Quelques toiles de la jeune peintresse Jeanne André

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Jeanne André, “Source bleue”, 2022, huile sur toile, 46 x 38 cm, Courtesy de l’artiste

C’est en 2021 que Jeanne André a “basculé” dans l’abstraction pure (rappelons que l’“abstraction impure” concerne n’importe quel tableau figuratif, de Caravaggio à Bacon, et al.). Je fais l’hypothèse que, s’approchant de plus en plus du végétal (il suffit de compulser son Portfolio), s’éloignant de la figure humaine, elle s’est retrouvée complètement aspirée dedans. Et, à un certain niveau de vision, il suffit de regarder les ondulations d’un fleuve sur 10 mètres carrés pour se rendre compte que nous vivons en bonne partie, sans nous en rendre compte, sous le régime de l’abstraction pure. André va vite, dans l’exécution et dans ses résolutions. Il s’agit d’une peinture très dynamique, qui peut être réalisée en quelques minutes, ou en une heure, en moyenne. C’est dire la célérité ! Cependant, comme elle me l’a confié, il peut arriver que le résultat ne lui convienne pas, et que par dessus elle repeigne tout un nouveau motif. C’est possible. Ceci dit, les plus grands formats peuvent demander deux à trois heures… Mais, je vous le demande, qu’aurait pensé Vermeer si on lui avait dit que l’on pouvait peindre un tableau en 1 heure ? Je crois que l’idée même lui eut paru totalement incompréhensible, et, pour tout dire, irrationnelle. Mais nous ne sommes plus au XVIIème. Ce qui n’est pas non plus une excuse.

Focussons :

Il y a une énergie certaine dans la façon de talocher, d’apposer la peinture chez André. C’est ce qui en fait la force. Ensuite, souvent, le chromatisme est de bon goût (cela compte, car l’œil sent ses choses, et les apprécie, comme une jolie glace à 100 parfums). On connaît des toiles abstraites qui nous donne tout de suite envie de fuir, car l’alliage chromatique est sombre, ou de très mauvais goût, mal fagoté, mal agencé dans le désordre ; tandis qu’ici, c’est assez gustatif. Car c’est bien l’impression que peut donner l’art abstrait : c’est n’importe quoi, dans le sens où on peut avoir la certitude ignare que l’artiste a vraiment fait à la va-comme-je-t’étale. Mais, comme le dit André (lire l’Entretien), « c’est plus mon corps que je montre dans le geste […] Mais il faut vraiment être présent, pour chaque coup de pinceau.» Pour un artiste, évoquer son corps dans le tableau peinturé, c’est parler de son inscription physique sur et dans la surface ; et cela veut dire davantage que repeindre les murs de son salon. Pour le dire de cette manière, il y a un engagement ontologique (comme on dit en Logique, rien de superfétatoire ici) dans ce genre de processus artistique ; on y met tout ce que l’on a, au moment où cela est en train de se faire. Je remarque, encore une fois, que ce sont bien plus souvent les artistes-femmes qui parlent de leur corps dans le processus créatif physique que les artistes-hommes. Je crois même qu’aucun artiste-homme ne m’a jamais signalé cet aspect dans le processus de peindre. 

“Tronc vers la cascade” est certainement l’un des premiers tableaux non seulement dénués de personnages mais commençant d’être façonné vers l’abstrait pur. Essayez donc de “reconnaître” quoi que ce soit excepté le tronc…

Jeanne André, “Tronc vers la cascade”, 2021, huile sur toile, 3 8x 46 cm, Courtesy de l’artiste

Mais l’artiste elle, s’y reconnaît, tout cela est bien répertorié dans sa nouvelle botanique

 

Une poignée de tableaux plus loin, et la dénomination ne sert que de seul repère rationnel à l’explosion des couleurs :

 

Jeanne André, “Ciel”, 2021, huile sur toile, 92 x 73 cm, Courtesy de l’artiste

Comme si le saut dans l’abstrait pur avait libéré une folle envie chromatique flash. En cherchant un peu, on devine une trouée de ciel (peut-être…), mais ce n’est pas le plus important. On voit assez bien deux langages s’affronter, s’associer, s’entrelier ; soit celui du végétal — qui commence de devenir vestigial —, et le simple trait de pinceau. Il s’agit d’une lutte, mais en toute amitié.

 

Par moments, comme ci-dessus, ça s’empatte, ça coule, devenant organique en sus d’ornemental.

Jeanne André, “Rayons spéculants”, 2021, huile sur toile, 50 x 50 cm, Courtesy de l’artiste

[Sont appelés “rayons spéculants” ces milliards de pointes brillantes qui illuminent l’épiderme des rivières et fleuves les jours de fort ensoleillement (c’est Jeanne qui me l’a appris durant l’entretien).]

La peinture d’André me fait penser à cette notion jadis évoquée par Georges Bataille, qu’il avait piqué au sociologue anthropologue Marcel Mauss, que lui-même avait tiré de sa lecture de Franz Boas (fameux anthropologue étasunien), le premier à l’avoir introduit dans le monde universitaire  — c’est dire si l’interprétation rigoureuse du terme aura pris des largesses — soit celle de « dépense ». Je crois qu’il y a de cela chez Jeanne : de la pure dépense, mais pour l’admettre il faut recontextualiser la notion.

Jeanne André, 2021, “Lucie”, huile sur toile, 162 x 130 cm

André : « Mais par exemple avec “Lucie”, c’est un grand format, et là j’essaie vraiment de faire entrer mon corps plus en action. Je vais un peu danser devant la toile. Je vais jouer avec la lenteur mais surtout la vitesse, qui va avec une autre vitesse. Je joue, de toutes façons.» Quand je vous parlais de « dépense »… 

« Dans certains potlatch on doit dépenser tout ce que l’on a et ne rien garder » (Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, 1923-24)

«“Potlatch” veut dire essentiellement “nourrir”, “consommer” » (Mauss, id)

« Nous proposons de réserver le nom de potlatch à ce genre d’institution que l’on pourrait, avec moins de danger et plus de précision, mais aussi plus longuement, appeler : prestations totales de type agonistique.» (Mauss, ib), du grec ancien ἀγωνιστικός, agônistikos (« de compétition »)

« Le potlatch est une synthèse entre création et performance.» (Charlotte Townsend-Gault, source ici)

Et si une œuvre d’art n’était “que” cela : un potlatch ? Les spécialistes ont déploré l’élargissement du terme à l’art occidental moderne et contemporain, mais une œuvre d’art n’est-elle pas, et primordialement, cela, en nature ? Un Don purement gratuit (non intéressé) qui n’attend rien en retour ? Si les spécialistes répondent par la négative, il faut alors leur rétorquer que les artistes qui promeuvent des œuvres dans le fil ethnologique du potlatch ne font que reproduire ou réinterpréter des œuvres du passé, et d’un passé devenu folklorique en grande partie. Alors alors …?: « Donnant-donnant ».

 

Léon Mychkine, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant.

 


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Un entretien avec Jeanne André, peintresse

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