Heinich suite, 5

Heinich 1, ici, 2, ici, 3, ici, 4, ici

Je saute quelques pages pour rejoindre le sous-chapitre “du paradigme scientifique au paradigme artistique”. Heinich rappelle que l’utilisation du concept de « paradigme » en art n’est pas nouvelle, cependant qu’à son goût elle est carencée. Elle rappelle aussi comment Kuhn l’établit, mais ce n’est guère plus clair. Le premier exemple qu’elle donne pour faire le lien avec les artistes, c’est le mouvement “impressionniste”, dont la principale nouveauté, d’après Heinich, consiste pour l’artiste à « exprimer sa propre vision du monde ». On peut s’étonner de lire que l’artiste exprimerait en quoi que ce soit une « vision du monde ». Généralement, un artiste exprime sa “vision” de certaines choses telle qu’il veut les retranscrire ; mais, à ma connaissance, les artistes n’ont pas pour but d’exprimer une « vision du monde ».

Ceci dit, on peut d’ores et déjà contester formellement que l’Impressionnisme constituerait à lui seul le moment historique où l’artiste « exprime sa propre vision du monde », si tant est que nous transformions cette expression en “vision d’une réalité”. C’est erroné. Un exemple : Dans les années 1660, une église romaine passe commande à Michelangelo Merisi da Caravaggio (Le Caravage), d’une peinture de Saint Matthieu : « Le saint devait être représenté écrivant l’évangile, et, afin de montrer que l’évangile vient des mots de Dieu, un ange devait être représenté, inspirant ses écrits. Le Caravage, qui était un jeune artiste hautement imaginatif et sans compromis, se mit à réfléchir sur ce que cela devait être quand un vieil homme, travailleur, un simple publicain, devait soudainement s’assoir pour écrire un livre. Et alors il peignit cette image de Saint Matthieu, avec une tête chauve et une barbe, des pieds poussiéreux, tenant maladroitement le fort volume, ridant anxieusement ses sourcils sous l’effort inaccoutumé de l’écriture. À son côté, il peignit un ange juvénile, qui semble juste descendu des hauteurs, et qui doucement guide la main du travailleur comme un professeur le ferait pour un enfant. Quand Caravaggio livra sa peinture à l’église, où elle devait être posée sur l’autel, les gens furent scandalisés pour ce qu’ils prirent comme un manque de respect pour le saint. La peinture ne fut pas acceptée, et Le Caravage dut essayer de nouveau ». Je viens de citer le magnifique livre bien connu d’Ersnt Gombrich, The Story of Art. Le Caravagge, en 1660, par quoi est-il guidé ? Par les Canons Académiques, ou par sa “vision du monde”, pour reprendre l’expression maladroite d’Heinich ? Je pense que la réponse se donne d’elle-même. Au cas où le lecteur n’aurait pas deviné, laissez-moi vous le dire : Le Caravagge n’a été guidé que par lui-même ; l’individu-artiste (en tant que) Caravaggio, troisième issue qui échappe aux standards heinichiens.

Qu’à cela ne tienne, les individualités artistiques totalement niées par Heinich, nous voici, soudainement, vers la fin du XIXe siècle, dans un plein renouveau artistique qui ne consiste qu’en un seul mouvement pictural (les “Impressionnistes”), renouveau tel qu’il constitue un nouveau “paradigme”, qui représente à lui seul l’art moderne, et ce… jusque dans les années 1950 ! Heinich ne peut pas être ignorante à ce point en histoire de l’art, au sens le plus scolaire du terme. Mais si on la suit, encore une fois, où sont passés tous les peintres hors “Impressionnisme” qui ont marqué le XIXe, le début du XXe, et au-delà ? Ils n’offraient pas de « paradigme » ? Mais admettons, pour la cause heinichienne, que l’“Impressionnisme” constitue un paradigme, et que sa théorie paradigmatique s’accorde parfaitement avec la théorie kuhnienne, ainsi que va l’affirmer bientôt Heinich. 

Si l’art de peindre “impressionniste” devient, en 1874, un paradigme, alors il s’ensuit que l’Impressionnisme est le “modèle standard” de la vérité en peinture, de la vérité de la peinture… (Rappelons qu’en 1874, Monet expose avec Renoir, Pissarro, Sisley, Nittis, Boudin, Bracquemont, Brandon, Lépine, et Collin. C’est la première fois que l’on voit autant de tableaux rassemblés de ceux que l’on va baptiser les “Impressionnistes.) À partir de là, si l’“Impressionnisme” est la nouvelle vérité de la peinture “moderne”, conséquemment, tous les peintres contemporains de ce paradigme, et dans sa suite, vont devoir peindre à la manière “impressionniste” s’il veulent, eux-aussi, être dans la vérité de la nouvelle manière de peindre, de la peinture véridique. Fut-ce le cas ? Non. Cela veut-il dire que ces peintres, hors-champ “impressionnisme”, se seraient égarés, insensibles qu’ils furent à la vérité du paradigme ? N’auraient-ils donc produit (technè) que de la peinture “non-vraie” ?

J’insiste sur le concept de « vérité », parce que le propre d’un paradigme, c’est qu’il peut être vrai comme faux. Le fameux exemple d’un faux paradigme donné par Kuhn est le phlogiston, substance invisible mais dont on présupposait l’existence patente puisque supposée “carburant” ou “aliment” du feu… C’est J.J. Becher (alchimiste, chimiste et médecin) qui a postulé l’existence du phlogiston à la fin du XVIIe siècle. Le grand savant Stahl l’a développée, et cette fiction scientifique a duré jusqu’à ce que Lavoisier découvre cet élément naturel qu’il a baptisé (en 1779) oxygène, élément combustible du feu. Pendant presque un siècle on aura cherché ce fameux phlogiston (dénommé aussi “théorie du phlogistique”), qui, de fait, a connu le statut de paradigme. On comprend bien que ce n’est pas le feu qui est un paradigme, c’est le concept et la théorie qui l’illustrent.  

Ainsi donc, Heinich ne retient pas l’un des points centraux de la théorie des paradigmes, c’est-à-dire qu’il peuvent être tenus pour vrais et prouvés erronés par la suite. On aura donc supposé qu’elle tient le paradigme de l’“Impressionnisme” comme “paradigme vrai de la peinture moderne”. Mais je suppute que le lecteur a bien réalisé, depuis déjà un moment, combien il est absurde de transposer la notion de paradigme scientifique dans le domaine de l’art. Pourquoi est-ce si absurde ?

Tout simplement parce que l’art n’est pas une science. Il est impossible de dire d’un art qu’il est vrai ou faux. Il est impossible d’apprendre à produire un art plus vrai qu’un autre. En revanche, que l’on puisse acquérir les techniques — et la rhétorique —, qui conduisent à produire un art consensuel et ‘mainstream’ est une autre affaire, celle de la médiocrité négociée — de la même manière qu’un certain nombre de “romanciers” ne sont que des vendeurs de livres… Et c’est un autre problème, qui n’est pas nouveau, et qui concerne le moment historique où la culture est devenue, aussi, un bien de consommation, ce qui est antinomique, mais cette antinomie a été résolue stratégiquement et rhétoriquement par l’adjectif « culturel ». Si bien qu’il existe, nous le savons tous, la Culture et le culturel. La tâche de ne pas les confondre, au sens littéral : les mêler en un tas indistinct et irreconnaissable, incombe à ceux qui en ont le souci, et on peut compter beaucoup d’artistes parmi eux.

Ainsi donc, il n’existe pas d’art devenu faux ; mais il existe de l’art qui a disparu des radars, qui est devenu daté. Par exemple, on peut probablement avancer la thèse que la plupart des œuvres d’art cinétique ne sont devenues qu’anecdotiques, et ne recèlent plus aucun intérêt excepté historique. Or, le propre de l’art, c’est de traverser les époques, d’une manière certes assez majestueuse et immarcescible ; ce qui est finalement le propre de la Culture.

Je viens peut-être de produire une contradiction. Si l’art est trans-temporel, comment peut-il devenir “daté” ? C’est une question difficile, qui mériterait certainement de longues réflexions. Puisque ce n’est pas le sujet de cette critique du livre d’Heinich, je répondrai concisément ainsi : Comme d’autres domaines, l’art peut ressortir à la croyance ; c’est-à-dire que, face à telle production, on peut être séduit et penser que ladite production va durer. On sait que l’Histoire est remplie de gloires qui se sont bien vites fanées après leur passage sur terre ; qu’elles fussent humaines ou artefactuelles. On peut donc supposer qu’à toute époque il existe des croyances, qui ne sont pas pensées en tant que telles, mais qui sont prises pour de la connaissance et du savoir. Or il arrive que la croyance s’épuise, qu’elle s’efface dans le temps, ou qu’elle se volatilise littéralement après telle ou telle découverte. Et finalement, c’est après tout ce qui arrive à la science avec les paradigmes ; on croit détenir un savoir qui est entendu comme une certitude, tandis qu’il n’en est rien. De fait, pourquoi ce qui arrive dans la science n’arriverait-il pas dans d’autres domaines de la Culture humaine ? Mais revenons donc à Heinich.

Heinich, pourvue de son équipage équin (l’écurie impressionniste) traverse la steppe historique et rejoint les années 1950 où l’attend un adversaire de taille : l’art contemporain : « Il faudra plusieurs générations pour que cette nouvelle définition de l’art — ce nouveau paradigme —, s’impose non seulement aux artistes, puis aux critiques, mais aussi au grand public : Il y eut donc bien, dans le courant du XXe siècle, un changement effectif des représentations collectives allant dans ce sens — changement qui aboutira à ce qu’on appelle l’“art moderne”, lequel se verra à son tour mis au défi, dans le courant des années 1950, par l“art contemporain”. Voilà qui correspond parfaitement à la définition que donne Kuhn des révolutions scientifiques, “épisodes non cumulatifs de développement, dans lesquels un paradigme plus ancien est remplacé en totalité ou en partie, par un nouveau paradigme incompatible” » [p.45-6].

Nous n’allons pas insister sur la mécompréhension et l’usage parfaitement superfétatoire du concept de paradigme utilisé par Heinich. Cependant, si l’on comprend bien ce qu’elle ajoute, l“’Impressionnisme” constitue pour Heinich un paradigme tel qu’il représente, à lui seul, “l’art moderne” ; et cette imposition avance tranquillement, jusqu’aux années 1950. On se frotte encore les yeux… Le dadaïsme, le surréalisme, l’émeute en 1913 au Théâtre des Champs-Élysées pendant que l’on joue Le Sacre du Printemps, de Stravinsky, etc., tout cela et tant d’autres événements est nivelé, rasé. Jusqu’aux fameuses années 1950…

à suivre…


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