Quelques peintures de Catherine Geoffray

« Depuis 10 ans, j’ai l’impression d’avoir ouvert tout un truc que je n’imaginais pas ».

Souvent, mais pas toujours, la vie des artistes est liée à leur biographie, et parfois même à leur intime sismographie. Ainsi, suite à ce qu’elle appelle « une crise existentielle », Catherine Geoffray déclare qu’elle s’est mise à peindre d’une manière entièrement différente de ce qu’elle faisait auparavant. Et, à regarder sur son site Internet, on peut le constater. C’est assez remarquable. Cependant, les peintures dont je vais traiter ici renvoient certainement à la série que Geoffray a titré “Endoscopie” (2015). Alors, une fois que nous avons identifié un nom qui semble correspondre à ce que nous pensons voir, la pièce est-elle dite ? Ce que je veux dire, c’est que, si l’on pense très fort au registre organique en regardant ces peintures, est-ce que le fait de lire qu’elles sont voisines de la série Endoscopie qui les précède de 5 ans les rabat “simplement” sur la vue interne de l’organisme, comme le terme « endoscopie » y invite évidemment ? Non, je ne crois pas. Si j’ai bien compris, en 2015, la série ‘Endoscopie’ fait partie des à-côté de Geoffray peintre, ce sont des digressions, tout comme les ‘Cosmogonies’, qui peuvent évoquer ces peintures dont je vais traiter. Mais, à cette époque, Geoffray peint encore de diverses manières, elle ne s’est pas encore orientée uniquement dans cette unique série à laquelle, sur Facebook et Instagram, elle adosse un hashtag “biomorphisme” (sur ce terme, voir mon article ici, seconde partie de  texte), et j’ajoute qu’il est fort peu probable que les peintures récentes de Geoffray aient quelque rapport univoque mimétique que ce soit avec l’intérieur du corps. 

Catherine Geoffray, huile sur papier, 30 x 21 cm, 29-04-20

Ce qui me plaît dans ces peintures, c’est cette franche binarité entre le lisse et le rugueux, le trajet classique du pinceau et ses accidents contrôlés, l’opposition entre le conventionnel et l’inattendu. Je crois que cela ne se calcule pas ; ça me paraît très sincère comme peinture. Et ce n’est pas rien non plus. On distingue au moins trois lectures dans cette peinture : les (sortes de) bonbons bandos, les feuilletés, et les tumescences. Tout cela cohabite gaiement et violemment. De manière amusante, nous avons même un effet de perspective, mais, en quelque sorte, cogaturé ou colligé surtout pour les deux premiers plans. Et l’étrangeté du premier terme tente tant bien que mal de rejoindre l’étrangeté scopique. Assemblé sur un espace restreint, nous avons un petit monde en activité ; de quoi ? je ne sais pas. Mais j’aime bien les détails de cette activité. Regardez comme tout cela est fin. Bon ! agrandissons

Ça c’est de la peinture ! Ça dit quelque chose. Je ne sais pas quoi (en termes de sèmes, comme dit dans l’Entretien), mais ça dit. Il y a un vocabulaire propre à la peinture, une langue, dont nous captons les bribes dans l’Histoire, et contemporainement avec certains artistes (pas tous, comme toujours). Sinon, pourquoi s’embêter tellement à détailler les lignes, les courbes, les brisures, les passages tonaux successifs, si ce n’est pour dire quelque chose ? Les faiseurs ne s’embêtent avec ce genre de tremblements ; leurs “zigouigouis” ne signifient, ne montrent, ne dénotent, rien. Ce n’est pas le cas chez Geoffray. J‘insiste : regardez. Comme tout cela est sensible. C’est très délicat, organiquement parlant. Peinture organique ? Je me rends compte que ma rapide taxonomie — bandos, escarpés, tumescences —, est trop grossière. Vous trouvez que j’exagère ?

Non, on ne rencontre pas que ma modeste taxonomie, parce que, voyez !, là où ça bombe, ça se complique, et puis il y a des droites… Voyez comme tout cela est compliqué. Mais pas compliqué par goût, par pose, mais par nécessité ; c’est toujours une théorie liée à l’équilibre et aux événements : on dira ici qu’un événement, en peinture, c’est la distinction d’un repère, d’un taxon type (bosselage, segment, bordure, zone blanche, contraste, etc.). Ce détail, ci-dessus, en donne des instances : les lignes, les parallèles et les plus atténuées parce que plus rapides ; le manque de couleur ; le blanc ; l’asphyxie ; l’anoxie ; les sursautements de matière… monde dans un monde dans un monde ; comme ‘Rose is a rose is a rose is a rose’ (Stein). Il faut bien comprendre que les quatre ‘rose’ sont différents ; sinon, c’est fichu. De la même manière, dans ce détail, ce n’est pas du rouge et du rouge et du rouge et du rouge. Ça se vérifie dans le traitement, c’est-à-dire la manière dont Geoffray amène les touches et les borde, et leur fait jouer des rôles différents. Poursuivons notre étude avec un autre sujet

Catherine Geoffray, Sans-titre, huile sur papier, 30 x 21 cm, 05 05 20, Courtesy de l’artiste

Ça s’appelle du travail, et du travail. Mais pas seulement. Ça s’appelle aussi autrement. Oserons-nous écrire/dire le mot ? Vous l’avez deviné, non ? Posons que oui. Moi, j’aime beaucoup voir des preuves par l’image. Ici, il y en a. Regardez un peu cet assez extraordinaire rythme du blanc dans le rouge, et cette espèce de cœur totalement hérissé. Au combat ? Ça s’appelle du travail parce que peindre, ce n’est pas juste mettre de la couleur et faire des zigouigouis. Or, cher lecteur, tu l’as remarqué, toi qui aimes la peinture, il y a de plus en plus de zigouigouis et de moins en moins de dit, autrement dit, de moins en moins de travail — ici et là, bien entendu —, car si on reste trop dans la généralité universali(s)sante par défaut, on va croire que je jette la baignoire etcétéra. Mais non ! Il y a encore de beaux morceaux dans le festin nu. Et Geoffray nous en présente. Et ce sont bien des morceaux, et, à ce moment, je dois renvoyer le lecteur à ma théorie osirienne (ici). En effet, je pense, — et peut-être me trompé-je, mais c’est le jeu —, que Geoffray fait partie de ces peintres qui contribuent à redéfinir ce que c’est que de poser de la matière colorée sur un support, et donc, de peindre. Indices probants à cette hypothèse : 1) les espaces peints de Geoffray interpellent et font réfléchir, 2) ils agissent directement sur notre perception épidermique, nerveuse, et pas seulement esthétique (“je vois”). Et cette action directe explique pourquoi il arrive que des personnes se sentent mal devant certaines de ces peinture ou sculptures : « Et ça inquiète, ça intrigue, il y en a même qui partent en courant, j’ai découvert qu’il y a des gens qui sont très éloignés de cela, et que ça terrifie », me confie-t-elle dans l’Entretien. Moi, personnellement, comme on dit avec redondance sans s’en rendre compte, c’est la première fois que je vérifie ce que me dit une artiste par ma propre expérience, et la première fois aussi qu’une artiste me confie une telle issue avérée et possible face à ses œuvres ! Là encore, ce n’est pas rien. Ainsi, beaucoup des peintures récentes de Geoffray présentent une double événementialité : fascination/répulsion.

Catherine Geoffray, Sans-titre, huile sur papier, , 30 x 21 cm, 13 05 20, Courtesy de l’artiste

Changement de registre. Actifs fossiles anthropoïdes (on peut penser à un fémur) et/ou conchyliologiques sur lit accéléré de couleur faussement richterienne. Ci-dessus, nous avons deux terrains distincts, dans une surimpression qui frôle souvent l’absorption, thème assez récurrent chez un certain nombre de peintres actuels. Mais

voyez ! ce détail. Il y a encore un monde (dans un monde dans un monde…) ici. Moi, cela m’étonne, cette précision du détail, de la nuance, du parcours du pinceau et outils pour faire passer la couleur ainsi et ainsi, de telle et telle manière. C’est vraiment… comment dire ? Je ne sais pas, et après tout il suffit de prendre le temps de regarder. Moi, je trouve cela remarquable. Pourquoi ? Parce que peindre, ce n’est pas seulement apposer de la couleur sur un support (bis repetita), c’est aussi raconter une histoire (a minima), ou des histoires. Et ici, Geoffray nous en raconte, et plusieurs, dans un ensemble de faisceaux et d’intrigues. Exemple : Tête de fémur ? Tête tout court ? Ou bien autre chose ? Ce qui compte, en fin de compte, ce n’est pas d’identifier, cette compulsion maladive (je me soigne…), mais de di-vaguer. [Plus tard : ou bien de suivre la peinture de Geoffray et ses motifs comme si on consultait une carte maritime, ou finalement un territoire autre que géologique proprement dit]. Ainsi, dans ce détail ci-dessus, je vois quelque chose de la Passion, un crâne déformé surmonté d’une couronne crête en corail comme une reine asymbiotique. (Mais où vais-je chercher tout ça ?)

Catherine Geoffray, Sans-titre, huile sur papier, 30 x 21 cm, 04 05 20, Courtesy de l’artiste
Catherine Geoffray, Sans-titre, huile sur papier, 30 x 21 cm, 04 05 20, Courtesy de l’artiste

Assemblage des mondes dans les mondes. Gestation ‘gestaltique’ des apparitions. « C’est justement la Gestalttheorie qui nous a fait prendre conscience de ces tensions qui traversent comme des lignes de force le champ visuel et le système corps propre-monde et qui l’animent d’une vie sourde et magique en imposant ici et là des torsions, des contradictions, des gonflements.» (Maurice Merleau-Ponty, 1945). Il importe peu que Merleau mentionne ici la Gestalttheorie ; ce qui importe, c’est la suite de la phrase, qui s’applique assez bien à ce que je voudrais dire, à partir de « tensions ». [Plus tard] : je me fais (décidément) la réflexion que tout ce que peint ici Geoffray, sont des paysages, issus de territoires qu’elle connaît assez bien, pour les arpenter aussi dans ses rêves et ses céramiques ; ceux de la Sérendipité.

PS. On sait que c’est Horace Walpole, qui, dans une lettre à son ami Horace Mann, le 28 janvier 1754, invente en l’écrivant le mot “sérendipité”, car, dit-il, il semble qu’il parvient toujours à trouver ce qu’il cherche « à pointe nommée ». Or, le mot ne peut que s’originer dans le voyage, puisque Walpole confie à son ami qu’il l’a forgé depuis le titre d’un livre lu jadis : Les trois Princes de Serendip. Cette « fable idiote » raconte les voyages et découvertes [plutôt des inférence] des susdits. (Source : Robert K. Merton, Elinor Barber, The Travels and Adventures of Serendipity, 2004).

Léon Mychkine