l’a rappelée Hannah Arendt ?
Julie Navarro : Alors, mon travail, comme tu le vois autour de toi, je crois qu’il raconte, à travers des formes plutôt abstraites, une matérialité du mouvement, de la relation, du flux. J’aime bien quand la matière bat ; quand elle respire quelque chose. Je suis dans cette recherche, de faire surgir une intimité de la relation, du mouvement. J’ai parfois des travaux qui racontent a posteriori des histoires de mouvement et de danse, notamment ce tableau là, puisqu’on avait fait des poses, mais qui s’incarne un peu moins là, à l’atelier
et tu vois qu’à travers mes Inaperçus, par exemple, qui sont des formes plutôt abstraites et aériennes,
LM : C’est de la gouache ?
JN : Alors écoute, en général, je ne rentre pas dans les techniques, surtout celles que j’invente. J’ai grand plaisir à inventer des techniques, c’est plus fort que moi
LM : D’accord. Ça restera un mystère
JN : Oui, parce que sinon, je trouve que ça fait tomber la… [le mot est resté amüi]
LM : Et donc ça [désignant F1, voir au dessus] c’est de la danse ? Ça a un rapport à la danse ?
JN : C’est une céramique. J’ai fait beaucoup de peintures de céramiques. J’aime bien la matière, la toucher. Là, c’est une pierre qui rit
et celle-là, ce sont en fait des modules d’escalade, qui ont été faits en live, lors d’un bal que j’avais organisé, dans une guinguette. C’est pour moi un objet qui incarné un récit, mais qui s’en est littéralement affranchi, formellement.
LM : L’anecdote biographique devient un objet
JN : Devient un objet en soi
LM : D’accord. Et, comment as-tu commencé ?
JN : Par le dessin, et la peinture
LM : Donc, si comprends bien, avant de commencer un travail, tu t’intéresses d’abord à la matière, ou ça va de pair ?
JN : Ça va de pair. J’ai envie, je ressens, un espace souvent interstitiel, complexe ; et pour l’extraire de son espace, que ce soit humain ou un paysage, je sais que je vais devoir chercher une matérialité pour la retranscrire. Cette matérialité ne passe pas que par le dessin, la peinture ou la céramique ; je vais peut-être vouloir introduire des éléments extraits du paysage, entre autres l’eau de pluie, par exemple. En fait, j’ai profondément besoin de matières qui sont incarnées, et qui racontent quelque chose ; comme si je devais coller cette matière à l’objet, pour lui donner un battement de cœur supérieur. Après, comme je trouve ça trop mièvre, je m’en affranchis, pour donner un objet dont l’esthétique ou le formel s’est émancipé au fond, du récit. Donc je suis dans le récit, qui vient me bouleverser, créer l’émotion, le désir, la recherche de matières, et de formes ; et ensuite je l’extraie pour avoir quelque chose d’assez autonome, en fait, d’indépendant. Parce ce que sont souvent des histoires de résidence, de pérégrinations ; que ce soit dans le Limousin, avec ses tourbières, où j’adore être, ou en Chine, c’est une série, ces ondulations, qui représentent pourtant le pétrole de la Mer de Chine. Donc, tout d’un coup,
je décide de m’intéresser à un espace, un fragment. Par exemple [nous nous levons et nous approchons de la table où se trouvent des travaux], lors de ma dernière résidence, à la Petite Escalère. C’est vrai que, les résidences, souvent, t’imposent un exercice, et j’aime bien me confronter à une réflexion qui vient produire des observations nouvelles. En fait, ma vie d’artiste, ce n’est pas tant de produire des grandes œuvres, c’est plutôt pour un immense champ d’avoir accès à la connaissance du monde. Et j’ai l’impression de me transformer et de produire quelque chose qui raconte mon rapport au monde. Et donc l’intérêt des résidences, c’est l’opportunité d’aller creuser, d’aller chercher, d’aller comprendre. Et à la Petite Escalère, c’était la question de la présence de l’eau, dans deux régions qui sont sujettes à des problèmes du type inondation pour les Landes, et les Bouches-du-Rhône pour la pollution, notamment de l’étang de Berre. Et donc je suis allée dans ces deux régions, m’intéresser à ce sujet. Je suis évidemment passée par des zones et des dialogues imaginaires avec toute ma liberté. Et donc le premier jour, dans l’atelier de la Petite Escalère, j’ai commencé à produire une écriture à l’eau de pluie, totalement intuitive. J’ai voulu dialoguer avec l’aqueux, le liquide
LM : C’est fait avec de l’eau de pluie
JN : Eau de pluie et encre. Donc, ça c’était le sujet, un lieu, et une matière que je viens extraire. Et de cette écriture, je passe à une autre, je continue mon apprivoisement de la matière “eau”, et donc je fais cette série, qui s’appelle “L’eau pénètre dans tous les trous”.
Et là j’ai aussi inventé une technique, dont je ne parlerai pas, pour produire le cerne, net, par opposition au flou. Il y a beaucoup de net et de flou dans mon travail. Et après j’ai prolongé avec cette série qui est très organique, parce que finalement, la matière naturelle, produit aussi des formes ; tu sais c’est un peu comme la Théorie des Signatures. Les choses génèrent d’autres choses. Donc, voilà comment je travaille, c’est-à-dire par une sorte d’accès à la matière, que j’apprivoise, et quand même pour aller chercher formellement un horizon nouveau ; et des formes qui racontent quelque chose. Avec toujours une forme d’équivocité, parce que le très littéral ne m’intéresse pas, j’aime bien moi-même être toujours perturbée par une interprétation. Par exemple, dans le jardin de la Petite Escalère, j’ai eu la chance d’observer des immenses lianes de clématite sauvage que personne n’avait vues, donc, je me suis mis à tirer les lianes, cinq ou six, qui sont énormes, et qui font au moins trois mètres de long, et elles viennent se lover dans l’atelier avec une sorte de mouvement de danse assez incroyable, ce qui plus tard m’a évidemment amener à penser les lianes comme des boucles et comme des espaces de danse. Et donc, pour le vernissage de la Petite Escalère, j’ai invité des jeunes ballerines, qui dansaient comme des petites libellules à travers les boucles des lianes, et les jardiniers, plus virils, qui faisaient du lasso.
Et après on a pu figer le mouvement des lianes comme des sculptures. Et donc cette découverte des lianes m’a amené au domaine viticole, et là je découvre que le ceps de vigne, est une liane contrariée par la main de l’homme ; et donc, bien évidemment, ça m’a inspiré l’autre œuvre que j’ai faite, en deuxième partie de résidence, l’œuvre en ceps de vigne : Dissoudre le paysage ; avec des lettres à l’envers, dans l’eau, selon le vent, le climat, tu peux d’une manière plus ou moins impressionniste, lire les mots “dissoudre le paysage”.
LM : Alors qu’est-ce que cela veut dire “dissoudre le paysage” ?
JN : C’était une formule équivoque, à double niveau de lecture. À la fois, dans mon travail, comme tu le vois à travers mes “Inaperçus”, j’aime bien, sous un voile un peu opaque, ou un filet, mettre à distance des émotions, et donc “dissoudre le paysage”, c’est aussi ce floutage, cette mise à distance. Mais ça a d’abord été guidé par une raison écologique, liée à l’eau, cela voulait dire aussi la disparition du paysage, notamment due à la main de l’homme. Et puis après, avec la Petite Escalère, j’ai suivi un autre projet, qui m’a amené élever des bactéries, sur une matière particulière, que j’ai apprivoisé, et qui m’a conduit à faire d’autres choses, notamment que tu vois, dans ces boîtes d’entomologistes. En fait, je crois que mon travail c’est vraiment la matérialité de la connexion, la matérialité de la relation.
LM : Et alors qu’est-ce que c’est ? (pointant vers ces fameuse boîtes)
JN : Alors, je vais essayer d’être brève. Donc au départ c’est un élevage de physarum polycephalum, plus communément appelé ‘blob’ récemment par une scientifique, Audrey Dussutour, qui les a beaucoup valorisés. Donc, ces bactéries, on ne peut les élever que sur de la gélose, de l’agar-agar de pâtisserie. J’y introduis une fleur de clitoria, et, avec de l’eau, cette fleur produit une encre bleue sublime. J’élève mes physarum sur cette gélose bleue, et donc tout cela a séché et rétréci, et j’y ai inclus avant des éléments trouvés dans les Jardins Passagers, de Gilles Clément, au Parc de la Villette :nigelle de Damas, vipérine, clématite sauvage, etc., mica. Et en rétrécissant, ça reproduit des sortes de bijoux, d’insectes…
LM : Oui, effectivement.
JN : Mais ce n’est que la métamorphose de toutes ces fleurs dans des cornets de fritte. Mais peu importe, moi ce qui m’intéresse en fait, c’est comment produire une rencontre, et une matière qui émane d’une connexion. Et ce qui est intéressant avec les physarum, c’est que c’est un monocellulaire, et qu’il recouvre les surfaces, et fusionne. Et l’idée de fusion m’intéresse aussi. Mais je respecte éminemment les altérités.
LM : Il y a des artistes dont on reconnaît tout de suite le boulot ; on dit, il y a une manière, une facture, mais, ce que j’aime bien dans ton art, c’est qu’on ne sait pas par où commencer. Il y a un côté Protée chez toi, tu vois ?
JN : Ah oui, complètement !
LM : On t’attrape, et hop ! tu te transformes en autre chose.
JN : Mais complètement
LM : C’est déroutant. On se dit “combien elle a de transformations possibles ?”
JN : Moi, ce qui m’attire, pour reprendre Derrida, c’est l’inattendu espéré. Je suis là-dedans. Et, qu’est-ce qui explique le protéiforme ? C’est l’altérité. Donc, à partir de là, je ne peux pas avoir une identité formelle, par medium, visible.
LM : Et alors, justement, que sont ces peintures sur roulettes ?
JN : Beaucoup de mes travaux racontent une sensation plus qu’une représentation, mais on est sur le motif entre l’eau et la fleur ; qui est le prolongement de mes “inaperçus”.
JN : En 2015, j’ai fait une immense œuvre, pour une commande publique, qui s’appelle “Papillons”
donc toujours une œuvre contextuelle. J’avais été finaliste du Prix “Coal”, et ils m’avaient proposé de répondre à un appel d’offres qui s’appelle le “parcours Stuwa”, qui veut dire « pièce à vivre », en alsacien. Et donc j’ai été sélectionné avec ce papillon, qui représente, d’une manière un peu stylisée ou abstraite, le motif de la coiffe alsacienne, dans la mémoire d’une industrie qui lui fait face, une usine textile. Et donc, là encore, apprivoisement de ce matériau que j’aime bien, le polycarbonate.
En Une : Vue d’atelier de Julie Navarro, photo Mychkine
Propos recueillis et retranscrits par Léon Mychkine
Feuilleton : tentative d’approche de l’“être”-femme-artiste” (avec Julie Navarro) #4
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