Feuilleton : tentative d’approche de l’“être”-femme-artiste (avec Imogen Cunningham et Réjane Lhote) #1

Mais d’abord : qu’est-ce qu’une femme ? Simone de Beauvoir

Plus j’avance dans ma pratique critique et théorique de l’art contemporain, plus je rencontre d’artistes, et plus je me suis fait la réflexion, et maintenant la conviction, qu’il y a, dans l’art contemporain, quelque chose que les femmes-artistes disent, montrent et apportent qui les distinguent de ce que les hommes-artistes peuvent offrir. Je ne suis pas en train de dire qu’il existerait un art féminin ; non, ce n’est pas du tout ce que je veux dire, car je pense qu’à un certain niveau de réalisation, d’évidence, l’art n’a pas de sexe, pas plus que la pensée d’ailleurs. Je me suis par exemple souvent posé la question par rapport à tel ou tel roman, ou nouvelle, si l’on pouvait deviner le genre de l’auteur. Je n’ai pas mené d’études à ce sujet, mais je parie qu’il serait impossible, pour beaucoup, d’en déterminer le genre. Cependant que, là encore, on trouve, dans tel ou tel ouvrage, une inclination qui ne peut s’originer que depuis un type, et non de deux. Par exemple, My Antonia, de Willa Cather, “respire” la femme-auteure, c’est évident au fil de la lecture ; il y a là une douceur, une attention, une délicatesse sensitive qui ne peut être que le fait d’une femme-écrivain. De la même manière, en parlant avec les femmes-artistes, en voyant leurs œuvres, je me suis rendu compte que certains dires, certains travaux, ne peuvent avoir existé que depuis l’être-femme-artiste, disons, pour le moment, sans y injecter une métaphysique suprême (pas de majuscule à être). Il y a des êtres, des substances, des entités, appelez les comme vous le préférez, et, parmi ces entités expérientielles (l’être humain, pour le grand philosophe A.N. Whitehead, est une Entité Actuelle globale, par exemple), certaines sont sexuées, à partir d’une différence biologique profonde. Qu’est-ce à dire ? Je ne pense pas, et n’invente rien en le disant, que le genre soit déterminé uniquement par le sexe. Ce que je veux dire, par exemple, c’est qu’une femme-artiste ne crée pas spécialement à partir de son vagin, ou de ses hormones ; mais depuis son “être-femme”, ce qui est tout de même différent, en terme d’échelle. Il faut faire attention, encore une fois, de ne pas caractériser l’art produit par les femmes-artistes comme art féminin. Une telle appellation sera réductrice, et aurait tendance, même, à minorer les œuvres, la pensée, et le travail. La question, alors, c’est comment nommer cette typification ? Pour le moment, je n’en sais rien. C’est pour cela que j’emploie l’expression femme-artiste, ou artiste-femme. Mon matériau de recherche, c’est essentiellement le dire des femmes, et ce qu’elles en font, ou bien inversement, ce qu’elles font, et ce qu’elles en disent, comme autant de boucles d’actions et de rétroactions. Ensuite, ce matériau est parcellaire, fragmentaire, je ne mène pas d’étude scientifique. Enfin, c’est une recherche empirique, dans le sens où je ne pourrai pas nécessairement apporter la preuve que tel dire, tel faire, est davantage issu d’une main de femme ou d’homme, cependant que, au fur et à mesure des dires et faits, je pense que nous aurons idées de quelques schémas directeurs, qui pourront être illustrés par des mots précis, des façons, des sentirs. Et, finalement, ce n’est qu’au cours de cette modeste enquête que nous serons sensibilisés à ce qui est typique chez une artiste-femme, et introuvable chez un artiste-homme.

La première artiste dont je voudrais m’approcher, et afin de lui rendre hommage, est la grande photographe et activiste Imogen Cunningham, en commençant d’étudier un texte publié dans une revue féministe universitaire de 1913 (The Arrow, qui paraît toujours !), titré “La photographie en tant que profession pour les femmes”. Cunningham essaie de rappeler pourquoi les femmes occupent moins de postes de travail que les hommes, et estime que l’on ne devrait pas comparer le travail effectué par une femme à celui effectué par un homme :

« Bien qu’il puisse y avoir une large différence dans l’interprétation que les femmes et les hommes donnent de l’art, il n’y a pas, ou il ne devrait pas y avoir, de standard établi par la différence du sexe. Il n’y aucun sens à dire que les femmes sont faites pour certaines phases de l’art. En tant que sexe, elle ne le sont sûrement pas. Le travail actuel des femmes jugé par les standards depuis lesquels le travail des hommes est jugé est la seule juste mesure. Pourquoi devrait-il être comparé aux résultats des hommes en tant qu’hommes ? Il devrait être simplement jugé par les mêmes standards et depuis ceux-ci tenir pour tout. La femme en art ne s’exprime pas elle-même en tant que créature sexuée mais en tant qu’individu. Qu’il y aura une différence dans son expression de celle de l’homme est évident depuis le fait que son point de vue est différent. Plus grande sera l’indépendance et la liberté acquises par les femmes, moindre deviendra la différence de point de vue. Une occupation représente simplement un mode dans lequel l’esprit humain peut s’exprimer lui-même. Que l’esprit féminin ait besoin de s’exprimer différemment de l’esprit masculin n’est pas nécessairement vrai. La photographie n’est donc pas une meilleure profession pour une femme que pour un homme, c’est simplement une profession, ou, peut-être pour plus précise, un artisanat [‘craft’] ou un commerce pour lesquels les deux sexes ont des droits égaux.»

On le voit, Cunningham semble un peu osciller entre deux positions : «1) L’art produit par les femmes révèle une différence (c’« est évident depuis le fait que son point de vue est différent ».) 2) « Que l’esprit féminin ait besoin de s’exprimer différemment de l’esprit masculin n’est pas nécessairement vrai. » Soit l’esprit féminin produit, en art, une différence, soit il ne la produit pas. Mais il n’est pas certain que Cunningham se contredise, car il semble qu’elle compte sur le facteur temps : « Plus grande sera l’indépendance et la liberté acquises par les femmes, moindre deviendra la différence de point de vue.» Nous sommes en 1913, et la position de Cunningham est différente de celle d’une artiste en 2020, c’est évident. De fait, il ne sera pas injurieux à sa mémoire de constater que Cunningham s’est trompée : avec le temps, soit l’indépendance artistique acquise, la différence ne s’est pas résorbée ; au contraire, elle s’est creusée et accentuée. Il y a déjà, et bien entendu de longtemps, que la femme-artiste s’est exprimée, non pas en tant que semblable à l’homme dans ses œuvres, mais, bien plutôt, semblable à elle, l’être-femme-artiste. Et, dire cela nous permet de sauver la thèse dans l’extrait de Cunningham : « La femme en art ne s’exprime pas elle-même en tant que créature sexuée mais en tant qu’individu.» Reste à savoir en quoi consiste l’individu-femme-artiste… Pour le moment, je reprendrais bien l’expression utilisée par de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, soit celle de « singularité » : « Un homme n’aurait pas l’idée d’écrire un livre sur la situation singulière qu’occupent dans l’humanité les mâles. Qu’il soit homme, cela va de soi… Il est entendu que le fait d’être un homme n’est pas une singularité. Un homme est dans son droit en étant homme, c’est la femme qui est dans son tort. » Nous sommes ici en 1949. Autant dire l’antiquité des mouvements de libération. Mais, justement, je crois que l’on pourrait reprendre le terme de « singularité » non pas pour affirmer que seule la femme en constituerait une, mais alors pour bien souligner que tout être humain est une « singularité », a fortiori les artistes. Et c’est bien ce à quoi nous avons assisté à partir de la fin du XIXe siècle dans le domaine de l’art : une extraordinaire singularisation de l’artiste en tant qu’individu. Partant de là, il est assez évident que les femmes-artistes allaient emboîter le pas à ce mouvement devenu inexorable. Si fait, on aura eu donc une belle échappée des femmes-artistes, échappée qui a su se cristalliser dans des univers-types, propres à elles et rien qu’elles, et on peut penser à Louise Bourgeois, Agnes Martin, ou encore à Eva Hesse, parmi bien d’autres, mais il ne s’agit ici que d’évoquer un univers.

Et puisque l’idée d’une spécificité propre aux femmes-artistes m’est venue depuis mon expérience de critique d’art, et principalement depuis les entretiens réalisés, j’ai assez de matériau pour puiser dans ce qui constitue déjà une archive. Et c’est donc avec Réjane Lhote (article ici) que je vois le premier indice d’une parole féminine de l’art. Très vite dans l’entretien, Lhote, à-propos de son dessin réalisé dans la Borne, une structure quadrangulaire munie de deux vitres sur deux côtés opposés, me confie ceci :

« Ce qui m’intéresse dans ces liants, c’est qu’il y ait une confusion entre le devant et le derrière, et qu’à chaque fois, chaque point de vue, la façon dont on vient se présenter devant ce travail, va faire que c’est un paysage différent, appréhendé différemment. »

Voilà !, c’est simple. Non ? Vous ne voyez pas ? Bon ! Je vais tenter de vous dire ce je vois ici. En un mot, c’est ce que j’appellerais la pensée de l’entre-deux. Cela me paraît typique d’un art pensé et produit par une femme-artiste, et, cet entre-deux, nous le retrouverons aussi dans la pensée et la pratique de Julie Navarro. Mais, comme disait Monsieur X : « N’allons pas trop vite !». Restons près de Réjane. Je ne sais pas faire de statistiques (et cela ne m’intéresse pas), et je ne vais pas relire tous mes articles, mais je ne vois nulle-part, de mémoire, un moment où un artiste-homme m’aurait dit que ce qui l’intéresse, c’est « la confusion entre le devant et le derrière.» Dans cette expression, encore une fois, je vois l’opportunité de l’entre-deux qui, en l’occurrence, signifie l’indécision. Bien au contraire, j’ai souvent reconnu, dans la parole des hommes-artistes, une certaine forme d’assurance dans leur production, voire une certitude que là, et ici, tel élément était justifié, et ne pouvait prêté à confusion. Admettons donc que cette pensée, cette acceptation de l’entre-deux, est le premier indice chez l’artiste-femme. Poursuivons. Un peu plus loin, Lhote me dit :

« Mon travail part souvent d’une architecture que j’ai traversée, habitée, vécue ; d’un espace que j’ai visité. […] Mon dessin est toujours la mémoire d’un lieu… et ces feuilles de papier c’est pour moi une mémoire de ce temps ici… »

C’est le deuxième indice, et je suis sûr qu’une telle phrase n’a jamais été prononcée par un homme-artiste que j’aurais rencontré. Tout cela est dit avec une candeur, une sincérité, qui ne sont le signe de rien d’autre que celui de l’expérience artistique. Mais il faut entendre ici l’expression (expérience artistique) comme incluant l’espace en entier, dedans et dehors compris. C’est encore donc là un signe éminemment féminin que de se laisser imprégner par l’environnement, quel que soit son échelle, et sa concomitance (micro et macro en même temps). De ce point de vue, je dirais qu’il y a, chez beaucoup de femmes-artistes, une porosité actuelle que l’on ne rencontre pas tant que cela chez les hommes-artistes. Quand bien même j’ai déjà rencontré chez certains l’affirmation que le lieu comptait pour la réalisation d’une pièce, je n’ai pas trouvé trace d’une présence fantomale et à la fois énactive (si ce mot interroge, voir dans mon Lexique, au terme énactivisme) telle que celle mentionnée par Lhote. Relisez la citation ci-dessus, et revenez. Il me semble que l’artiste-femme est pénétrée par l’espace bien davantage que l’artiste-homme, qui, d’une certaine manière, voit souvent l’espace comme une donnée à apprivoiser, à intégrer, avec quoi l’on négocie, mais pas comme quelque chose qui pénètre l’être au point de jouer un rôle prégnant dans la restitution, au point, nous dit Lhote, que le « dessin est toujours la mémoire d’un lieu… et ces feuilles de papier c’est pour moi une mémoire de ce temps ici…». S’ajoute ici un élément typiquement féminin, que je qualifierais de non-maîtrise procédurale. Cette non-maîtrise procédurale, en quoi consiste-t-elle ? Comme nous le dit l’artiste, il s’agit d’une position dans laquelle elle se laisse impressionnée (presque au sens d’imprimerie), par le lieu, au point que, en direct, au moment où Réjane est en train de réaliser sa pièce, ce moment où je l’interroge tandis qu’elle œuvre, où j’assiste à son processus, et ce depuis une journée (si mon souvenir est bon), elle s’est déjà laissée impressionner par le lieu, produisant un dessin qui devient actualité pure et future mémoire

à suivre…

PS : Comme toujours, la traduction de l’anglais est assurée par Léon Mychkine.

En Une : Photo non datée d’Imogen Cunningham

Léon Mychkine