Frédéric Messager, kritik express

                 « Car, sous leur double égide, il ne peut rien t’arriver de mal. » ( Sienkiewicz, Quo vadis ?)

Il y a quelque chose de très français chez Messager. « De très français » veut dire une tendance retrouvable chez un certain nombre d’artistes français, à savoir cette façon de détailler variablement l’espace, quand, par exemple, d’autres artistes, étrangers, ont toujours tendance à ensembler dans le format, disons, formaliser un langage homogène, pour le dire vite. Je ne vais pas faire des recherches pendant vingt ans pour le démontrer, mais c’est l’idée. Et puis, il y a, chez Messager, l’obsédant ciel, ce dont il s’agit principalement ici, dans cette image issue d’une très récente série — à poursuivre, d’après nos informations.

Frédéric Messager, Sans titre, n°4, 56 x 76 cm, papier gravure, technique mixte

Il y a un côté maquette dans ce paysage. Car c’en est un. Pour l’instant Sans titre, car Frédéric ne sait pas encore quel titre il va donner, alors, en attendant, Sans titre. Fusain, encre, collage, grattage, crayon de couleurs, frou-frou. Il y a beaucoup d’élégance ici. Je ne vais pas chercher à le démontrer. Vous le voyez, ou pas. J’aime bien ces petites collages genre échassier sombrant dessous, comme un petit gag silencieux, quand les films étaient, comme on dit, “muets”. L’un est au sol, et l’autre semble encore tenter l’exploration. Arrivera-t-il ? La réponse est encore une question : Où ? Où hoù ! C’est un paysage qui n’en fait qu’à sa tête, une sorte de collaboration scénique, où aucun actant-acteur n’est en reste. Ici, rapidement, une “théorie” des objets en tant que liens sociaux, comme quand le sociologue Bruno Latour (2006) dit qu’un lien social, c’est aussi un morceau de bois, de fer, de paille : « En théorie, on pourrait entrer dans un supermarché imaginaire et se diriger vers le rayon des “liens sociaux”.» Or l’art a à voir avec les liens sociaux, ce qui ne veut surtout pas dire que l’artiste doit être un travailleur social (horreur !). Du coup, c’est, encore, raconter une histoire (sinon, à quoi ça sert ?) Je pose que ce qu’applique, dessine, tache, colorie, colle Messager, sont des actants. Je tire le fil d’une théorie du « schéma actantiel », issue du linguiste et sémioticien Algirdas Julien Greimas (1996), non pas pour faire mon pédant, mais parce que, tout à coup, écrivant toujours sous la double égide de la sérendipité et du kairos, je ne trouve pas d’autre terme à requérir que celui d’« actant » ; or, l’ayant écrit, je me dois de signaler rapidement son origine, pour ne pas faire mon cuistre, ce que j’exécrerais au plus haut point. L’actant est un concept de nature syntaxique, l’acteur est sémantique, d’après Greimas. Voyez ? Si on transpose dans les arts plastiques, cela signifie que chaque apposition d’un même geste constitue la syntaxe et que, à un certain moment de gestes différents appliqués dans le même voisinage (format), on obtient une sémantique, et donc des “phrases”; des phrases plastiques. Et nous retombons sur nos pieds, à savoir qu’un artiste, c’est un vocabulaire. Remarque : les acteurs, par leur généralité, sont moins nombreux que les actants (et c’est pourquoi les détails peuvent rendre fou). Pour faire jouer une scène, il faut des acteurs, et des actants (mise en scène, photographie, cadrage…). C’est tout l’enjeu, non pas au sens de supercherie, “pour de faux”, mais tout simplement parce que l’art est un jeu, mais très sérieux, et que, pour jouer, il faut des bons actants. C’est aussi simple que cela (en théorie). Et ici, ci-dessus, c’est parfait, chacun est à sa place, tenant son rôle. Jouer un rôle, c’est prendre des risques. Or, c’est ce que l’on aime chez un artiste ; qu’il en prenne. Messager est de ceux-là. Il y a des effets de réel mêlés à des choses impossibles : cette invasion verticale d’encre bleue, avec ses moirures, et ses petits crachats. Effets de réels (buissons) et effets de découpe (menuiserie des roches). Grouillement grommelot de nuages chargés d’NO2 et d’eau, par derrière.

En général : le côté factice ressort. Mais on y entre. Comme ci :

Frédéric Messager, Sans titre, n°4, Détail 1

Un morceau de ciel, étalé avec moirures. Un actant — avec couleurs spittées, et coulures.

Ce qui compte, c’est l’expressivité. Exactement comme quand on dit à quelqu’un :« Qu’est-ce que t’as à dire ?», ou bien, quand Aby Warburg écrit : « La compulsion a s’engager dans le monde des formes expressives préétablies — sans égard pour leurs origines dans le passé ou le présent —, signifie le moment critique décisif pour tout artiste intentionnant affirmer son caractère propre.» Attention!, expressivité ne veut pas dire action painting, ou autre balancement de matière à la va comme-je-te-pousse, l’expressivité n’implique pas nécessairement une gestuelle de transe, ça peut se faire très tranquillement.

Frédéric Messager, Sans titre, n°4, Détail 2

Mais « très tranquillement » ne veut pas forcément dire Résolutions des problèmes. Ici, dans l’ensemble, se joue un scénario graphique à base de frontières, et là, on se pose la question : Qui, mais qui donc, qui ; a inventé les frontières ? On le voit bien dans Détail 2 (↑), ce que je prends pour un petit bonhomme échassier est justement en train d’en enjamber une. C’est qu’il en faut une paire pour cela ! Et Messager est très concerné par les frontières ; entendez, les taxonomies, qui le fatigue. Mais fatiguer ne veut pas dire renoncer, mais remettre son ouvrage sur le métier, à la Boileau. Rouler dans le noir, sans phare. Et y voir quand même.

L’association des expressions est toujours très subtile.

Frédéric Messager, Sans titre, n°4, Détail 3
Frédéric Messager, Sans titre, n°4, Détail

Les détails, à quoi ça sert ? Ça sert à regarder encore plus, à voir comment ça parle.

 

Refs. Bruno Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Éditions La Découverte, 2006 /// Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale, Larousse, 1996 //// Aby Warburg, “The Absorption of the Expressive Values of the Past”, In Introduction to the Mnemosyne Atlas.

Léon Mychkine

 

 

Frédéric Messager à Orléans

Entretien avec Frédéric Messager

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