Heinich suite, 4

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Heinich est persuadée que la catégorie d’ « art contemporain » constitue non seulement une rupture, mais relève d’une imposture. Elle fait encore appel à son auteur favori, Pomian, qu’elle cite, « l’art du XXe siècle, loin de se réduire à “l’avant-garde radicale”, qu’aiment privilégier maints historiens d’art, est un art pluriel, où deux conceptions hétérogènes de l’avant-garde coexistent avec la tradition des beaux-arts. » Et même durant la seconde moitié (les années 50), il existe encore, officiellement (Heinich historienne de l’art), les trois formes d’art sus-mentionnées. J’avoue que c’est une découverte. Je croyais que l’art traditionnel (on insistera sur cet adjectif… « traditionnel », qui en dit long sur la — subliminale —, légitimité qu’Heinich lui prête), l’art classique, avait commencé d’être sérieusement entamé à partir des années 50 du XIXe siècle, avec, par exemple le “réalisme” que l’on attribuait à Courbet, et puis avec ceux que l’on a baptisé les Impressionnistes, et puis ceux que l’on a qualifiés de « fauves », et puis Cézanne, et puis Renoir, et Corot, le magicien, et Niepce, et l’hyperréalisme d’Ingres, et Delacroix, dont la Mort de Sardanapale provoqua scandale et critiques obtuses. Et Van Gogh, et d’autres… Tout ceux-là, dans le même sac historique ? Et moi qui croyais naïvement que l’art “classique” avait commencé d’être recouvert de pelletées de terre dès la seconde moitié du XIXe siècle. Mais non ! Surprise ! Voilà qu’il n’en est rien. D’ailleurs, Heinich historienne nous le rappelle : « L’art du XIXe ne connaît qu’un « “seul monde de l’art”, focalisé sur quelques institutions emblématiques (dont le fameux Salon de peinture) ». Si l’on suit donc Heinich, les peintres qui sont refusés au Salon de 1855, et premièrement Courbet avec ses grands tableaux, dont l’“Enterrement à Ornans”, dans quel genre les met-elle, si c’est le Salon qui fait loi ? À la trappe ? Font-ils de l’art moderne ? Jusqu’à plus ample informé… non. Ils sont dans une zone indéterminée, conjecturons-nous. Et c’est regrettable, que de ne pas savoir ce que deviennent ces figures historiques.

En 2014, une sociologue vient nous dire qu’au XIXe siècle, il n’existe qu’une seule forme d’art, validée par le Salon, principalement. À ce stade, on se frotte les yeux ; on lit, et on relit, une fois, deux fois, trois fois. Non non, pas de doute possible, c’est bien ce qu’elle écrit. J’ai parlé plus tôt de révisionnisme, mais il s’agit bien de cela : Heinich récrit l’Histoire. C’est extrêmement grave. La personne qui ne connaît pas l’histoire de l’art du XIXe siècle, et qui n’ira pas s’informer davantage, lisant Heinich, va boire ses paroles. C’est affreux. C’est d’abord affreux pour Heinich elle-même, qui ne comprend pas (ou ne veut pas voir) qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, ce ne sont plus les « institutions » (lesquelles, d’ailleurs ?) qui “font” l’art, ce sont les artistes ! Durant le XIXe, il n’y a pas « qu’un seul monde de l’art », parce que ce monde, justement, est en train de s’individualiser de plus en plus, il se fragmente, et se recompose, à partir de caractères très affirmés. La seconde moitié du XIXe annonce de plus en plus cette prise en charge de l’art par les artistes eux-mêmes, et non plus par des institutions, et encore moins des Salons. Cette autonomisation de l’art est tout simplement niée par Heinich ; ce qui lui sert pour faire perdurer le bon goût “classique” — imagine-t-on —, jusqu’au milieu des années 1950 ! je recite : trois courants « coexistent » durant la « seconde moitié du XXe siècle […] l’art traditionnel, l’art académique, l’art moderne, et l’art contemporain ».

Se basant sur une étude “statistique”, Heinich nous dit qu’il existe en France plusieurs types, plusieurs genres d’art : « l’artiste de salons, l’artiste artisan-entrepreneur, l’artiste à 360° et l’Art Fair Artist. Ces deux dernière catégories correspondent au monde de l’art contemporain ». Heinich nous dit que les « spécialistes » ne veulent pas reconnaître cette réalité, à savoir qu’il n’y a pas qu’une seule façon de faire de l’art aujourd’hui (i.e, l’art contemporain). Remarquons que nous en sommes à la page 36, et que nous ne savons toujours pas ce que le concept d’ « art » signifie pour Heinich : aucune définition princeps. Cela doit apparemment couler de source, et ce d’autant plus qu’il y a plusieurs manières de le faire. D’ailleurs, elle veut nous faire remarquer que l’expression « musique contemporaine » ne recouvre pas tout le champ musical actuel. Certes non. Mais elle se garde de dire que la « musique contemporaine », en quelque sorte, est, de facto la musique “classique” d’aujourd’hui, et que c’est une musique savante ; comme, après tout, l’art en général : l’art est savant. À part quelques exceptions, la plupart des artistes contemporains, et depuis toujours, connaissent le métier. Mais cela, Heinich ne veut pas le considérer. Puisqu’il existe encore des “artistes” qui « produisent de l’art moderne — postimpressionnisme, postsurréalisme, postexpresionnisme… comme l’on peut s’en convaincre en visitant maintes galeries en province ou dans certains quartiers de Paris ». On a envie de dire : « Oui, et alors ? ». Il y a, chaque année, des villes et des villages qui annoncent leur « fête médiévale ». Cela veut-il dire que, pour certaines personnes, et même des édiles, nous vivons encore au Moyen-Âge ? Certes non. De la même manière, il y a des gens qui essaient de faire de l’art, et ils peignent comme on peignait du temps de Sonia Delaunay. Ce n’est pas rédhibitoire, mais on se dit que certaines personnes ne sont plus vraiment synchrones avec leur époque. Mais ils en ont le droit. Après, ce qu’ils “produisent” n’est pas de l’art, c’est ainsi ; il faut s’y résoudre. Mais Heinich ne s’y résout pas. La preuve, elle revient sur cette histoire de genre, qui pourrait servir à catégoriser l’art contemporain, ce qui permettrait de le faire jouer avec d’autres genres (classique, etc.). Hélas, nous dit-elle, « admettre que l’art contemporain est une catégorie esthétique et non pas chronologique impliquerait de reconnaître que les pouvoirs publics soutiennent non pas le meilleur de la création actuelle, mais le meilleur à condition qu’il obéisse à une certaine grammaire artistique ; ce principe de sélection non dit étant antinomique de la vocation pluraliste des aides de l’État, il nécessiterait, s’il était retenu comme tel, des justifications publiques adéquates » [p.38].

Heinich persiste, insiste, et signe : L’art contemporain n’est pas le meilleur de la “création actuelle”, il n’est considéré et accepté comme tel par les instances étatiques que parce qu’il « obéit à une certaine grammaire artistique ». Ici, nous touchons de très près l’abjection. Les artistes qui produisent de l’art contemporain ne font qu’obéir aux attentes administratives (l’État), ce qui conduit à penser que ces artistes, en fait, n’en sont pas ; puisqu’ils ne sont que les vils serviteurs de l’administration. En revanche, par voie négative (ce qui est dit sans être dit), les “artistes” qui produisent de l’art classique, traditionnel, de l’art moderne, postimpressionniste, postsurréaliste, postexpresionniste…, seraient davantage dans la “vraie” filiation de l’art ? C’est d’une telle absurdité que l’on se demande s’il faudrait même avoir posé la question ; et, en toute franchise, parvenus à ce moment de lecture, avons-nous envie de continuer de lire ce pamphlet déguisé, empli jusqu’à la nausée de mauvaise foi et de propagande ? L’honnêteté intellectuelle nous pousse à dire « oui », mais la réaction viscérale nous invite à lâcher l’affaire. Que faire ? Pouvons-nous proposer au lecteur une critique analytique de 38 pages dans un livre qui en comptte 344 ? Le bon sens répondrait « non ». Mais, d’un autre côté, n’avons-nous pas eu notre lot d’abjection ? « Si ». Alors, encore une fois, que faire ? Seule la curiosité peut nous conduire à pousser encore plus loin la lecture de ce brouet. « Et curieux sommes-nous », comme disait maître Yoda.

 


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