Pourquoi, en France, Sherrie Levine est-elle plus connue que Manu V ?

Il y a toujours eu, en France, ce « toujours » se limitant à deux siècles, tout au plus, un snobisme électif eu égard à ce qui  “venait” des Étas-Unis, en rapport à ce qui était français à l’origine. Ainsi, l’exemple de Sherrie Levine constitue un cas d’école. Elle s’est faite connaître en reproduisant à l’identique diverses œuvres d’artistes célèbres, provoquant, d’après la doxa et déjà l’Histoire de l’art, Une œuvre. Levine est devenue hyper célèbre et hyper ‘hype’, en recopiant à l’identique des œuvres d’art du patrimoine. Pour une raison qui, je l’avoue, m’échappe totalement, c’est ainsi que Levine a “percé”. Je suppose qu’en France, quelque artiste que ce fût, la copie fidèle d’une œuvre d’art tenue pour une nouveauté eut été reçue comme une pure fumisterie. Mais pas aux States. Une certaine idéologie opportuniste a trouvé là un moyen kaïrotique inespéré de sauter à pieds joints dans la trouble flaque du Postmodernisme. Comme il était doux et savoureux de mettre à mal et à bas les notions d’authenticité, d’unicité de l’œuvre, de singularité, et, en tout premier lieu, d’auctorialité. L’argument « je peux en faire autant je m’appelle Sherrie Levine »,  à vrai dire populiste, était prouvé et démontré matériellement et de visu par qui est plus est une artiste subversive s’il en fût. (Je ne suis pas lacanien, mais se prénommer “Sherrie”, en soi, est tout de même de bon augure). À partir de là, la doxa s’est employée de mettre en pièces les notions d’authenticité, de singularité, bref, de personnalité, comme si, au bout du compte, l’œuvre d’un artiste ne représentait rien d’autre qu’une sorte de patron reproductible à l’infini — et la caution toujours chic de Walter Benjamin quant à la reproductibilité de l’œuvre d’art aura été bienvenue dans les sphères hautes autant que basses —, sans que Benjamin ait quoi que ce soit à voir là-dedans.

Mais alors, à ce compte, que Levine n’a-t-elle repeint, avec ses petites mains, des tableaux de Goya ou de Vermeer ? Non là, franchement, comme on dit en athlétisme, « la barre était trop haute ». Cependant, l’atout de Levine a consisté, on peut le dire, en sa force de frappe marketing, consistant à multiplier les plagiats sans vergogne. À un moment donné, comme on dit, l’obstination plagiaire et pluraliste ne peut qu’interroger, laisser dubitatif, voire admiratif. C’est la stratégie de l’obstination, et pour le coup un beau paradoxe postmoderne (quasi oxymorique), d’être la seule à faire ce que l’on fait. Mais après, quoi ? Trente ans de travaux, et que reste-t-il du travail de Levine ? Voulez-vous vraiment le savoir ?

En 2012, Levine produit cette “œuvre”:

Sherrie Levine, “Hazel Mirror”, 2012 , mirror in artist’s maple frame, 53,3 x 43,2 cm

On peut le dire sans aucun fond de méchanceté : C’est complètement nul. Notez qu’il s’agit ici, enfin !, d’une œuvre “originale” de Levine, c’est-à-dire qu’il semble que cette production n’a été inspirée par rien d’autre que le génie levinien. Mais c’était pour retomber dans le formalisme zombi ! (article ici). Décidément, on se demande pourquoi certaines (mais bien aussi certains) s’obstinent à vouloir se la jouer artiste ! En 2019, elle poursuit son affligeante compulsion avec par exemple ceci :

Sherrie Levine, “Coat” , 2006,  bronze with brown patina, 48,9 x 18,4 x 12,7 cm

Levine n’a jamais rien eu à dire, ni à démontrer. Qu’en est-il de Manu V ? Et que vient-il faire là ? Le rapport immédiat est tout trouvé : Manu V s’est surtout fait connaître en reproduisant ce qui avait déjà été fait, mais par un seul artiste, à savoir André Cadere. Sauf que Manu V s’est rendu compte qu’il y avait systématiquement une erreur dans la combinatoire des couleurs sur les bâtons de Cadere ; erreur, si j’ai bien compris, volontairement insérée par l’artiste pour exprimer que, dans le “système”, il y a une erreur, et même double, consistant en Cadere lui-même, et hypostasié en bâton multicolore. C’est très métaphysique, tout autant que métaphorique. Or Manu V, réalisant cette erreur, manifeste, que personne n’avait vue, s’est mis en tête de fabriquer lui-même des barres de Cadere, qu’il appelle donc des “bâtons corrigés”. Et là est aussi la différence entre l’art et l’imposture : L’art, ça se travaille : l’imposture, beaucoup moins, même si l’on peut y passer du temps. C’est en 2012 que Manu V commence à réaliser qu’il y a un problème logique dans la combinatoire chromatique des bâtons de Cadere. À partir de là, il va entamer des recherches, intermittentes, car il faut bien aussi qu’il gagne sa vie, comme on dit horriblement, qui vont durer tout de même sept ans ; et ce n’est donc qu’en 2019 que Manu V ira déposer sa première barre corrigée, et c’est ainsi que depuis, il  arpente tel ou tel espace d’exposition, et, sans y être jamais formellement invité, y place à tel ou tel endroit son ou ses bâtons et autres dérivés cadériens, tout comme le faisait justement Cadere. Avec Cadere, nous avions une mise en abyme de l’erreur : Cadere se pointe là où il n’est pas invité, première erreur de casting, et, secondement, installe une barre qui est mathématiquement erronée, mais personne ne s’en rend compte, parce que quasiment tout le monde s’en fiche, comme on fiche un bâton, et parce que surtout est requise quelque connaissance en combinatoire pour s’apercevoir à l’instant T qu’il y a un problème. Mais tout le monde passe à côté. Pas Manu V, qui s’obstine, dans le temps, à la jouer “Cadere rectifié”. Le point alors de comparaison avec Sherrie Levine tient donc en ce que la première ne pourvoie rien de nouveau sous le soleil de l’art, en sus du fait qu’elle ne travaille pas vraiment, car si l’artiste « œuvre », comme l’a si bien rappelé Hannah Arendt (Condition de l’homme moderne), il faut tout de même beaucoup travailler pour œuvrer ; ce qui explique aussi, en passant, pourquoi certains “artistes” travaillent sans pouvoir œuvrer, mais c’est un autre sujet. A contrario, donc, si Manu V “reprend” un artefact de l’histoire de l’art, c’est pour le corriger par la science mathématique, et ça, c’est nouveau et intéressant. Notez qu’en produisant des barres corrigées, l’une des deux erreurs est annulée, à savoir celle de la combinatoire faussée chez Cadere. Demeure la seconde erreur, celle de se pointer là où l’on n’est pas invité, voire, pour certains, une véritable faute de goût, dans un monde de l’art qui, bien souvent, est trop guindé et emmanché d’un parapluie sur une table à ne surtout pas disséquer. Sherrie Levine reste une star, statut que n’atteindra jamais Manu V, mais il s’en fiche, ce n’est pas son truc. Ce qui le réconforte, toutefois, car il n’est pas de bois, c’est qu’il est reconnu par les initiés, les connaisseurs, et certains gens de valeur, comme on disait jadis, et cela, ça compte, même sans combinatoire.

PS. Le lecteur intéressé voulant en savoir davantage sur cette diablerie combinatoire peut consulter cet article ici, et s’il veut aller directement aux explications techniques, c’est dans la Partie II au moment où cela s’écrit en bleu.

en Une : Sherrie Levine, “Crystal Skull”, 2014, et un détail d’une barre de Cadere, faite par Cadere.

 

Une tentative d’approche autour de la double vie-artistique de Manu V

Entretien avec Manu V, artiste pirate

 

 Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

 


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