ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Deux artistes à “Asia Now”, Paris : Tammam Azzam et Youjin Yi. Kornfeld Galerie, Berlin

« Tammam Azzam vit et travaille à Berlin, en Allemagne. Il a reçu sa formation artistique à la faculté des beaux-arts de l’université de Damas. Après la guerre civile syrienne, il s’est installé à Dubaï où il a commencé à travailler sur des photomontages numériques. En 2016, Azzam s’installe en Allemagne, où il effectue une résidence à l’Institut d’études avancées de Delmenhorst. C’est là, puis à Berlin, que l’artiste a commencé à explorer une nouvelle technique de collage sur papier, parallèlement à ses peintures. Ses compositions fragmentées mettent en évidence les vestiges physiques des conflits et soulignent l’importance de reconstruire et de créer à partir de la destruction. […] En y regardant de plus près, les nombreux petits bouts de papier semblent raconter leur propre histoire, sautant d’un morceau de papier à l’autre. Nous remarquons les fissures et les interstices entre eux et constatons qu’ils sont séparés, cassés ou en lambeaux. Mais si nous prenons un peu de recul, ils s’assemblent pour former de fascinantes compositions picturales de petits et minuscules bouts de papier, que l’artiste a préalablement peints à l’acrylique.» (Dossier de Presse Kornfeld Galerie).        

Tammam Azzam, Untitled, 2019, papier collage on canvas, 160 x 240 cm, Galerie Kornfeld, Berlin | 63 x 94 1/2 in, Galerie Kornfeld, Berlin 

Le plus surprenant, ici, c’est qu’Azzam réussit à figer le détruit et à le faire tenir encore debout. En mécanique quantique, le temps est réversible, contrairement aux lois de la thermodynamique ; ainsi donc, on pourrait, à l’aide d’une comparions poétique, suggérer qu’Azzam montre les gravas réassemblés, comme si, détruits, ils restaient debout, ce qu’en mécanique quantique on appelle la décohérence (le “chat de Schrödinger”, pour faire imagé. Vous suivez ? Je recommence. Ce que nous voyons, c’est du détruit recomposé. Nous voyons donc deux images en une ; la première provenant du passé, et l’autre, du présent, ou l’état actuel de la scène. C’est bien ce que fait, factuellement, l’artiste : il compose, à l’aide de fragments, un bâtiment, mais, on le voit, c’est un bâtiment bien étrange, hâché dans sa structure. Et cette superposition du passé sur le présent signale au moins deux mouvement psychologiques ; le refus de la destruction d’un pays aimé, dont les villes rasées constituent l’imagerie depuis très longtemps, et le traumatisme d’un “monde d’avant” qui persiste dans la mémoire, et dont la pensée se refuse à le considérer comme disparu à jamais ; car aucune reconstruction n’abolit la tragédie. D’une certaine manière, on pourrait dire : Azzam, « peinture d’histoire » (comme on disait jadis, “peinture d’histoire), mais une peinture d’histoire réactualisée, dans le trauma contemporain. Refaire tenir debout ce qui est à terre, et tout cela à partir de fragments de matériaux, fournis par l’artiste lui-même, un geste qui amplifie le sens de son témoignage. 

Ce n’est qu’avec du recul que l’on peut saisir de quoi il s’agit, et encore, c’est notre esprit qui gomme les aspérités. Mais de près, nous sommes perdus, comme dans ce détail :

Tammam Azzam, Untitled, 2019 [Détail]

De près, plus aucune identification n’est possible, nous retournons au pur agencement des matériaux, sans référence autre qu’elle-même. Mais ci-dessous, peut-être, identifions-nous des fenêtres, du linge au soleil…

Tammam Azzam, Untitled, 2019 [Détail]
Mais, même réassemblés, ce sont les fragments qui ont le dernier mot.

Tammam Azzam, Untitled, 2019, paper collage on canvas, 160 x 240 cm | 63 x 94 1/2 in, Galerie Kornfeld, Berlin 

Plus énigmatique ci-dessus. Mais, comme l’esprit cherche toujours à interpréter, on serait tentés de voir là quatre choses, au moins, un paysage, des figures, une ville, le tout contre un ciel, plutôt un mur de papier-peint. Nous sommes dans un décor. C’est très mystérieux.

Tammam Azzam, Untitled, 2019 [Détail]
Tammam Azzam, Untitled, 2019 [Détail]
De plus près, ce n’est pas moins mystérieux. Ci-dessous un paysage, supposera-t-on. Mais même le paysage est fracturé. La guerre décompose tout, même la vision. 

Tammam Azzam, “Prairie”, 2023, paper collage on canvas, 31 1/2 × 47 1/5 in | 80 × 120 cm

Ce qui caractérise le travail d’Azzam, c’est aussi ce que l’on pourrait appeler la saturation. Même dans ce paysage, le ciel est saturé. Saturé de quoi ? De craquelures. La guerre attaque le ciel, elle le pulvérise. 

Tammam Azzam, “Prairie”, 2023 [Détail]
Et aucun dieu ne viendra le raccommoder, ni aucun ne sortira des gravats ; tout cela est terminé, la tragédie ne peut pas être sauvée. 

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« Youjin Yi vit et travaille à Munich, en Allemagne. Elle a étudié à l’université Sejong de Séoul avant de passer un master avec Günther Förg à l’Akademie der Bildenden Künste de Munich. Elle a obtenu son diplôme en 2011, après avoir été l’étudiante invitée de Leiko Ikemura à l’Universität der Künste de Berlin en 2008. […] Youjin Yi peint et dessine parfois directement sur la toile, mais beaucoup plus souvent sur du papier, qu’elle travaille allongée sur le sol. Elle colle ensuite le papier traditionnel coréen, travaillé en plusieurs couches, sur du bois ou de la toile. Dans la technique comme dans la matérialité, elle réunit des horizons d’expérience de l’Ouest comme de l’Est, de l’Allemagne comme de la Corée du Sud. Il en résulte un mystère unique qui captive le spectateur. (Evelyn Vogel)» ((Dossier de Presse Kornfeld Galerie).        

L‘œuvre d’art est, depuis longtemps — la mort de Dieu (“Gott ist tot”) —, la seule à pouvoir nous offrir de la transcendance. Heureusement pour nous, la transcendance a encore de beaux atours et des guises.  

Youjin Yi, “Friends”, 2021, oil, oil pastel, charcoal on Korean paper, 50 x 40 cm | 19 5/8 x 15 3/4 in, Galerie Kornfeld, Berlin

Yi a de l’imagination, mais cela, étonnamment, reste familier, comme si nous connaissions ces parages. Ou bien que nous aurions envie des les connaître, car, bien sûr, avec la mort de Dieu c’est tout une part du mystérieux qui a disparu, mais cela a commencé avant son décès, c’était en cours, pour nous en Europe, dès le cours du XVIIe siècle. Yi nous ramène un peu de mystère, de ces merveilles qui, jadis, oui, furent si familières. Pas de nostalgie ici, surtout pas, le mystère est à côté, il suffit d’ouvrir le troisième œil, comme celui de l’“ami” ci-dessus. 

Youjin Yi, “Fluffy Blue Bubble”, 2023, acrylic, oil, oil pastel on canvas, 80 x 60 cm | 31 1/2 x 23 5/8 in, Galerie Kornfeld, Berlin

Il ne faut pas oublier, en regardant ces images, que Youjin Yi est originaire de Corée du Sud, or l’Asie n’a pas, comme nous, connu la mort de Dieu, divinités, esprits et fantômes font encore bien partie du paysage mental et des rites et coutumes. En Corée du sud, par exemple, pour célébrer la première pleine lune du nouvel an, entre janvier et février, on fête la Jeongwol Daeboreum (정월대보름). Bien entendu, dans nos contrées européennes, il y a belle lurette, bien avant la mort de dieu, que nous ne rendons plus hommage à la lune. Autre exemple : entre avril et mai, le huitième jour du quatrième mois, on fête l’anniversaire du Bouddah, c’est la Seok Gatansinil (석가탄신일). Il n’est pas étonnant qu’une personne ayant vécu dans un tel monde, qui nous est, à nous séculiers, devenus incompréhensible, ait dans sa psyché, son esprit, son imaginaire, des traces indélébiles d’une certaine pluralité des mondes qui nous est, depuis longtemps, interdite, telle cette figure féminine ↑ semblant concentrer les forces cosmiques dessus la Terre.

Youjin Yi, Untitled, 2021, oil pastel on canvas, 200 x 160 cm | 78 3/4 x 63 in, Galerie Kornfeld, Berlin

Chez Yi, les paysages sont indissociables d’une présence animale, humaine, monstrueuse, ou pseudo-divine, mêlant parfois nature anthropomorphique et/ou tout autant extravagante, dans une combinaison fusionnelle, voire, quelque peu parturiente, comme si, de cette figure féminine, “sortait” quelque chose qui reste indéterminé, mais pas étrange au paysage et à ses volutes (Yi peint aussi des volutes [[[curls]]] de paysages). Ainsi, cette figure serait-elle en train d’alimenter le monde en hapax, en nouveaux éléments de paysages ? Sont-ce des arbres et des torrents qui se forment de chaque côté de son corps ? Oui, c’est une Matrice. 

PS. Je remercie Youjin et Tilman.

Les peintures imaginales et chamaniques de Youjin Yi (artiste sud-coréenne basée en Allemagne) #1

Questions et réponses avec Youjin Yi

 

Léon Mychkine

écrivain, docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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