La photographie documentaire est un exercice difficile et délicat. Sa réussite tient à la fois dans le témoignage, et le supplément que l’on qualifiera, selon les goûts est les postures théoriques, d’esthétique, de réaliste, ou encore de véridique. Rappelons que la photographie est originellement documentaire ; elle montre la réalité. Mais sa théorisation n’est venue qu’après coup, avec le texte de Beaumont Hall, publié en 1938 dans la revue Parnassus : ‘Documentary Approach to Photography’. Et c’est bien Hall qui nous rappelle, d’entrée de jeu, qu’une photographie, c’est un document. Dans son texte, il exalte la photographie en tant que moment de « vérité ». À cela, Hall ajoute un supplément qui est l’esthétique. En effet, Hall écrit que si des centaines milliers de photos ont déjà été prises de Paris depuis un siècle (nous ne sommes ici qu’en 1938), sur ces centaines de milliers, Hall ne retient que deux photographes ; Charles Malville et Eugène Atget. Ce n’est pas anodin. Ce n’est pas parce que nous prenons une photo de ce qui est là, devant nous, que cette photo pourrait avoir un intérêt autre que mémoriel, familial, ou personnel, intentions tout à fait louables, bien entendu, mais pas suffisantes pour faire une “bonne” photo, voire une photo dont le contenu formel — un aspect d’une reproduction fidèle de la réalité mais mis à plat en deux dimensions —, échappe au cadre, contenu alos qui peut rejoindre le domaine artistique. D’où la sélection très stricte sur cent ans faite par Hall (seulement deux photographes, et pas n’importe lesquels). En 1938, ce dernier remarque que ce qu’il appelle le « document photographique », depuis 10 ans, connaît un intérêt chez certains jeunes photographes « qui, sentant la force esthétique de tels documents photographiques, y ont vu dans cette approche matérialiste la base d’une esthétique pour la photographie. » Et de citer Berenice Abbott, Walker Evans, Willard Van Dyke, ou encore Dorothea Lange. Hall fait cette précision notable : « Il est important de garder à l’esprit que “documentaire” est une approche plutôt qu’une fin. » Ce que veut dire par là Hall, c’est que le « photographe documentaire n’est pas un simple technicien. Non plus qu’un artiste pour le bien de l’art. Ses résultats sont souvent techniquement brillants et hautement artistiques ; mais essentiellement ce sont des rapports illustrés. En premier lieu et avant tout c’est un visualiseur. Il met dans les images qu’il en sait et ce qu’il pense du sujet, devant son appareil. Avant de partir en mission, il étudie attentivement la situation qu’il va visualiser. […] Mais il ne photographira pas froidement ; il n’illustrera pas simplement ses notes de bibliothèque. Il mettra dans son appareil photo quelque chose de l’émotion qu’il ressent vis-à-vis de la situation ; car il réalisera que c’est la manière la plus effective pour enseigner au public auquel il s’adresse. Après tout, n’est-ce pas la racine du mot “document” (docere, “enseigner”) ? Pour cette raison ses images auront une qualité différente, et plus vitale, que celles d’un simple technicien. » On pourrait continuer encore cette passionnante histoire, rappelons tout de même que la critique d’art Elizabeth McCausland reprochera (en 1939) le penchant trop esthétiste de la photographie documentaire tel que défendu par Hall Et Evans. Mais tels sont biens les enjeux de la photographie documentaire ou documentariste : un équilibre inframince entre l’informel du compte-rendu et l’exagération. Et c’est bien pourquoi la discipline de la photographie documentaire est si difficile : un zest de pathos en trop, ou bien trop de contraste (comme dans la plupart des photographies de Salgado, qui a connu son heure de gloire), un rendu trop banal et impersonnel, comme le sont des milliards de photographies, et tout s’effondre.
Il y a des frontières qui ne pardonnent pas. La Manche en est une. Et ce n’est pas le dernier des paradoxes que pour les migrants et réfugiés de l’Afrique noire, qui ont bravé au péril de leur vie la Méditerranée ; ce couloir (The Channel) de 34 km de largeur, écrasa tous les rêves dans la saleté inhumaine de la dite “jungle”. Rappelons que la distance, entre Tripoli et Lampedusa, par exemple, est de 297 km (à vol d’oiseau), ou encore 160,08 miles marin, sur une mer dangereuse et tueuse. Il est pour le moins cruel qu’une étendue d’eau, dont le caractère étroit est spécifié aussi bien en Français (manche) qu’en Anglais (chenal) résiste si irrémissiblement au déplacement d’êtres humains.
Au Centre Photographique d’ïle de France (Pontault-Combault), qui a été récemment labellisé Centre d’art contemporain d’intérêt national, on peut voir en ce moment une exposition dédiée à ce phénomène historique qu’on aura nommé la “Jungle” de Calais, métonymie vivante pour symboliser l’un des non-lieux du monde-naufrage des réfugiés, empêchés par une absurde situation administrative d’aller là où ils le voulaient, le rêvaient pour la plupart : Le Royaume-Uni. Quant à ceux qui rêvaient de la France, je ne suis pas certain que la plupart de ces rêveurs (comme on le dit en Amérique du Nord pour les enfants d’immigrés, qualifiés donc très objectivement et sans aucune ironie de ‘dreamers’), que ces rêveurs donc, vu l’accueil, l’incompréhension et l’existentialité fracturée nette par l’environnement, n’aient pas éprouvé au plus profond d’eux-mêmes un sentiment de déconvenue que l’on peut sans exagérer qualifier de métaphysique. (La métaphysique traite des choses essentielles, et notamment de l’être, du sujet, de l’individu en tant que devenir. Combien de fractures ces sujets auront reçues en échouant dans la “jungle” ?). Mais, métaphysique ou pas, c’est bien souvent leur psyché qui s’est fracturée au sein de cette situation absurde. (Un rapport de mission commandé par Médecins du Monde sur la santé mentale à Calais est lisible ici).
En m’entretenant de nouveau avec Jean Larive (voir l’article consacré), et bien qu’il l’eut dit au CPIF le 11 octobre, je n’avais tout de même pas intégré le fait que la “jungle” n’existe plus. Depuis octobre 2016 ! Et c’est pourquoi j’en parle au présent. La “jungle” a été tellement présente qu’elle est devenue historique, comme il le rappelle. Effectivement, la “jungle” est un événement, qui a eu lieu, mais je n’arrive pas à comprendre, tandis que je me souviens bien de l’opération de dissémination des réfugiés sur tout le territoire au moyens de cars (opération menée en coordination avec le Centre d’Accueil et de Réinsertion (CAO), comment j’ai pu penser tout ce temps que la jungle existait encore. Mais voici peut-être une hypothèse : J’avais bien vu que certains ne voulaient pas prendre ces cars, et s’étaient dispersés dans les environs. Ai-je, inconsciemment, pensé que ces réfractaires allaient reformer une “jungle” ?
L’exposition “Réinventer Calais” (du 05/10 au 22/12), est issue d’une commande émanant du CNAP et du PEROU, commissionnée par Pascal Beausse (Directeur de la Collection Photographique du CNAP) et Nathalie Giraudeau (Directrice du CPIF). Elle s’inscrit dans l’opération promue par le réseau Diagonal, dont le thème cette année est “l’engagement”. (Sur leur site, nous lisons ceci : « Le réseau Diagonal, fondé en 2009, est le seul réseau en France réunissant des structures de production et de diffusion dédiées à la photographie moderne, contemporaine et patrimoniale. Il participe à la structuration de la création photographique ; il accompagne la professionnalisation des artistes et s’attache au développement d’une éducation artistique et culturelle sur l’ensemble du territoire. ») Ainsi, la manifestation au CPIF fait partie des “21 expositions, 233 artistes, 10 régions, 19 départements”, qu’il sera loisible de voir entre jusqu’en février 2020. Pour le moment, nous sommes à Ponteau-Combault, où se déploient les œuvres de Lofti Benyelles, Claire Chevrier, Jean Larive (de l’agence MYOP), Élisa Larvego, Laurent Malone, André Mérian, Gilles Raynaldy, et Aimée Thirion.
L’exposition est réussie, car elle relève un défi somme toute assez difficile, en ce sens que le sujet traité l’a été abondamment dans les media (orthographe correcte), et qu’il fallait trouver un angle différent, sous peine de redite, et pis, d’inanité visuelle. Les photographes s’en sont bien sortis. C’est d’autant plus difficile que nous sommes interpellés par une discipline rarement montrée, me semble-t-il, à savoir la photographie documentaire. La photographie documentaire n’est pas très connue du public non plus, me semble-t-il (si l’on met de côté les phénomènes temporaires que sont les expositions, telle celle récemment de Dorothea Lange au Musée du Jeu de Paume, à-propos de laquelle je me permets de renvoyer à mon article afférent)
Comme tout un chacun, j’ai été plus attiré par certaines photographies que par d’autres, et même, à l’intérieur de ces dernières, on pourrait encore préférer telle à telle autre. Mais nous n’irons pas jusque là, quoique, il a bien fallu choisir celles dont j’allais traiter… J’ai donc privilégié les photographies d’Élisa Larvego, Jean Larive, et André Mérian. Cela ne préjuge en rien de la qualité des autres travaux exposés, car je n’ai pas la science infuse (la connaissance qu’Adam reçut de Dieu, selon une ancienne légende). Mais commençons d’y voir plus clair, avec les mots introductifs respectivement de Nathalie Giraudeau et de Pascal Beausse.
Nathalie Giraudeau, rappelle « le contexte de l’exposition [qui] est cette collaboration avec le CNAP, avec un autre événement national, qui est l’anniversaire du réseau Diagonale, qui est un réseaux qui fédère plusieurs structures dédiées à la photographie, avec un volet pédagogique très important. Pour cet anniversaire, les membres ont souhaité faire événement sur tout le territoire en même temps, et nous avons proposé au CNP un partenariat, pour mettre en valeur la création, en s’appuyant sur la collection, ce qui mettait en valeur ce lien qui nous relie, c’est-à-dire cette défense de la création sur le territoire français, aussi bien de la part de l’État que de celle des collectivités territoriales, et des structures associatives sur le territoire. Par ailleurs, s’ajoute à ce contexte, l’invitation faite par Florian Ebner, du Cabinet de la Photographie, du Centre Pompidou, qui ouvrira une exposition avec Bruno Serralongue, les habitants de la “jungle de Calais”, et l’AFP [“Calais. Témoigner de la ‘jungle’”, 16 oct. 2019 – 24 févr. 2020]. Florian nous a invité tous les deux [i.e., CNAP et CPIF] à faire un focus sur la représentation du phénomène migratoire, en s’appuyant sur l’exposition qui est à Pompidou, et en donnant aussi l’occasion à la commande publique, qui a été menée par le CNAP, d’être vu pour la première fois. […] Nous travaillons tous ensemble, tous de concert, et je trouve important de rappeler que nous faisons communauté, en soutien à la création. […] Et le thème général de Diagonal est l’engagement, ce qui situe aussi l’engagement du Centre, qui est de soutenir le travail de création des artistes, dans une certaine fidélité, à poursuivre des relations avec des artistes, des institutions, et aussi à réfléchir cet objet particulier et délicat qu’est la photographie documentaire, parce qu’elle pose toujours des questions de positionnement éthique. […] Donc l’objet [i.e, de l’exposition] c’était de tout garder ».
Dans son intervention, Pascal Beausse rappelle à cette occasion que le CNAP « gère et fait vivre la collection du fond national d’art contemporain, qui est la collection de l’État, depuis 1791, créée par les Révolutionnaires, qui n’a jamais cessé de collectionner depuis lors l’art de son temps, dans une collaboration avec toues les acteurs de l’art, à l’échelle nationale et internationale. C’était la volonté, l’intention des révolutionnaires, dans un moment de réinvention de soutien aux artistes, déjà de démocratisation de la création contemporaine, et bien sûr dans une nécessité alors la manière dont l’État travaillait avec les artistes de son temps. C’était évidemment un moment fondateur de la notion de “patrimoine”, qui est un socle symbolique et concret dans notre société, puisque deux ans plus tard, en 1793, le Louvre a été créé. Donc nous sommes vraiment à l’origine même de cette notion qui nous rassemble, dans cette histoire culturelle, qui est cruciale et pas seulement pour l’art et la culture, mais aussi je crois comme un ciment et un socle de notre société […] M. Beausse rappelle qu’a été crée en 2011] une nouvelle aide, qui s’appelle l’aide à la photographie documentaire. Nous avons souhaité amplifié notre soutien à la photographie, et nous avons aidé déjà 150 projets de photographie documentaire. » Revenant à l’exposition Réinventer Calais, M. Beausse précise que sa proposition est issue du PEROU, « association composée de politistes, d’architectes, de sociologues, de photographes, d’anthropologues, etc., engagée sur des questions d’urgence […] le PEROU avait lancé une commande à des photographes, inviter les photographes à venir voir la ‘jungle’ [la première ‘Jungle’, détruite par les “forces de l’ordre” en 2009] avec les guillemets nécessaires, qui plus est la ‘new jungle’, dans un deuxième temps, après destruction de la première […] Le titre Réinventer Calais nous a été proposé par le PEROU […] ses différents membres, Sébastien Thierry, notamment, écrivain, qui, je dirais, passe par des modalités de fictionnement perfusés dans le réel pour produire une critique en direct de la situation réelle et dans une compréhension de la possibilité d’agir politiquement, en artiste, en écrivain ; non pas de faire de la politique en art, mais de faire de l’art politiquement très clairement, pour reprendre cette distinction faite par Godard il y a longtemps, qui, je crois, fait sens ».
Le rapport de Human Rights Watch, honteux et accablant pour notre pays, sixième puissance mondiale, publié sept mois après la destruction de la jungle est lisible ici. Il met en exergue notamment une citation d’un discours du Président Macron, à Trieste, le 13 07 2017 : « [L]es femmes et les hommes qui, naguère, venant de Syrie, aujourd’hui venant d’Erythrée ou de nombreux autres pays qui sont des combattants de la liberté, doivent être accueillis en Europe et tout particulièrement en France. » Les CRS qui gazent au poivre les réfugiés dans leur sommeil, y compris les enfants, ont certainement pris bonne note de ce devoir d’hospitalité. Je cite le Rapport : « Neuf mois après la fermeture du camp de Calais, entre 400 et 500 demandeurs d’asile et autres migrants vivent toujours dans les rues et les zones boisées de Calais et des alentours, selon des travailleurs humanitaires. Parmi eux, le nombre d’enfants non accompagnés est mal connu, mais les humanitaires estiment qu’il y en a au moins 50, voire jusqu’à 200 ou plus […] Le Défenseur des droits a observé le 14 juin [2017], après sa visite à Calais, que les enfants et les adultes présents dans la ville et aux alentours étaient “dans un état d’épuisement physique et mental” ». (Le rapport du Défenseur des droits est ici). Que peut-on ajouter après de tels indices et signes d’indignité ? La réponse pourrait comporter des mots tels que “honte”, “colère”, entre autres… ‘So what ?’, dirait notre Président, qui pratique si bien l’Anglais…
PS : Je remercie Gabrielle Ponthus (Chargée de production au CPIF) de m’avoir invité à la visite de Presse le 11 octobre dernier, et de sa précieuse aide subséquente.
Jean Larive à Calais. (P.1) Protocoles et signes. (P.2) Entretien
Léon Mychkine