Une tentative d’approche autour de la double vie-artistique de Manu V

En ce sens la philosophie occupe une partie essentielle de mes réflexions et préoccupations artistiques.

Manu V, Dossier artistique

 

NB. Le lecteur peut lire indépendamment, à son rythme, la Partie 1, 2, 3, 4, dans l’ordre qui lui agréera, sans rien perdre au change.

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J‘ai beaucoup cogité et je cogite encore autour du travail de Manu V. J’ai pensé très vite à celui de Sherrie Levine, qui s’est faite connaître en recopiant des œuvres célèbres. Par exemple elle découpe une  photographie dans un livre, qu’elle recolle sur un support, et cela est titré : “Sherrie Levine, After Andreas Feininger 3, 1979, Collage on paper 14 x 18 inches, Paula Cooper Gallery”. Autrement dit, Levine s’approprie l’œuvre d’un artiste, et se contente de signaler “d’après…”. Mais Levine, dès le début, expose aussi des œuvres personnelles, dessins de têtes de bébés, un mot unique écrit sur une page, qui, toute de même, témoignent de la pauvreté de sa créativité personnelle. Qu’importe, il suffit de lire l’exégèse sur son œuvre pour être rapidement recouvert par de véritables couches archéologiques de gloses toutes plus amphigouriques ou pompeuses les unes que les autres, à travers lesquelles on invoque, pêle-mêle, le féminisme, la “French Theory”, le postmodernisme (an all-purpose word), Lacan, Freud, i tutti quanti. Face à cette surcharge digne d’un pâtissier dont la spécialité serait deux litres de  Chantilly à boire, à un certain moment de la recherche, on n’en peut plus, et l’on se dit que le travail de Levine aura constitué un bon alibi à tous les thuriféraires de la mort de l’auteur, du trop-plein iconologique ou glosatoire déjà et de longtemps remarqué et déploré par notre bon La Bruyère : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes qui pensent », ce que d’ailleurs Levine dit à sa manière dans un “Statement” 1981 :     

« Le monde est rempli jusqu’à l’étouffement. L’homme a placé son jeton sur chaque pierre. Chaque mot, chaque image, est loué et hypothéqué. Nous savons qu’une image n’est qu’un espace dans lequel se mêlent et s’entrechoquent des images variées, dont aucune n’est originale. Un tableau est un tissu de citations puisées dans les innombrables centres de culture. Comme ces éternels copistes que sont Bouvard et Pécuchet, nous indiquons le profond ridicule qui est précisément la vérité de la peinture. Nous ne pouvons qu’imiter un geste qui est toujours antérieur, jamais original. Succédant au peintre, le plagiaire ne porte plus en lui les passions, les humeurs, les sentiments, les impressions, mais cette immense encyclopédie dans laquelle il puise. Le spectateur est la tablette sur laquelle s’inscrivent toutes les citations qui composent un tableau sans qu’aucune ne se perde. Le sens d’un tableau ne réside pas dans son origine, mais dans sa destination. La naissance du spectateur doit se faire au prix du peintre.» 

Dans la revue October, où furent repris ses “Statements”, une note nous indique que « [L]es trois premières phrases de la déclaration de Levine sont tirées d’un texte du peintre Franz Marc publié sous le titre “Préface au deuxième livre prévu” dans The Blue Rider, Paul Vogt. Le reste est adapté — déplacé de l’écriture à la peinture — de l’essai de Roland Barthes “La mort de l’auteur”, tel qu’imprimé dans Barthes, Image-Music-Text). » Où l’on voit que même un texte supposé signé Levine est un montage d’autres auteurs. Bref et donc, finalement, je me dis qu’il y a peu de rapports entre l’œuvre de Manu V et Levine, voire aucun. Mais je laisse cela open-ended quand même, parce que le champ ouvert par Manu V est bien large et grand ; et je ne l’ai pas encore circonscrit (si d’aventure). D’où le titre incluant ce mot : « tentative », et non pas « tente hâtive », notez bien, je ne suis pas un nomade empiriste (voir Deleuze via Kant).

 

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La première action artistique de Manu V s’approche de ce qu’eut pu faire Levine. Il écrase au camion une cannette de Coca et se rendant à l’exposition César lui fait signer ! On verra dans l’Entretien avec Manu V ce qu’il est advenu de cette cannette validée… Ce premier geste, inaugural, est symptomatique d’une bonne partie, une bonne plus que moitié, de l’œuvre de V. Il s’agit de “copier” les processus d’un artiste. En effet, imaginons que cette cannette apparaisse dans une exposition, signé César, il n’y aucune raison de douter de son authenticité. Et la question de l’authenticité taraude Manu V, tout autant que les processus de validation auctoriale, et, de fait, influençants.  À sa manière, son travail me fait penser à la fameuse nouvelle de Jorge Luis Borges, “Pierre Ménard, auteur du Quichotte”. Dans cette nouvelle, autant sophistique que logiquement énigmatique, Borges invente un auteur, Pierre Ménard, qui, dans les années 1930, décide de récrire, mot pour mot, certains chapitres du Don Quichotte de Cervantès. Borges signale que la version de Ménard est beaucoup plus riche que celle de Cervantès… Quand Manu V pose ses “bâtons corrigés”, d’après André Cadere, que fait-il si ce n’est rendre hommage à cet artiste maudit de son vivant et, en même temps, de se substituer à Cadere lui-même tout en corrigeant l’aspect esthétique final d’après des calculs liés à la permutation ? En effet, et cela il faut être initié pour le savoir, les bâtons de Cadere, s’ils étaient, d’après lui, assemblés suivant les principes de la permutation en mathématique, connaissaient chacun et à chaque fois une erreur, tandis que ceux de Manu V “corrigent” donc cette erreur, en appliquant au chiffre près la logique permutative. Comme je n’ai compris goutte à ces erreurs et à ces calculs (d’après V de toutes façons pas grand-monde), je lui ai demandé de m’écrire un texte, le plus simplement possible, ce qu’il en est de cette combinatoire, surtout pour le lecteur (je lâche l’affaire, continuez sans moi), que voici, en comprenant bien qu’il utilise en bleu des extraits de la Conférence de Cadere (ici) et en noir ses propres explications (et corrections) :


[Cadere] : Prenons un exemple de système de permutation :

1234, 2134, 2314, 2341 etc

[Manu V] : Il s’agit ici du système B à 4 couleurs (en permutation circulaire)

Dans le premier groupe de quatre éléments le 1 arrive en première position, dans le second en seconde, puis en troisième et enfin en quatrième. Maintenant le 2 est en première position, puis il déménage en seconde etc. En continuant, nous retrouvons à un certain moment la première formule. Le travail se termine de soi lorsque la première formule est revenue. »

Non, la première formule ne devrait pas revenir, le travail devrait se terminer à l’avant dernière formule (voir mon tableau 2). Mais ce qui est intéressant ici c’est que le début est égale à la fin.

« l’erreur ne peut apparaître qu’au sein d’un ordre ; son existence est rendue possible par un cadre strict, par un préjugé. À leur tour, le préjugé, le dogme ne peuvent être vu que si il y a erreur. Sa disparition rend le dogme invisible, voire même impensable(1). Entre ordre et erreur, il y a un rapport indissoluble.

L’erreur est unique, si, dans des conditions semblables, la même erreur se reproduit, il ne s’agit plus d’une erreur mais d’un nouveau système.(2) Il faut donc que chaque pièce soit au minimum sur un point, différente de toutes les autres ».

(1) Dans le fond métaphoriquement parlant c’est pas faux. On remplace « erreur » par errant (même étymologie) et « dogme » par Dieu et ça donne : la disparition de l’errant rend Dieu impensable voire même invisible. 

(2) Un nouveau système ? Depuis quand la répétition d’une même chose devient un nouveaux système ? Et en plus, pour étayer son propos, Cadere va s’appuyer plus bas (en bleu et en gras) sur « Le Discours de la Méthode, de Descartes » ? Et personne n’émet la moindre objection ?

Il précise également dans la note 3 : « l’erreur est produite par l’inversion de deux segments, mais deux segments de même couleur ne peuvent pas être voisins (voir mon tableau 1 [ci-dessous après le texte]) ; un pareil voisinage privilégierait précisément l’endroit où cette erreur se produit. Pour éviter ce type de « composition plastique » élitaire (et traditionnelle), l’erreur doit être incluse ; on y arrive par la lecture du travail. » Là je reste sans voix.

« En géométrie, un plan est formé par deux lignes (1) qui se rejoignent. Contrairement au plan, qui tout comme le tableau, exclut la notion de temps (2) (le plan étant appréhendé par le regard globalement, d’un seul coup), la ligne suppose lecture (l’œil est obligé de la suivre) (3), donc inclusion de la notion de temps (une chose venant après l’autre). Ayant décomposé le tableau (le plan) en ses parties composantes (voir Descartes, « Le Discours de la Méthode », précepte second), il en est résulté un travail qui fonctionne d’après les principes semblables à ceux de la ligne.

(1) En géométrie on parle plutôt de 2 droites, la ligne peut être courbe, brisée, discontinue, sinusoïdale…

(2) Tout ce que dit Einstein sur les notions d’espace et de temps serait donc faux ?

(3) Si je présente une feuille avec une ligne quelconque tracée sur celle-ci, cette ligne sera, quoique on en dise, perçue globalement d’un seul coup au même titre que le plan.

La ligne suppose lecture. La lecture suppose une succession de choses différentes. Ce sont ces choses différentes qui forment les événements. Or l’événement est ce qui échappe à la règle(1).

En ce qui concerne ce travail, la règle choisie (2)– les permutations mathématiques – est abstraite et universelle ; elle existe en dehors du travail. Elle lui « pré-existe ». En rapport avec cette loi, l’unique événement possible est une erreur. Celle-ci est imprévisible, on ne bute dessus qu’en entrant dans cette réalité. »

(1) Si on prend une formule mathématique chaque signe qui la compose dans un ordre précis constituerait alors un non-événement ? événement : du latin enevire, arriver, se produire. Donc l’événement c’est « tout ce qui arrive » que ça soit dans le bon ordre ou pas.

(2) Celle qui « pré-existe » au travail mais qu’il recompose à sa sauce…


Mais Manu V, on l’a vu, ne se “contente” pas que de fabriquer et corriger les bâtons de Cadere, il intervient avec ses propres créations plastiques et même de ces amis, sans y être invité, mais parfois avec l’assentiment secret ou la bienveillance d’un responsable, ou d’un artiste invité. Mais les deux démarches se rejoignent dans un même principe, qui est celui de la liberté, liberté d’exposer où l’on veut et quand on veut. À ce sujet, on trouve dans le Dossier de demande d’aide individuelle à la création 2019 auprès de la Drac sa propre définition de la liberté :« Or la liberté est une notion qui par définition n’admet aucune restriction y compris celle que l’artiste s’impose. » Bien entendu, cette définition est trop simple, car l’on pourrait faire remarquer que si l’artiste est libre de toute restriction, il est tout d’abord limité par ses propres restrictions, qu’elles soient physiques et/ou mentales. Ainsi, Cadere, avant de faire ses bâtons, s’était essayé à la peinture, une très mauvaise peinture par ailleurs (un aperçu ici), qui n’a pas “pris” dans le milieu de l’art. Pour se venger de cette non-acceptation il aura décidé de passer à la fabrication de ses fameux bâtons, qu’il ira disposer en artiste-pirate, dans telle galerie ou tel musée. Il s’en explique dans sa conférence dont voici un extrait :

 

Imaginons que Cadere aurait réussi en peinture, qu’il eut exposé ; eut-il contesté l’“autorité” (galerie, lieu d’exposition, etc.), qui l’accueillait, en refusant finalement d’exposer ? C’est fort peu probable. C’est donc par une vexation et une recherche artistique autre, liée aux permutations mathématiques, qu’il en sera venu à ces fameux bâtons. Fameux, car, comme le mot l’indique, il est devenu célèbre, disons, connu, repéré. N’est-ce pas ce qu’il désirait ? Hélas pour lui, de son vivant, ses bâtons ne se vendaient pas au prix très conséquent qu’ils coûtent de nos jours (l’un vendu 237,500 € en 2019 chez Christie’s, par exemple).   

À la fin de l’entretien, Manu V déclare cette magnifique phrase : « Et donc je continue à présenter des bâtons, puisque les gens ne comprennent pas que ce voulait dire Cadere c’est que l’erreur, c’est lui dans le système. Je rejoue la même erreur, je fais la continuité. »

Il y a là quelque chose d’un peu abyssal. Si Cadere se considérait comme une erreur dans le système, cela veut dire qu’il se présentait lui-même comme une erreur vivante, de procédure, dans le système artistique de reconnaissance et de validation, tout en hypostasiant cette erreur dans ses bâtons ! erreur invisible pour les néophytes, c’est-à-dire quasiment tout le monde. Il y a quelque chose d’animiste, de totémique là-dedans… En quelque sorte, Cadere reproduit deux fois son erreur, 1) physiquement (il n’a rien à faire là, entendez, ce n’est pas une pièce du système huilé et breveté), et 2) par hypostase. Cependant Cadere, cette erreur vivante et hypostasiée, voulait devenir connu, reconnu et célèbre. Alors, Manu V pose-t-il ses “bâtons corrigés” pour devenir célèbre ? Dans les deux cas, nous avons affaire à deux artistes obsessionnels, ce qui arrive, mais n’est pas si grave, et rappelons que l’activité artistique de Manu V ne se limite pas à reproduire des bâtons “corrigés” de Cadere ; on peut donc dire qu’il soigne son obsession cadérienne par d’autres activités artistiques ; cependant qu’encore une fois, le point commun aux deux impétrants c’est la liberté d’exposer ce que l’on veut quand on veut ; ce qui est bien entendu contradictoire avec la philosophie de l’exposition, car tout cela ne fonctionne que sur la sélection, et un artiste ne peut pas se sélectionner lui-même pour “imposer” son œuvre dans un lieu destiné à cet usage, sous peine de voir son œuvre rejetée, enlevée, voire détruite, comme c’est arrivé à des bâtons de Manu V, ce qui, tout de même, fut assez violent comme réaction institutionnelle. Mais d’autres dimensions — absentes chez Cadere —, entrent dans l’univers-pirate de Manu V. C’est par exemple le cas quand il installe des débouchoirs peints tout près d’un “vrai” bâton de Cadere

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Manu V, intervention pirate, dépose de “débouchoirs”, 2013, FRAC NPDC, exposition “Le futur commence ici”, image courtesy de l’artiste

Il est pour le moins comique de visualiser ces photographies où l’on voit des spectateurs accroupis auprès de ce qui n’est rien d’autre qu’un gag. Mais le spectateur le sait-il ? Et après tout, l’art contemporain ne nous a-t-il pas habitués à l’exposition de tout et n’importe quoi ? Ce qui ne veut pas dire que l’art contemporain C’est n’importe quoi, mais que l’art contemporain vit sous le “régime de la surmodernité et de la surabondance” (on en parle ici), tout autant que sous le “régime Culture/culturel”, deux moteurs donc, ou plutôt un quadrimoteur, qui vole sans cesse en larguant constamment ses produits authentiques et dérivés, voire frelatés. C’est ainsi. À partir de ce double régime (surmodernité/Culture) le champ est devenu infini, littéralement. Or une fois l’infini entré dans le champ, si l’on peut dire, soit un espace riemannien, après tout, effectivement, tout devient, est, possible. Comme de voir des débouchoirs peints dans une exposition du Frac. Le paradoxe, c’est que l’on connaît de “vrais” artistes, c’est-à-dire officialisés, invités, labellisés, qui pourraient tout à fait montrer ce genre d’objets, mais avec tout le sérieux qui sied à l’invitation, à la reconnaissance, bien entendu. (Par charité chrétienne nous tairons ces noms mais rien ne nous empêche d’indiquer leurs initiales pour certains, tels que : MM, JH, BL, ou encore BV, par exemple).

De fait, à sa manière, Manu V est un artiste-sans ; un artiste-sans la légitimité accordée par le “système” — et je n’injecte rien de péjoratif dans ce terme, il s’agit bien d’un système, c’est-à-dire un Ensemble d’éléments interagissant entre eux selon certains principes ou règles. Or ces règles, l’artiste-pirate les bafoue, il en joue, les détourne ; comme lorsque Manu V insère une bande sonore d’Alain Buhot dans une installation sonore d’Andrea Cera, sans rien dire à personne, et, bien évidemment, sans y avoir été invité ; ou bien quand il glisse un marque-pages dans un manuscrit de Rimbaud, marque-page qui représente une intervention typique de Manu V (lire à ce sujet l’entretien pour les détails). Avant cette action, Manu s’est fait la main à la Médiathèque du Fresnoy, en insérant au hasard dans des livres des marque-pages qui donnaient à lire des extraits de l’Ecclésiaste (“Qohélet”), dont tout le monde connaît (sauf les jeunes générations supposera-t-on qui, pour la majorité quasi absolue, ne lit pas la Bible) au moins deux ou trois phrases :

Vanité des vanités, a dit Kohélet, vanité des vanités ; tout est vanité!

…il n’y a rien de nouveau sous le soleil !

Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’en est pas remplie ;

(Ketouvim, la suite ici)

Et c’est bien aussi la vanité qu’interroge Manu V, persuadé qu’il est que c’est ce qui, principalement, nous fait tous agir. (Ça se discute, comme je l’ai fait avec lui par ailleurs, arguant que les artistes sincères, les authentiques, ne sont pas mûs par la vanité, à ce qu’il me semble).

Manu V, marque-page

 

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Mais Manu V n’est pas qu’un artiste-sans, il est aussi parfois un artiste-dans, exposé “en vrai”, et ce sont par exemple ses “sourires”:

Manu V, “Les sourires”, 28 tirages numériques, La Confection Idéale, Tourcoing, novembre 2015.

De loin, ce sont de beaux sourires, et de près, tout n’est en fait composé que de phrases issues de la “littérature” pornographique. Dans un autre registre, nous avons ces chiffons crasseux :

Manu V, “Travail que vaille”, huile, graisse, calamine sur chiffons, dimensions variables, 2004/2008 Atelier Archipel, Dunkerque, juin 2006

« Ces chiffons “œuvres” ont été réalisés lorsque j’occupais l’emploi de serrurier dans diverses entreprises culturelles. Ils ont servi à dégraisser des pièces métalliques affectées à la construction de décors, d’œuvres d’art. J’ai appelé cet ensemble ainsi car il permettait un jeu de mot. En effet si l’on prend les trois premières lettres du mot travail et que l’on inverse leur sens de lecture, on obtient le mot ART. Ce titre prenait du coup l’allure d’un slogan : “Art vaille que vaille !” Avec pareille formule, je me suis aménagé un espace de liberté sur mon temps de travail où je pouvais agir selon ma fantaisie tout en répondant à ce que l’on attendait de moi. Ce “boulot” constitue un élément de réponse à la peinture informelle et plus proche encore au pliage et dépliage de toile de Simon Hantaï ; c’est la réponse d’un ouvrier ou du moins de quelqu’un que l’on considère bien souvent comme tel.» (Manu V).

Manu V, “Travail que vaille”, huile, graisse, calamine sur chiffons, dimensions variables, 2004/2008 Atelier Archipel, Dunkerque, juin 2006
Manu V, “Travail que vaille”, huile, graisse, calamine sur chiffons, dimensions variables, 2004/2008 Atelier Archipel, Dunkerque, juin 2006
Manu V, “Travail que vaille”, huile, graisse, calamine sur chiffons, dimensions variables, 2004/2008 Atelier Archipel, Dunkerque, juin 2006

L’artiste, par définition, est celui qui s’obstine, et c’est tout à fait logique ; quand on croit à son travail, on persiste. Il est probable que si Manu V s’était obstiné avec ces chiffons, en leur donnant une définition moins technique, un peu plus mythologique, c’est-à-dire classique (la “vie des matériaux”, l’expression des “matières”, les “taches originelles”, etc), ils eussent pu connaître une longévité. Mais Manu V est passé à autre chose, qui n’avait plus rien à voir. Or, l’inconstance productiviste, dans le milieu, cela, généralement, déplaît et apeure ; il faut rester dans une certaine ornière, qu’on appelle parfois pompeusement le style (ce qui est parfois justifié, parfois non); ça rassure le galeriste et l’acheteur potentiel (on en parle un peu ici). Mais l’artiste-pirate se disperse, c’est-à-dire qu’il voyage, il ne reste jamais au même endroit trop longtemps, cela l’ennuie, c’est un hyperactif, or, dans ce milieu, il faut choisir : pirate ou corsaire. Manu V a choisi. Pour ma part, je trouve ces chiffons assez remarquables, on pourrait tout à fait bâtir un discours à partir d’iceux. Seulement, ce discours n’a pas eu lieu. Du moins, l’explication de Manu V semble presque un motif pour expliquer qu’il n’est pas de la bande mais qu’il y pense quand même, et ce n’est donc pas pour rien qu’il cite le nom d’Hantaï. Et, de fait, la première image dans l’ordre du défilement de la page pourrait tout à fait nous y faire penser, tandis que la seconde évoque  un brouillon de la préhistoire.

Manu V, “Les icônes mystérieuses”, photographies assemblées, PPGM, “Correspondances” avec Claire Pollet, Roubaix, janvier 2013

Procédé : « J’accumule donc ces magazines et avec une table lumineuse j’observe par transparence ce qui se produit entre le recto et le verso de chaque page. Quand deux informations viennent “s’entrechoquer” image / image, image / texte ou texte / texte et que cela produit chez moi un effet inattendu, je sélectionne ce bout de papier qui me servira ensuite de négatif. Je positionne celui-ci dans l’agrandisseur et réalise un premier tirage argentique du recto. Puis je retourne mon bout de papier en respectant, tant que possible, le cadrage et je réalise un second tirage du verso. Une fois l’épreuve terminée, certaines informations semblent avoir disparues ou du moins deviennent illisibles, néanmoins elles sont là, bien présentes. Les deux photographies sont ensuite assemblées l’une contre l’autre.

Ce qui m’intéresse également c’est l’agrandissement de la trame d’imprimerie ainsi que l’apparition de la fibre du papier qui se trouve ici révélée. Le résultat obtenu est plus graphique que photographique et le titre que je leur donne et lié à l’émotion ressentie.

Ces images constituent une sorte d’empreinte partielle des préoccupations cérébrales et spirituelles de notre époque » (Manu V).

Ces superpositions me font penser, ceteris paribus, à certains livres du poète Claude Royet-Journoud, dont l’apposition des mots sur le recto entretenait toujours un rapport spatial, mental, filaire, avec ceux au verso. À chacun alors, en voyant ces “icônes mystérieuses”, d’imaginer ce qu’il en est de ces décalques de photographies de presse au départ non censées se percuter.

Nous voici au bout de notre Tentative d’approche. On aura discerné deux Manu V ; l’un poursuivant l’œuvre pirate (et rectifiée) de Cadere, l’autre entretenant avec ses propres œuvres un rapport classique, i.e., entrant ; ce que j’ai distingué entre l“artiste-sans” et l’“artiste-dans”, c’est-à-dire sans accord ou avec accord ; assurément une figure très singulière dans le paysage contemporain, car tout le monde se presse au portillon indiqué Dans et jamais sur celui marqué Sans ; encore moins en même temps. “Principe d’incertitude” ? (Heisenberg), nœud borroméen ?, RUBAN de Möbius ? Allez savoir…

PS. On trouvera d’autres œuvres de Manu V-avec, ici

 

Acta est fabula

Entretien avec Manu V, artiste pirate

 

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 


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