Fugue en Robe [3/3]

Feuilletant le livre (ici) à distance, Robe me dit : « ensuite tu as une sorte de nuage ». Oui, d’accord, mais sur quelle planète ? On ne peut pas se satisfaire de cette réponse. Probablement que Robe, inconsciemment, trouve immédiatement une réponse rationnelle à ce tableau, et proposer « sorte de nuage » en guise de sésame visuel lui vient certainement d’une longue pratique où, à lui et à bien d’autres, on a demandé et redemandé : Mais qu’est-ce que cela  représente ? Pour ma part, cette question ne m’intéresse pas du tout en l’occurrence, puisque, je l’ai dit, Robe peint ce qui n’existe pas. Mais peindre ce qui n’existe pas ne signifie pas peindre n’importe comment ou n’importe quoi. À la réflexion, je me dis que Robe peint des mondes. Ce n’est pas si courant chez les peintres actuels. Encore une fois, je mets à part la peinture abstraite, qui ne peint pas, à mon sens, et à proprement parler, des mondes ; l’intentionnalité y est autre (j’y reviendrai un de ces jours). C’est pourquoi il ne sert à rien de qualifier ce que produit Robe de “paysages étranges”, “inquiétants”, etc. Peindre des mondes implique peindre ce qui n’existe pas sur Terre. C’est tout simple (à dire). Peindre des mondes, cela veut dire avoir le loisir de visiter ce lieu, de ne pas être capturé par une technique spéciale, précise, maniaque. Nous sommes en territoires libres, et l’imagination est laissée au bon vouloir de la navigation mentale. Cela me plaît. Je sais gré à Robe de nous proposer cela, quand tant de peintres jouent tellement sur une certaine logique de séduction, avec juste ce qu’il faut d’estrange, pour finir d’emballer et convaincre la pulsion rétienne.   

Christophe Robe, 2017, sans titre, acrylique sur toile, 220 x 185 cm

Plongeons !, mes bien chères sœurs et frères :

Ce que j’aime, chez Robe, c’est la surprise, l’inattendu (est-ce synonyme ?). On ne s’attend à rien de spécial et c’est déroutant, sans être tapageur, ce qui indique une certaine “classe” dans le propos. (Je dis toujours ce que je pense, et n’ai de cirage que pour mes chaussures). Cette “classe” est douce, presque naïve parfois.

N’est-ce pas attendrissant ?

C’est très construit mine de rien, tout en jouant d’une grande liberté. Ça ne parle pas que de peinture, mais d’autre chose aussi ; ça s’adresse à l’imaginaire (un risque pour l’artiste, assumé).


Escrimons nous sur un autre item :

Christophe Robe, 2019, sans titre, acrylique sur bois, 40 x 50 cm

Durant l’entretien (ici), je m’avance un peu en supposant que chaque tableau de Robe est unique, me basant sur ce qu’il m’indique. Mais il arrive que l’on retrouve des “signatures” communes entre tel et tel tableau, voire même que deux se ressemblent assez. Mais pourquoi pas ? En attendant, peut-être, de pointer ces familiarités, examinons l’image ci-dessus. Toujours dans l’hypothèse des mondes multiples, on peut voir ici un grand monstre. Voyez-vous ce grand corps munis de quatre jambes, d’une tête et d’yeux ? Bien sûr que vous voyez cette grande chose. Mais est-ce un monstre, vraiment ? Je le suppute. On en profite pour remarquer la touche d’icelui assez gribouillis, en regard d’une tendance tout de même assez délicate, je trouve, généralement, chez Robe, tout du moins dans les peintures.  

Gribouillis, mais aussi structure, en dessous. Robe les affectionne sous-jacentes.

Après, quand je pointe ici une tête… franchement, vu de plus près, rien n’est moins sûr. Cependant que cela reste possible ; les peintres savent jouer avec le degré de focalisation suivant la distance depuis laquelle on regarde (il doit peut-être exister un seul terme pour exprimer cela, mais je ne le connais pas). Et cette acrylique térato térato pas(?) me conduit à ce dessin :

Christophe Robe, sans titre, technique mixte sur papier, 15 x 19 cm, 2013

Ça m’évoque, sous-jacent, comme une veine charbonneuse, un lancinant monstrueux. Mais, là encore, sur quelle planète ? (Évoquez La Pluralité des Mondes, et tout ira mieux).

J’aime bien cette délicatesse entre le sinueux et le rugueux (encore une preuve, un indice, de monde).


 

Christophe Robe, sans titre, acrylique sur toile, 220 x 180 cm, 2019

Décidément, une veine monstrueuse. Mais il ne faudrait prendre l’adjectif pour quelque chose d’adulte, comme un film d’horreur. Non. Plutôt comme les monstres vus et rencontrés dans les contes pour enfants, et bien encore très souvent dans les Histoires pour enfants, c’est-à-dire des monstres pas vraiment monstres, des monstres gentils et un peu hébétés (Max et les Maximonstres, un chef d’œuvre) ; le Gruffalo, génial d’ingéniosité, parmi bien d’autres compagnons dont en fait, enfant, nous rêvions plus ou moins qu’ils existassent, pour de vrai, mais que jamais ils ne sauraient nous faire de mal. Il y a donc aussi, ceteris paribus, un petit côté Paul Klee chez Robe. Je dis bien petit côté, il ne s’agit pas de phagocyter Christophe, loin de là. En sus, il faut bien le dire, beaucoup de tableaux de Klee, mais comme bien d’autres d’autres artistes , sont datés, or, bien entendu, et parce qu’il s’agit d’un bon peintre, les œuvres de Robe ne sont pas (déjà) datées, elle sont du jour (on pourrait citer d’autres peintres bien vivants qui sont déjà datés, secs sur pied, mais restons pudiques). Voyez ce détail comme il est frais 

Rien que ce détail montre la liberté et la rigueur de Robe. Il y a là plusieurs registres, chacun singulier, mais qui “vont” bien ensemble, parce qu’ils sont “tenus”.


Parfois, le critique d’art peut produire l’impression qu’il “sait”, qu’il a “tout” compris, qu’il parle en connaissance de cause. Ce n’est pas toujours, loin s’en faut, le cas. En fait, la situation ressemble à celle-ci : John Cage a dit qu’une œuvre d’art, c’est comme une forêt dans laquelle on pénètre pour la première fois. On découvre donc. Le critique d’art arrive, avec son petit arc et son carquois. Il regarde, tourne autour, et puis il lance quelques flèches, en se disant, à chaque fois : « C’est là », « c’est là », « c’est là ». Et chaque « là » reçoit une flèche. Ça ne saigne pas, elles sont ventousées (auparavant, le critique d’art a mis un peu de salive pour que ça colle, ce qui explique que l’on reconnaît parfois l’ARN messager du style ; ça tient, ou ça bave). Ainsi, avec l’illustration ci-dessous, je me demande bien si je vais décocher une flèche. Regardons, déjà :

 

Christophe Robe, sans titre, acrylique sur toile, 40 x 50 cm, 2020

On dirait une esquisse, quelque chose de non-fini. Pourtant, ça l’est. C’est très rare, je crois, tant de blanc dans une peinture de Robe. Mais est-ce si blanc ? Il y a des traces noires, mais qu’en dire ? Je ne sais. Passons au détail

C’est magnifique. C’est d’une grande délicatesse. Et je ne dis pas cela qu’en regard du contexte qui serait tautologique, à savoir : “La peinture parle à la peinture”. Comme me le faisait remarquer récemment une amie artiste, il y a des peintres qui ne font parler que la peinture ; il s’agit donc, à mon sens, d’une démarche tautologique. Pourquoi pas ? Certains et certaines s’en sortent très bien, car c’est leur sujet et objet. Mais ce n’est pas du tout cette démarche que je ressens chez Robe. D’ailleurs, il le dit dans l’Entretien, la peinture pour la peinture, c’est pas son truc. Et je crois bien qu’il fait ce qu’il dit, et inversement.

Rapprochons-nous encore

J’aime beaucoup cette délicatesse, ce raffinement dans la manière de dépicter ; en effet, ces variations permettent à l’œil de ne pas s’engluer, de rebondir, de parcourir comme en volume les formes, bref, la peinture respire, ce qui, encore une fois, distingue Robe de nombres d’autres peintres figuratifs ou paysagistes ou bric-à-bracistes, qui saturent la toile, sans jamais laisser respirer la moindre touche ; et c’est étouffant. Or là, en l’occurrence, ça respire, et pas seulement en raison du blanc.

Nous pourrions continuer encore un certain temps à fuguer sur les peintures et dessins de C. Robe ; mais il faut savoir s’arrêter, car, dans la fugue, on peut disparaître. Il s’agit donc, comme à chaque fois, de revenir au point de départ. Point.

 

 

Christophe Robe. Entretien (1er volet sur 3)

Christophe Robe, impressions surmodernes [2/3]

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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