Takesada Matsutani. Organique art

Grâce à l’Internet, j’aurai découvert plein d’artistes, et, pour partie, contacté des artistes vivants (et entretenu un dialogue avec les morts, qu’il ne faut pas, jamais, oublier). Donc, merci l’Internet ! Il faut savoir que Matsutani provient du mouvement Gutai, mouvement d’avant-garde, qui entendait renouveler l’art et la manière de faire de l’art, et, surtout, reconsidérer l’approche que l’on pourrait considérer comme matériale, soit cet adjectif pour indiquer que l’on attend de la matière plus que de la matière, c’est-à-dire qu’elle passe d’un stade inerte, servile (et donc traditionnelle) à celui d’active, ainsi que l’indique ce passage du Manifeste Gutai :

« L’art Gutai ne transforme pas, ne détourne pas la matière ; il lui donne vie. Il participe à la réconciliation de l’esprit humain et de la matière, qui ne lui est ni assimilée ni soumise et qui, une fois révélée en tant que telle se mettra à parler et même à crier. L’esprit la vivifie pleinement et, réciproquement, l’introduction de la matière dans le domaine spirituel contribue à l’élévation de celui-ci. Bien que l’art soit champ de création, nous ne trouvons dans le passé aucun exemple de création de la matière par l’esprit. A chaque époque, il a donné naissance à une production artistique qui cependant ne résiste pas aux changements. Il nous est par exemple difficile aujourd’hui de considérer autrement que comme des pièces archéologiques les grandes œuvres de la Renaissance.» (“Manifeste de l’art Gutai”, Gendai bijutsu sengen, Jirô Yoshihara, 1956). Comme la majorité des manifestes durant l’époque moderne, il s’agit de faire table rase du passé, en l’occurrence, de cesser une relation hiérarchique entre artiste et matière, entre intervention et disponibilité, nous dirions les dispositions (Mumford, Dispositions, 1998. Quelques informations ici). Avec le Gutai, l’artiste se met à disposition du matériau ; il ne connaît pas de volonté de dominer, de diriger nécessairement toutes les actualisations du matériau, comme le ferait n’importe quel artiste qui a appris à être maître de la matière. D’où, effectivement, chez les artistes Gutai, une croyance dans la pure et simple expressivité du matériau, si on veut bien le laisser agir. Bien sûr qu’il se trouve ici un zeste de romantisme et d’idéalisme, mais enfin, quel artiste serait totalement dénué de la moindre croyance quant aux capacités opératives de son art ? Au bas mot : personne. Ainsi, il n’est pas étonnant que, depuis la vision du groupe Gutai (spécifiquement ici Yoshihara), la matière, jadis étouffée par la maîtrise anthropique, se libère, et se mette à parler, voire, ici, à crier. « Ici », non pas dans la photo ci-dessous, mais dans l’intention programmatique du mouvement Gutai.

Takesada Matsutani,  ‘Work 64-B,’ Vinyl adhesive, acrylic, oil, canvas mounted on plywood, 89 x 116 cm, 1964, Photo Stefan Altenburger, takesadamatsutani.com

En 1964, Matsutani peut produire ceci, et l’on comprend qu’il y a ici une volonté de (comme) “faire exister” le matériau, presque (comme) par inadvertance, je veux dire, comme si Matsutani produisait un accident, une collision, entre deux matières qui, finalement, se rejoignent, laissant aux processus — écoulement du vinyle —, le loisir de se propager et de stopper : les matériaux, ici, devenant des processus à part entière, et non plus situés dans une position ancillaire. Ainsi, l’œuvre pourrait être sous-titrée : Qu’est-ce qu’un contact ?

Redonner une “vie” au matériau, cela se joue aussi comme ça. On remarque la parcimonie des matières, même si le format est grand ; ils prennent, ont pris, place. Une langue, et un chausse-pied. Une fois que j’ai pensé et écrit ce couple, puis-je penser à autre chose ? Mais oui ! À quoi ? À l’art. D’un certain point de vue, il n’y a ni bouche ni chausse-pied en art, que des formes, et, ici, chez Gutai

gu = “instrument”, tai = “corps” ; adverbe : gutaikeri = “concret”, “incarnation”, et donc ≠ “abstraction”

« Dans ce sens, en ce qui concerne l’art contemporain, nous respectons Pollock et Mathieu car leurs œuvres sont des cris poussés par la matière – pigments et vernis. Leur travail consiste à se confondre avec elle selon un procédé particulier qui correspond à leurs dispositions personnelles. Plus exactement, ils se mettent au service de la matière en une formidable symbiose. » (Yoshihara).

Takesada Matsutani, “Superposition”, vinyl adhesive, graphite pencil and cord on canvas, 114 x 112 cm, 2009

Il y a quelque chose, chez Matsutani, de l’ordre de la chose, un ordre qui, non paradoxalement, impose son ordre, dans le propre désordre de son installation sur le support. Je ne viens pas de produire une phrase sophistique, mais je crois vraiment qu’il y a quelque chose de cet “ordre”-là chez Matsutani : à partir d’un désordre dans le parcours des matières, la main guide. Non ? Enfin je parle surtout pour cette œuvre ↑

Takesada Matsutani, “Work 63”, vinyl adhesive, oil, acrylic on canvas, 150 x 105 cm, 1963, Photo Alex Delfanne

Je dois être obsédé… (mais non !) Mais on pourrait très bien voir ici, en raccourci anatomique, ce à quoi vous pensez. Si vous y pensez aussi, alors… rien que de naturel, même, d’évolutionnaire ? Puisque c’est encore trop sujet à la paréidolie, tentons autre chose :

Takesada Matsutani, “Work 64-A”, vinyl, adhesive, oil, acrylic, canvas mounted on plywood, 116 x 89 cm, Photo Alex Delfanne

Avouez (du verbe shitatameru), ça pète plus que le Pop Art vintage ! (par exemple “Drowning Girl”, de Lichtenstein. Après, peut-être que chez un Rosenquist… À voir.). Je trouve ça assez inédit, ces brillances, reflets (vrais ou pas ?), volumétrie. On aimerait avoir une vue de biais. Je trouve cela magnifique, quoiqu’un peu vide. Bon !, ne soyons pas bégueule. Ce vide, probablement, n’en est sûrement pas un pour Matsutani ; et puis, ce que nous pouvons percevoir comme vide ne servirait alors qu’à mieux identifier ces deux formes plastiques et langoureuses, tels des objets. Et si mon hypothèse est bonne, alors ce serait la première fois, ou, moins grandiloquent, l’une des premières fois où un artiste ne se “contente” pas de produire une image plastique, mais la détache (oui, OK, triomphe de l’illusionnisme) afin d’offrir à ses formes une plus grande et belle autonomie ; car, si nous ignorions la légende, nous pourrions parfaitement croire qu’il s’agit véritablement d’objets posés sur une surface. C’est très réussi, parce que nous jurerions qu’il y a des reflets véritables, comme sur de la porcelaine de Koons (mauvais exemple ? Voir sa “Venus” 2016-20, Gagosian/NGV). Le reflet, c’est poser la question, entre autres, de Qu’est-ce qui appartient à la forme, qui lui est inhérent, et qu’est-ce qui lui est extérieur ? Cela rappelle certains ‘specific objects” de Judd, qui, à la vue, révèle ce qui leur est intrinsèque, et ce qui ne leur est pas intrinsèque (éclairage, reflets, renvois des formes extérieures, etc.)

Manifeste de l’art Gutai (avec illustrations) #1

#2 Manifeste Gutai (illustré). Annotations pirates

 

Léon Mychkine