Eva Hesse, “Iterate”. Faire parler et reparler la matière (artistes-femmes et artistes-hommes suite)

Comme à mon habitude, je cherche de l’art sur l’Internet. Je dispose de milliers de marque-pages. Je clique, je regarde, et je recommence. J’itère. Je tombe sur telle ou tel artiste, souvent contemporain exactement (2020-21-22), et rien ne me retient. Je descends les marque pages, et je continue. Je passe de 1965 à 2023, et je “retombe” sur Eva Hesse ; et je me dis qu’elle était une bien grande artiste, Eva, Hesse, et qu’il est vraiment dégueulasse qu’elle décéda si jeune (tumeur au cerveau, opérée trois fois), à l’âge de 34 ans. Pour Hesse, la vie et l’art sont indissociables, comme elle le dit dans Artfortum, en 1970 :                         

« Mais je pense que l’art est une chose totale. Une personne entière qui apporte sa contribution. C’est une essence, une âme, et c’est de cela qu’il s’agit. Dans mon âme profonde, l’art et la vie sont inséparables. Il devient de plus en plus absurde d’isoler une idée basalement intuitive, puis d’élaborer un système calculé et de le mener à terme  — ce qui est censé être l’approche la plus intellectuelle —, plutôt que de donner la priorité à l’âme ou à la présence, ou quelle que soit la manière dont vous voulez appeler ça. Je suis intéressée par la résolution d’une question inconnue. Ce qui m’intéresse, c’est de résoudre un facteur inconnu de l’art et un facteur inconnu de la vie. Pour moi, il s’agit d’une image totale qui a trait à moi et à la vie. Elle ne peut être dissociée d’une idée, d’une composition ou d’une forme. Je ne crois pas que l’art puisse être basé sur cela. En fait, mon idée est maintenant de contrecarrer tout ce que j’ai appris ou ce que l’on m’a enseignée à propos de ces choses — de trouver quelque chose d’inévitable qui soit ma vie, mes sentiments, mes pensées. Cette année, le fait de ne pas savoir si je survivrais ou non était lié au fait de ne pas savoir si je referais de l’art un jour. L’une de mes premières visions lorsque je me suis réveillée de mon opération était que je n’avais pas besoin d’être une artiste pour justifier mon existence, que j’avais le droit de vivre sans l’être. »      

On voit bien dans cet extrait, en creux, la critique d’un art dissocié de la vie, à l’époque qualifié de “minimal”, “conceptuel”, “postminimal”, comme — soi-disant —, exempla d’un art purement mental. Mais on remarquera qu’à moins d’être un dualiste forcené à la René (Descartes), il est absurde de soutenir la thèse que l’art ne peut être que conceptuel, faisant écrire à un Sol LeWitt (1969) : « 10. Les idées peuvent être des œuvres d’art ; elles sont dans une chaîne de développement qui peut éventuellement trouver une forme. Toutes les idées n’ont pas besoin d’être rendues physiquement.» (“10. Ideas can be works of art; they are in a chain of development that may eventually find some form. All ideas need not be made physical.”) Bien à rebours de cette désincarnation d’un art “pur”, Hesse est pleinement charnelle et mentale, ce qui est somme toute logique, mais davantage “naturel” pour une femme, tandis que l’art, du côté masculin, étant une chose tellement sérieuse, que les émotions, et donc le corps, ne peuvent pas venir interférer dans cette cour-là. Et dans les années 1965-70 l’art conceptuel est quelque chose de très sérieux, produit (supposément) essentiellement par des hommes. C’est Greenberg, dès 1963, comme nous l’indique James Meyer (2013) qui n’a pas pu s’empêcher de disqualifier le travail d’Ann Truitt au prétexte d’une trop grande sensibilité féminine…  ce qui est parfaitement grotesque, en sus, évidemment, d’une certaine misogynie assumée ; d’autant plus que, par ailleurs, Ann Truitt est certainement la première artiste “conceptuelle” dans l’histoire de l’art étasunien. Comme quoi la distinction de genre est tout de même assez stérile quand on l’applique si sommairement, je veux dire, qui, en regardant une sculpture de Truitt, peut deviner qu’il s’agit là d’une œuvre produite par une femme ou un homme ? Cela ne veut pas dire qu’aucune œuvre ne saurait indiquer son “genre”, et, par  exemple, et justement, certaines œuvres d’Eva Hesse donnent l’impression qu’elles n’eurent pas, possiblement, été concevables par des hommes ; non pas à cause ou en raison d’une “faiblesse” propre aux femmes-artistes, mais certainement du fait que, justement, et tout de même, “être”-un-homme ou “être”-une-femme, cela n’engage pas les mêmes sentirs (‘feelings’), les mêmes ressentis, et les mêmes pensées et actes, les mêmes manières de vivre la culture (avec un Grand C aussi), les mêmes façons de vivre justement dans ce corps de femme, ou d’homme, et ce ne sont pas les théories du “gender fluid” viendront annihiler ce genre de faits qui, à vrai dire, sont justes rationnels. Chez Esse, mais comme chez tant d’autres, il s’agit de questions d’identité, qui sont plus profondes que les surfaces sexuelles, dont on voudrait nous faire croire que sont ce sont ces surfaces qui constituent la “vraie” identité, ce que j’ai appelé le Genre contre le Sujet (ici). 

Ce qui est assez patent chez Hesse, c’est le refus de se parer du costume de l’artiste qui ne doute pas, qui n’a pas de problèmes, qui n’a pas de faiblesse à dévoiler, de maladie par exemple, encore moins un rémanent sentiment d’absurde, qu’elle ne se prive pas de ramener dans sa sphère gravitationnelle. Tous ces traits ne se retrouveraient pas, en 1970, chez un artiste-homme, cela semble assez certain (mais je n’ai pas de statistiques). Dans l’entretien de 1970 (extrait plus haut), Hesse a recours 18 fois au terme “absurd”. L’absurdité est un vrai concept chez Hesse, et non pas du tout dans une optique dadaïste, mais peut-être, et d’une certaine manière, kafkaïenne, cioranesque sans le cynisme, et plutôt même à la façon d’un Albert Camus (1942), qui écrit que l’« épaisseur et cette étrangeté du monde, c’est l’absurde.» Plus loin, du même : 

« Je disais que le monde est absurde et j’allais trop vite. Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on en peut dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. L’absurde dépend autant de l’homme que du monde. Il est pour le moment leur seul lien. Il les scelle l’un à l’autre comme la haine seule peut river les êtres. C’est tout ce que je puis discerner clairement dans cet univers sans mesure où mon aventure se poursuit.»

Hesse :« Pour moi, comme je l’ai déjà dit, l’art et la vie sont inséparables. Si je peux nommer le contenu, alors peut-être qu’à ce niveau, c’est l’absurdité totale de la vie.» Hesse à-t-elle lu Camus, ou a-t-elle expériencé l’absurdité de la vie elle-même ? Certainement, c’est évident. Mais il est intéressant de faire résonner ici, je trouve, ces quelques extraits de Hesse et/avec Camus.

Ce qui est aussi supérieurement intéressant avec Hesse, c’est qu’elle réussit l’hypostase artistique : ses œuvres ne sont pas des paraphernalia de la féminité, comme par exemple Georgia Sagri, qui nue se traîne sur le sol, en attrapant au hasard des papiers formats billets de banque (dixit ArtReview) qu’elle tache de ses menstrues. Pour dire quoi ? La condition féminine ?  Le rapport entre les règles et le système monétaire ? (Sait-on jamais…). C’est tout de même très pathétique, c’est daté, et, question : Quelle transcendance (au sens de Genette), cela permet-il ? Ninguno. Or, si l’art n’est pas capable de transcender, de faire un pas de côté, tant physique que mental, alors à quoi “sert”-il ? À pas grand-chose, c’est-à-dire soit à la décoration, soit à de l’alimentation pour travailleur social, or, un artiste n’est ni un décorateur ni un travailleur social, c’est du moins mon acception, pas nécessairement universellement partagée, mais je n’en ai cure, je ne candidate pas pour être Président du Consensus. De consensus, justement, Hesse n’en faisait aucun, ce qui, paradoxalement, a contrario des conceptualistes purs et durs, lui laissait une très grande liberté (pléonasme), de création et d’investigation, tandis que les conceptualistes et minimalistes purs et durs se seraient interdits, pour cause de divagation par rapport à leur système précontraint, quantifié, etc., autant de notions autant absurdes (pour le coup), que stupides ; car si un artiste se donne des limites, comment peut-il “inventer”, ou, plus prosaïquement, se donner un peu d’espace (‘elbow room’). De ce côté-ci, Hesse lâchait la bride ; elle n’hésitait pas explorer de nouveaux matériaux, et, du coup, à trouver des manières de “faire” entrer l’art dans de nouveaux modules, schémas, moules, etc. Comme nous allons le vérifier avec quelques illustrations, et c’est peut-être cela aussi, et peut-être est-ce une banalité, ce qui change avec l’art contemporain (dont l’apparition est datée aux environs des années 1963, mais que, pour ma part, j’inaugure depuis Ann Truitt, 1961 — articles à venir…) : soit le fait de prendre des matériaux qui, “traditionnellement”, n’ont rien à voir avec les paraphernalia de l’art : plastique, latex, etc. Du coup, en quelque sorte, l’art au sens propre élargit ses dimensions qui, à vrai dire, s’abolissent elles-mêmes…  

Eva Hesse Ringaround Arosie, 1965 Pencil, acetone, varnish, enamel paint, ink, and cloth covered electrical wire on papier-mâché and Masonite 26 3/8 x 16 1/2 x 4 1/2″ (67 x 41.9 x 11.4 cm) The Museum of Modern Art, New York

Nous lisons sur la Notice du MoMa :« Dans une lettre écrite à son ami Sol LeWitt, Hesse décrit cette œuvre comme ressemblant à “un sein et un pénis”. Elle a construit ces formes saillantes avec du fil électrique recouvert de tissu sur un panneau de masonite traité au papier mâché. Bien que Hesse ait d’abord assimilé les formes à des parties du corps masculin et féminin, elle a par la suite qualifié l’œuvre de “travail sur les seins” [‘breast job’], avec un “mamelon rose et un mamelon blanc”. Le titre, Ringaround Arosie, joue sur la comptine populaire et rend hommage à l’amie de Hesse, Rosalyn Goldman, récemment enceinte. Il s’agit de l’un des quatorze œuvres en relief que Hesse, qui était auparavant peintre, a réalisés au cours d’une année passée en Allemagne. Elle s’est déclarée sculpteur à son retour aux États-Unis.»

↑ Crayon, acétone, vernis, peinture-émail, encre et fil électrique recouvert de tissu sur papier mâché et Masonite. L’art contemporain, c’est ça, aussi. De nouveaux ingrédients, parmi lesquels : acétone, fil électrique, tissu, masonite.

Eva Hesse, No title, 1966, acrylic, cord, papier-mâché, and wood , 19.1 x 19.1 x 10.2 cm, LeWitt Collection, Chester, Connecticut Photo: Cultural Preservation Technologies. Art © The Estate of Eva Hesse.

Bobine de corde, bobine de sein. Embobiné. Attraction. Tableau de chasse. Trophée. Fétiche. Cancer. Gris/gris.

Utiliser des nouveaux matériaux pour faire de l’art, même en 1967, ce n’est pas si courant. Et surtout, des matériaux qui vont livrer leur propre expression, ce qui conduira éventuellement à modifier l’aspect d’autres matériaux plus classiques, comme ce carré de masonite (« isorel ») dont l’aspect originel a été transformé ; on ne reconnaît pas de l’isorel, on dirait une plaque de plâtre craquelé ↑ ou de ciment ↓. Premier paradoxe entre forme et fond, entre “semblance” et “état”. C’est cela, aussi, l’art contemporain, ne plus prendre pour argent comptant le matériau de départ (comme le canot de sauvetage en bronze de Jeff Koons, certainement l’une de ses très rares œuvres vraiment intéressantes, il faut le reconnaître).  

Fichés dans cette plaque, des sections de corde nouées à chaque bout, à la fois agrippés et pendantes. Certains paraissent se relayer, d’autres non.

Eva Hesse, “Iterate”, 1967, acrylic, cord, wood shavings, unknown modeling compound, Masonite, 55.8 x 51.1 cm, Private Collection Art © The Estate of Eva Hesse.

« Itérer ». Faire plusieurs fois la même chose. Les sections de corde semblent toutes de la même grandeur, dans des positions plus ou moins similaires, sauf hors-cadre. Elles débordent. 

 

Refs. Cindy Nesmer, “An interview with Eva Hesse”, Artfortum, may 1970 /// James Meyer, MinimalismArt and polemics in the sixties, Yale University Press, 2013 [2001], Sol Lewitt, “Sentences on Conceptual Art”, Art-Language, May 1969 /// Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde, 1942, Gallimard.

 Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

Série-activation #3. Sur une peinture d’Eva Hesse (P.1)

‘Expanded Expansion’, 1969, une œuvre inexposable d’Eva Hesse (Série Traduction)

 

 

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