Raphaëlle Ricol et le Sous-réalisme. “Voir”, est-ce “comprendre” ?

«Moi, j’avoue, je n’ai pas de principe dans ma peinture. Je pense même qu’il n’y a pas à avoir de principe dans la peinture ». R.R.

Il y plein de manières de parler de la peinture, mais il y en a une qui court toujours le risque de la tautologie, soit celle qui consiste à décrire ce que tout le monde voit. Procéder ainsi avec la peinture de Raphaëlle Ricol, c’est peut-être l’enfermer trop vite dans un cadre qui, on l’oublie, n’est pas nécessairement narratif, et donc sémantique. Ce que je veux dire par là, c’est que les arts plastiques ont leur propre langage — rien de nouveau à ce sujet. J’ai essayé de commencer à penser, ici et par exemple, ce que j’appelle les sémantiques de l’art contemporain. Si cette sémantique se résume à des phrases descriptives, alors à quoi sert-il de faire de l’art ? Et si — j’insiste —, on ne fait que décrire ce que tout le monde voit, ne risque pas-t-on en sus de limiter la vision ? Dit autrement : tout ce que nous voyons est-il lexical ? Pouvons-nous, sur chaque centimètre carré de vision, accoler un mot ? Non. Il y a des “trous” dans la vision, et les peintres, plus que personne, le savent. De fait, ils sont bien capables de faire semblant de nous montrer quelque chose tout en nous montrant autre chose. Je n’apprends rien au lecteur. Mais, si je reviens sur ces pas balisés, a priori, c’est pour bien re-marquer la frontière qui existe entre ce qui est dicible et ce qui ne l’est pas. Je ne pointe par ici vers l’indicible et tout son cortège mystique, mais vers ce que j’appellerais plutôt le non-systématisable. Récemment a eu lieu à Paris une journée d’études sur le philosophe de l’art Dominic Lopes. Dans son livre Understanding Pictures, (Clarendon Press, Oxford, 1996), Lopes établit un audacieux postulat. Il écrit que pour comprendre une œuvre d’art, il faut en définir le système. À partir du moment où nous avons saisi le système, nous pouvons en comprendre la signification (‘meaning’), ce que Lopes appelle le « contenu » : « Le contenu d’une représentation, de toute sorte, qu’il soit mental, linguistique, pictural, ou musical, consiste dans les propriétés qu’elle représente comme possédées par le monde. […] Le contenu d’une image, si nous le saisissons correctement, détermine le contenu de notre expérience de l’image. Ainsi, poursuit Lopes, [L]a tâche d’une théorie de la représentation picturale est d’expliquer comment se fait-il que ces images en viennent à avoir du contenu en premier lieu ». Si l’on suit Lopes, et avec les réserves nécessaires ici dans des limites quasi parenthétiques, on peut supposer que tout peintre, par exemple, élabore un système au sein duquel il applique des règles qui dépendent dudit. On pourrait admettre que cette proposition peut s’appliquer certainement à quelques figures historiques, mais est-elle transposable pour toutes ? Surtout, peut-on l’appliquer à la peinture contemporaine à tout coup ? Prenons par exemple Paul Jenkins ou Turi Sumeti. Le premier n’a quasiment jamais vraiment varié sa manière de peindre, et le second applique, depuis 1967, le même protocole : placer sous ou dessus la toile une pièce géométrique unique ou sérielle, et peindre par dessus. On peut certainement dire qu’il existe, chez Jenkins et Sumeti, un système. On reconnaîtra très aisément un Sumeti, et certainement aussi un Jenkins (quand bien même Jenkins dès l’origine laisse couler la peinture, ne la guidant qu’au couteau, éventuellement, on trouvera bien une manière stochastique d’expliquer son système). Si l’on tente d’appliquer la méthode lopesienne à la peinture de Ricol, cela fonctionne-t-il ? Prenons l’image ci-dessous (Figure 1). Quel est le contenu (‘content’) ? Encore une fois, tout le monde peut voir ce dont il s’agit, c’est-à-dire quel est le sujet du tableau, et en disant sujet on veut dire basiquement non pas l’intention du peintre, mais simplement ce que l’on voit. Je ne vais pas alors écrire ce que l’on voit, puisque le lecteur le voit tout autant. Si l’on prend le terme de contenu au sens plus large, comme l’indique Lopes, cette image nous indique-t-elle des propriétés possédées par le monde ? Non. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit ici de ce qu’on appelle une dépiction fictive. Clairement, le personnage principal de la toile ne correspond pas à quelque chose de réel. Y a-t-il un système qui prévaut à la construction de l’image ? Nous ne le voyons pas. Comparons avec d’autres images.

Raphaëlle Ricol, “La boxe”, 2017, acrylique et aérosol sur toile Dimensions – 162 x 200 cm, Galerie Patricia Dorfmann [Figure 1]

Donnons une deuxième image :

Raphaëlle Ricol, Sans titre, 2015-2016, feutre gras et huile sur toile, 38 x 46 cm, Galerie Patricia Dorfmann [Figure 2]

Pour la commodité de l’exposé, j’ai renommé Figure 1 et Figure 2 les deux reproductions ci-dessus. Bien. Le philosophe Lopes part du principe qu’une représentation picturale détient un contenu (une signification). Posons la question : Y a-t-il un sens, une signification dans F-1 ? J’ai regardé longtemps cette image, et ma conclusion ne varie pas : Je n’y comprends rien. Certes, on peut décrire ce qui est visible, mais le lecteur n’a pas besoin de moi pour cela, il voit aussi bien que moi. Y a-t-il un sens, une signification dans F-2 ? Je donne la même réponse que pour F-1. On va peut-être trouver que je n’ai fait guère d’effort. Et pourtant, je puis assurer que si ! Et même, on se doute bien que Ricol ne peint pas pour ne rien “dire”. Ce serait même le contraire. Ainsi, du 19 09 au 31 10 2018, une exposition intitulée Under Realism a regroupé notamment Ricol et d’autres artistes associés au titre de l’exposition qui n’indique pas seulement un titre, mais un mouvement artistique. Pour preuve, le catalogue (ici) de cette dernière donne à lire leurs postulats :

MANIFESTE

Le Sous-réalisme est principalement pictural et figuratif. Il s’oppose à un goût aujourd’hui trop répandu pour une finition parfaite, quasi industrielle, dans la création contemporaine. Il est anti-décoratif et revendique le droit à l’à peu près et au « mal fait » face à des productions qui s’apparentent davantage au design qu’à l’art.

Le Sous-réalisme est minimaliste par ses moyens, mais maximaliste du point de vue de l’image.

Le Sous-réalisme abhorre la tiédeur. Il se caractérise par un fort impact visuel, susceptible de déclencher de violentes émotions. Il se prend tel quel. Il ne laisse en aucun cas indifférent.

Le Sous-réalisme est aujourd’hui un phénomène générationnel, porté par des artistes trentenaires et quarantenaires aux pratiques diverses, actifs depuis de nombreuses années, et dont le seul point commun est la volonté de donner une forme inédite à leurs visions intérieures.

Le Sous-réalisme ne peut souffrir aucun tabou formel ni iconographique, il n’est inféodé à aucune idéologie. Il ne défend rien sinon une irréductible liberté pour créer des images.

Pour sa première exposition, le Sous-réalisme réunit au Centre Culturel Serbe (Paris) 10 artistes de Serbie et de France, mais il ne saurait se cantonner à des frontières quelles qu’elles soient. En effet, le Sous-réalisme met en scène des affects personnels qui, en raison d’une vectorisation par l’allégorie, permettent de toucher tout le monde.

Dans le champ de l’art contemporain, Le Sous-réalisme est une mauvaise herbe vivace que les plus puissants herbicides ne sont pas parvenus à éradiquer, car il est absolument nécessaire à l’écosystème afin de répondre à la soif inextinguible du public pour les images.
Le Sous-réalisme est à la fois classique, moderne et contemporain. Plus qu’un énième mouvement, il est avant tout une manière intemporelle de vivre la condition d’artiste. C’est pourquoi il ne sera jamais daté.

Si l’on comprend bien, les Sous-réalistes considèrent la majeure partie de l’art contemporain comme trop propre, trop ‘design’. Le Sous-réalisme ne veut pas être décoratif, il veut frapper fort le spectateur, mais il n’a pas qu’une ambition ponctuelle et actuelle, il entend détenir un certain caractère « intemporel ». Le Sous-réalisme entend donc faire de l’art. Je ne sais pas si Ricol fait toujours partie de ce mouvement, mais quand on regarde les autres œuvres présentées dans le catalogue, certainement que ses tableaux sont parmi les meilleurs d’une production qui, pour le reste, n’a, à mon goût, guère d’intérêt. En procédant ainsi, je viens, au choix, de jeter aux orties tout le mouvement Under Realism fors Ricol, ou bien de l’extraire dudit. Peu importe. Ce qui importe, alors, c’est la peinture ; et, plus précisément, d’en venir à ce point critique que constitue en fait ce autour de quoi tourne l’enquête de Lopes : l’identification. Car c’est bien ce que nous cherchons à faire quand nous regardons quelque chose de visible ; à l’identifier. Mettons-nous d’accord. Identifier signifie savoir à quoi nous avons affaire. Or, et c’est ce à quoi je tiens à partir de Ricol, je postule que l’on ne peut pas toujours identifier le visible recréé, ou inventé. C’est très difficile ce vers quoi je veux aller. Disons-le ainsi : Il y a des images qui, même si elles sont non réelles, non réalistes, vont, elles vont dans le sens où nous pouvons les interpréter comme quelque chose de possible (i.e., la licorne, Pégase, Méduse). Et il y a des images qui ne correspondent pas à une interprétation en lien avec le possible. Mais cela ne suffit pas pour faire quelque chose d’intéressant, bien entendu. Ce que je vois chez Ricol, c’est à la fois la force de la peinture, l’affirmation du geste, dans une lumière le plus souvent franche, sans tentative de séduction, et une impossibilité interprétative. Je ne parviens pas à interpréter la peinture de Ricol, la plupart du temps, et je trouve cela non pas problématique, mais intéressant. Il me semble qu’il n’y a pas de système chez Ricol, elle ne peint jamais deux fois le même tableau. On ne trouve pas de point d’appui, car tout ou quasi sort de son imaginaire (exception pour ces motards) ; un imaginaire qui lui est très spécifique, c’est-à-dire qu’il n’est pas commun, dans le sens où l’on pourrait reconnaître, ça et là, des bribes d’un imaginaire collectif (cinématographique, photographique, sociologique, media-tique, etc.). Il n’y a pas de clin d’œil. On prend donc la peinture de Ricol en plein la figure, brute de brute.

Raphaëlle Ricol, Sans titre, 2018, acrylique sur toile, 150 x 150 cm, Galerie Patricia Dorfmann [Figure 3]

Regardons la Figure 3. Là encore, je ne comprends rien. Mais, encore une fois, cette in-compréhension n’est pas rédhibitoire, d’abord parce que je ne suis pas l’autorité suprême qui valide ce qui est compréhensible ou ce qui ne l’est pas, ensuite parce qu’il est tout à fait admissible qu’une représentation artistique soit incompréhensible. Prenons un film de David Lynch, par exemple Innland Empire (2006). Dès le début, on ne comprend rien. Mais nous restons tout de même durant les 03h17 du film. Pourquoi restons-nous, tandis que dès le début nous n’avons rien compris ? Parce que nous sommes face à un grand cinéaste, et que ce qu’il nous donne à voir et à entendre ressortit à la fascination. Et nous restons bien entendu aussi parce que nous espérons comprendre in fine. On peut aussi prendre pour exemple Mulholland Drive (2001). À partir du moment où la petite boîte noire tombe au sol (1.55.28), nous ne comprenons plus rien. Il existe une tendance à toujours vouloir tout comprendre, comme si même, au sein des relations humaines les plus quotidiennes, tel était le cas. Mais nous savons bien que non ; de très nombreux aspects dans les relations quotidiennes résistent à l’analyse purement rationnelle, mais nous le tolérons. Ainsi, après ce petit tour express de l’incompréhension au sens plus élargi, nous revenons vers Ricol, et nous nous retrouvons au même point. La Figure 3 ne nous aide pas mieux. Tout cela est décidément bizarre, ‘weird’, étrange, énigmatique, coloré, explosif. Dans une petite vidéo en ligne sur Arte (ici), Ricol nous dit (à travers son interprète, car elle est sourde), qu’il y a deux mondes, le monde des idées, et le monde de la perception, et que le second est bien plus vaste que le premier. Elle nous dit aussi que les mots se tiennent à l’intersection des deux, ce sont des « intermédiaires ». Elle dit qu’elle écrit des mots dans un cahier, qu’elle en choisi un, et qu’ensuite elle le fait « glisser sur la toile, il va disparaître au profit de la peinture, il devient image ». Sommes-nous plus avancés avec cet indice pour le coup lexical ? Que veut dire Ricol ? … Je me fais la réflexion que nous trouvons certainement plus qu’un seul mot sur une toile… Mais peut-être que non. Et quand bien même, comment retrouver le mot dans l’image ? Cela ne paraît-il pas impossible ? Et, si tel est le cas, cela conclue joliment en forme de boucle l’introduction de notre article : Non seulement on ne peut pas épuiser le lexique dans l’image, mais on ne peut pas non plus lexicaliser exhaustivement l’image.

 Léon Mychkine