Joan Mitchell. Défense passive (ajouté d’une petite introduction à la réception-transformation du feeling)

Pour J.A

Joan Mitchell, “George Went Swimming at Barnes Hole, but It Got Too Cold”, 1957, oil on canvas, 222.885 x 198.755 cm, Albright-Knox Art Gallery Buffalo, New York

Elle dit :« Mes peintures ne traitent pas de questions artistiques. Elles parlent d’un feeling qui me vient de l’extérieur, du paysage. […] Les peintures ne sont pas non plus liées à la personne qui les fait. Mes peintures ont à voir avec des feelings » (Joan Mitchell, 1974). Sur un document INA, elle dit encore qu’elle reçoit ; elle reçoit « de dehors », du monde extérieur, « il faut être perméable, recevoir le soleil, la pluie… ».   

En 1950, Mitchell produit un ou deux tableaux abstraits, mais à partir de 1952, il semble que la page vers l’abstrait pure soit définitivement ouverte. Jusque là, elle pratiquait des tableaux figuratifs, ou vaguement cubistes, etc. Le titre du tableau ci-dessus ne laisse de puzzler : “George est allé nager au Barnes Hole, mais il faisait trop froid”. Ce doit être de l’humour étasunien, parce que bon courage pour trouver Georges ! Il a fallu du temps, quelques années, pour que Mitchell cesse de vouloir reproduire ce qu’elle voyait depuis une position mimétique : tenter de reproduire “vraiment” ce que l’on voit, semblant tel quel. Et puis, à un moment, plutôt sûrement, une suite de moments, est arrivée cette conclusion (peut-être, supposé-je), qu’il suffisait de laisser agir le feeling qui, dit-elle, et j’insiste, lui  « vient de l’extérieur, du paysage ».  Que veut dire cette expression ? Qu’est-ce qu’un feeling venant de l’extérieur, du paysage ?  Si l’on prend la théorie du feeling, développée (à sa manière sous le nom d’« idée simple » par Locke, au XVIIe), mais avancée telle quelle par William James, F.H. Bradley, et surtout A.N. Whitehead, mais tout autant par Aristote, pardon, avec sa théorie hylémorphique (j’en ai déjà parlé), alors, comme le Stagirite le disait, nous savons bien que les sensations informent la matière. Dit autrement : Si j’éprouve une émotion, en tant qu’artiste, face à un paysage, d’un certain point de vue, ce n’est pas moi qui crée cette émotion, c’est le paysage qui me l’offre. De la même manière qu’écoutant les Quatre Saisons jouées par la formation de Sigiswald Kuijken, La Petite Bande, on peut tout à coup se mettre à pleurer. Ce n’est pas moi, intentionnellement, qui décide de produire cette forte émotion esthétique, c’est la manière dont est jouée cette œuvre, soit son contenu (content). Si je comprends bien le dire de Mitchell (et alors il n’y pas besoin de lire 500 pages à ce sujet), c’est en tant qu’artiste qu’elle reçoit immanquablement les feelings provenant du monde extérieur qui, Aristote dixit, “transforment” son corps de l’intérieur : Hic est motus (i.e., voici le mouvement). Comprenez ainsi : Il ne s’agit pas de dire que, dans le monde extérieur, des feelings émotionnels sont vectorisés vers nous. Non. En revanche ; il existe des feelings physiques : tout ce qui existe émet son lot de “preuves d’existence” (volume, forme, couleur, etc.), et Einstein, avec Einfield (L’évolution des idées en physique, 1938), nous ont bien appris qu’à un certain niveau de compréhension, il est difficile de départager entre matière et énergie. Les espèces vivantes sont particulièrement aptes à capter ce que l’on peut tout autant appeler des “forces”. Or, l’espèce humaine, et spécialement les artistes, sont capables de recevoir les feelings physiques et de les transformer en émotion (comme tout un chacun), mais surtout peuvent hypostasier leurs émotions en re-production, à l’aide de moyens matériels divers : graphite, pastel, fusain, pigments, bois, pierre, etc. Les “autres” sont capables d’être émus, d’exprimer ceux qu’ils ressentent, et de transformer leur ressenti en photographie électronique, et cela en restera là ; et c’est pour cette cela qu’il y a si peu d’artistes. Autrement dit, et c’est trivial de le rappeler, tout le monde n’est pas capable de transformer complètement le monde réel en palettes de couleurs ; et, bien entendu, et c’est bien encore là où les “lois” artistiques sont cruelles. 

Défense passive : on ne peut que recevoir ; on prend, et on se défend par l’émotion, ce dont Mitchell parle bien entendu : pas de pensée pure ici, mais de l’émotion. La défense passive : je reçois et je m’en défends par l’émotion, ce qui, en fait, revient à rendre, à restituer, car sérendipité et kairos ; poser des couleurs sur la toile l’émeut. C’est heureux.

Le fil sémiotique-tripal (émotion = cerveau entérique) est toujours présent chez Mitchell en 1992 — année de son décès. Il ne l’aura jamais quitté

Joan Mitchell, “Tilleul”, 1992, oil on canvas,  280.035 x 401.003 cm, © Estate of Joan Mitchell

Si l’on comprend… Il faut bien donner un indice cognitif pour le spectateur, et c’est donc le titre qui l’indique : “Tilleul”. Maintenant, comment la vision d’un tilleul peut-elle provoquer ce séisme émotionnel chez une artiste ? On aimerait bien voir cela “en vrai”. C’est toujours un mystère que de constater comment le geste fait “tenir”. Tout à coup, je ne sais plus à quoi ressemble un tilleul. Aucune importance, puisqu’il s’agit là d’une importation : passage du concret vers le sens/sensible (deux domaines distincts). Aristote :« L’acte du sensible et celui du sens sont un seul et même acte ». Ce que veut dire Aristote, et réinterprété — car qui pourrait se targuer de l’interpréter définitivement ? —, c’est qu’il se passe quelque chose qui semble continu entre le concret, le sensible (l’arbre) et les sens. Or, a priori, quel est le rapport entre la vision d’un arbre bien réel et son interprétation émotionnelle ? Aristote nous dit qu’il s’agit là d’un seul et même acte. On pourrait se laisser aller à conclure que nous avons ici affaire à une interprétation empiriste (c’est Kant qui, n’ayant rien compris à Aristote, le qualifiait de « Chef des empiristes »), à savoir que la vision de l’arbre délivrerait directement, clé en main, sensation et concept, comme par magie. Mais cela ne se passe pas comme cela, nous le savons bien. À dire vrai, on ne peut comprendre ce que dit Aristote que si nous avons bien en tête sa théorie hylémorphique : 1) vision de l’arbre, 2) “agir” (énaction, voir ici) de la vision de l’arbre sur le sujet percevant, 3) “interprétation” sensitive et/ou conceptuelle de l’énaction. Du point 1 au point 3 il y a une transformation des “récepteurs”; qui fait passer du physique au conceptuel (une émotion ressort du domaine du conceptuel, mais n’est pas forcément conceptualisable, i.e, il n’est pas toujours possible de nommer une émotion, c’est ce qui en fait sa richesse, bien plus vaste que le domaine lexical). Cette “transformation” n’est pas ressentie en tant que telle, dans la plupart des cas, c’est bien pourquoi elle semble une seule et même.  

Une expérience de pensée: Regardez le ciel bleu, là, devant vous. Comment trouvez-vous cela ? :« Beau », très certainement. Maintenant, demandez-vous comment vous êtes capable d’opérer depuis la pure physicalité du ciel une transformation sensitive et conceptuelle à la fois, parce que ce n’est pas dans l’œil seul que gît la “réserve” esthétique. L’œil, pour ainsi dire, n’agit qu’en tant qu’organe purement fonctionnel); et dire « c’est comme ça » ne suffira pas. Il va vous falloir chercher à théoriser, et là, bon courage pour vous y retrouver ! Bien, revenons à Joan et son tilleul…

Rationnels que nous sommes, on veut bien voir des tilleuls à droite (même pas sûr…), mais à gauche, quelle est cette dégringolade ? Et que dire du bleu, déjà présent sur la droite, certes en plus discret ? y a-t-il du bleu dans un tilleul ? Je tourne autour du pot, se dira-t-on peut-être. Pourquoi chercher par la tête ce qui s’attrape par la queue (du pinceau queue de morue) ? Mais notez les dimensions : 4 mètres de long et presque 3 mètres de hauteur… C’est très grand. S’imaginer devant revient à être immergé dans du végétal, probablement. Cela doit être puissant. Un foisonnement noir, rose pâle, bleu, kaki, et blanc. La peinture comme sismo-graphique. Parfois, 

[Extrapolation] on peut penser que l’art s’est tellement individualisé durant le XXe siècle que nous en sommes arrivés, pour partie, à des œuvres autotéliques ; du grec ancien αὐτός, autós (au = de nouveau retour vers, tós = ce) et τέλος, télos (but). Autrement dit, le postulat est le suivant : “Je ressens telle émotion, et je la retranscris ainsi, et c’est suffisant”, autotélique, le but est atteint, mon émotion est transmise de cette manière, par ce moyen. On traduit aussi, en français, le terme « autotélie » par le mot « autosuffisant ». Pouvons-nous conjecturer qu’une œuvre d’art est autotélique quand elle est, en soi, autosuffisante ? Possible. Mais qu’est-ce qu’une œuvre d’art de la sorte ? C’est une œuvre qui se suffit à elle-même. Mais qu’est-ce qu’une œuvre d’art qui dépend de l’émotion de son producteur ? Et ceci à condition que l’on puisse détecter de l’émotion dans les tableaux de Mitchell, point sur lequel on ne saurait, en toute honnêteté, trancher, car il est bien évident que Mitchell “a” un œuvre ; ce qui l’est moins, c’est Est-ce que cette émotion est “normativement énactive, ce qui, en soi, est presque une question auto-réfutante, mais, à un certain point de la recherche, on peut la soulever. Nous serions tentés de dire que l’œuvre de Mitchell, plutôt qu’autotélique, est hétérotélique. Qu’est-ce à dire ? L’autotélie, c’est l’état absolu de ce qui ne dépend que de soi-même. Dans le cas d’une œuvre d’art, il est bien évident que plus une œuvre nous est contemporaine et plus sa capacité d’atteindre à l’autosufisance (autotélie), est assez mince. Il semble, encore une fois, que l’Histoire soit seule être capable de trancher en faveur de l’une ou de l’autre, or on ne peut pas accélérer l’Histoire. Ce qui revient à la notion de “critère” : Combien de critères pour réussir une œuvre d’art ? Imaginez que nous découvrions, par un hasard pur, que Vermeer ne peignait qu’à partir d’une seule impulsion : son émotion. Nous ne le croirions pas. Pourquoi ? Car cela ne suffirait pas. Il semble impossible d’expliciter un tableau de Vermeer à travers le seul prisme (expression à la mode) de l’émotion. Et je parie que cela fait davantage que “sembler”; il est certain que ça l’est. Par conséquent, et sans vouloir tracer une ligne directe entre Vermeer et Mitchell, ce qui serait grotesque, n’y a-t-il pas eu, durant le XXe siècle, des critères de plus en plus autotéliques, du genre “Je souffre, je crée”, “je suis émue, je crée”, “je ressens ceci, je crée”… ? ad lib. N’y a-t-il pas eu, pour certains, certaines, une manière de “réduire” l’art à une seule fonction phatique ? Est-ce tenable ? Cela suffit-il ? Je ne connais pas les réponses à ces deux questions, mais, à mon humble avis, elles doivent être posées ; il en va de notre compréhension de l’art contemporain et, par conséquent, du spectre potentiellement élargi de notre connaissance et compréhension esthétique. Car il s’agit bien là d’une des questions des plus fondamentales, à laquelle personne n’a encore vraiment répondu : Quel type de connaissance l’art nous délivre-t-il ?

acta est fabula

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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