Les œuvres de Christine Smilovici. Entre art brut et art autobiographique. (L’être femme-artiste #5)

Il y a de nombreuses séries dans les œuvres de Smilovici et, pour l’entretien et cet article, j’en ai retenu deux, qui m’intriguent, et, parallèlement donc, m’intéressent. Commençons avec un item de la Série “Le mai le joli mai” :       

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai”, photographie ancienne, perles, rubans, fils de coton et mercerie diverse, env. 35 x 23 cm

Rappelons que l’artiste part souvent du verso du canevas ; ce qu’elle m’apprend dans l’entretien. C’est déjà un postulat. Comme si le verso était le passé du recto, passé qu’il est donc logique que Smilovici re-cherche, et repique physiquement et mentalement, comme pour recharger et décharger les batteries parallèles, celles qui accompagnent et ou poursuivent nos vies (c’est au choix, enfin non). Qui y a-t-il à l’arrière du paysage ?, est une question que je n’ai pas eu la présence d’esprit de poser, mais qui semble assez fondamentale. Je le redis : à l’arrière du paysage, on trouve le passé. Cependant, ce sont des traces, mais qui nécessitent une customization (en bon français), et c’est pourquoi l’artiste ajoute rubans, colifichets, perles, sequins, et une photographie (toujours hantée de jeunes personnes). Le tout, par une hypostase personnelle re-projette l’artiste dans un passé-présent retrouvé, tout autant que fantasmé — l’enfance, la campagne, les jeux, le temps. Il y a une manière indiquée d’art brut, mais aussi, dirais-je, naïve, chez Smilovici, dans sa façon d’exprimer la réalité, comme par exemple ces montagnes devenues volcans cracheurs de perles et de fleurs :   

Détail

Notez bien qu’il y a une différence entre art brut et art naïf (c’est un vaste sujet, et j’y reviendrai peut-être). Mais si la pratique smilovicienne oscille entre ces deux pôles, on en trouve un troisième, à la vérité premier, la récupération. L‘artiste ajoute des éléments sur des structures ou des formes déjà existantes. Bien entendu, ces ajouts sont déterminants, ils modifient la physionomie des objets, mais la structure est déjà là. Disons que Smilovici regreffe sur du greffé ; bouturage iconologique au croisement d’une vie sur d’autres ; étonnant parcours en chiasme, coupant et recoupant le donné et les dons nouveaux.   

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai”, photographie ancienne, perles, rubans, fil de coton, sequins, 30 x 27 cm

Smilovici a une manière très particulière d’assemblage. Je ne suis pas un spécialiste de l’art brut, mais il me semble qu’on trouvera difficilement, dans cette catégorie, des œuvres autrement réalisées qu’intégralement par leurs auteurs — c’est tout l’ego qui s’y met, et chaque millimètre de matière a été produit ou configuré par l’artiste ; ce en quoi, justement, l’œuvre d’art brut est absolument, et nécessairement, unique. Chez Smilovici, l’ego n’a pas besoin de se rassurer dans ce que d’aucuns nommeraient le mythe de l’authenticité. Mais ce qui est sûr, c’est que Smilovici est très attentive au point ; il est nécessaire que le point (de couture, de broderie) lui convienne. Sinon elle enlève tout (lire l’Entretien). J’ai dans l’idée que ces points sont aussi importants que pour un peintre les touches… Ensuite, elle va intervenir, ajouter des pièces, des éléments (cités plus haut). Et c’est à ce croisement que la manière de faire de l’art chez Smilovici est originale, à au moins deux titres. 1) Elle associe l’objet déjà existant avec ses propres ajouts, 2) elle gravite autour de son enfance sans en montrer le moindre indice personnel. C’est curieux. Il y a là comme une pudeur, certainement. Comment parler de soi en en passant par les œuvres domestiques et photographies des autres ? Pourquoi l’artiste ne parle-t-elle pas directement d’elle-même ? À cette question, on peut répondre qu’il y a plusieurs séries chez Smilovici, et notamment celle dont nous parlons dans l’Entretien, à savoir “La Matrice”, dont voici l’une des illustrations :

Christine Smilovici, Série La Matrice, “Vous devriez utiliser l’échelle de douleur, de 0 à 10”, dessin/collage sur feuille livre obstétrique, 23 x 17 cm

“La Matrice” est certainement la série la plus traumatiquement explicite dans le travail de Smilovici, c’est un festival : Ode à la gestation, à la parturition, au découpage du corps et dispersion des organes, etc. C’est, comme dirait Artaud, un théâtre de la cruauté

Smilovici n’est pas dans le théâtre, mais substituez au mot « théâtre » un autre qui correspond à son registre, et je pense bien (« ch’pem’ben ! », comme disait mon grand-père) que l’artiste verra sans doute de quoi il s’agit. Et si vous n’en avez idée, je vous invite à visiter la page concernée (en hyperlien plus haut) et à regarder ; et, comme on dit, ça pique. On a l’impression que tout se disperse et se concatène en même temps, ce “tout” étant le meurtre barbare de la jeune fille (lire l’Entretien), la lourde opération subie par l’artiste, et la parturition, trois événement distincts en temps et en espace mais qui se retrouvent dans la série, comme un ensemble de volets névrotiques accompagnés d’une impression de, oui, silence ; on montre des situations, mais on n’y comprend pas grand-chose. Comme si nous comprenions la vie, ce qui nous arrive, finalement. Les dessins et collages de la série “La Matrice”, en ce sens, et j’y insiste, démonstrativement silencieuse. Je veux dire, ce n’est pas apitoyant, ni narcissique, c’est juste  ; ça témoigne. Et ça produit aussi, parfois, de l’hypostase :


Christine Smilovici, Série La Matrice, dessin, crayon de couleur, A3

Voyez ?, on peut se poser la question : Est-ce de l’informe que provient la forme ? Est-ce que la forme renvoie à l’informe ? etc. Ça me fait penser que tous ces hommes qui se “prennent” pour des femmes (libres à eux), ne pourront jamais produire une série telle que “La Matrice”, parce que, même si cela peut apparaître ringard ou réactionnaire (c’est à la mode) de dire qu’il existe (n’en déplaise à Preciado et ses délires), de réelles et véritables différences entre hommes et femmes n’est pas énoncer un mensonge, une erreur du passé, réitérer un mythe basé sur on ne sait quel patriarcat originel. Non. Jusque preuve du contraire, il existe, a minima, des différences sexuelles et physiologiques entre les femmes et les hommes, différences qu’aucun travestissement psychique et/ou corporel ne saura abolir. La nier, cette différence, qui rend si riche l’humanité, c’est justement nier l’humanité. Au contraire, affirmer la non-différence, la fluidité, c’est, par contraste, renforcer la mysoginie et l’infériorisation — tant factuelle que conceptuelle — des femmes dans la société. J’en reviens donc, par là, à ce qui peut caractériser les différences, du coup, entre les artistes-hommes, et les artistes-femmes (j’ai écrit plusieurs articles à ce sujet). En ce sens, et si l’on en vient à la lente émergence et reconnaissance des femmes-artistes (tout cela est toujours récent), il est bien évident que l’art de Christine Smilovici est un art de femme, ce qui ne veut pas dire que cela s’arrête-là, c’est bien plutôt le commencement pour saisir de quoi il s’agit, et de quoi cela nous parle, si tant est que nous, les hommes, soyons assez fins pour le comprendre.

Développement : En disant qu’il s’agit d’un « art de femme », je ne me place évidemment pas d’un point de vue machiste, ou masculiniste, si même certains artistes-hommes peuvent avoir ce genre de réflexe de mâle-alpha… Non, je veux juste dire qu’au bout du compte, qu’il n’y a que de l’art, mais qu’il appartiendra à  d’autres — nous n’en sommes pas encore là — de tenter de comprendre ce que les femmes-artistes ont à nous dire sur l’art et sur, oui, la condition de femme. C’est une première étape, qu’il ne faut pas oublier, dans les débats sur la société et l’art contemporain, si tant est que nous puissions mentionner les deux successivement… Pour ceux qui douteraient de la pertinence de ces dires, demandez-vous pourquoi Ann Truitt est ignorée en regard d’un Robert Morris ou un Donald Judd, ou bien pourquoi Agnes Martin est moins connue que Robert Ryman ? Il est bien évident, ceci dit, que quiconque face à un tableau d’Agnes Martin, si on lui demande de quel genre, à son avis, était l’artiste, ce dernier sera bien en peine de le deviner. Cela implique alors l’idée que certaines femmes-artistes sont concernées par leur “corps-psychique”, pour le dire ainsi, qu’elles entendent faire — aussi — passer dans l’art ; quand d’autres n’en ont cure, et c’est très bien ainsi, et dans les deux cas. À-propos, on ne comptera pas le nombre d’œuvres artistiques et littéraires produites par des hommes et qui ne parlent que de leur condition, ce qui peut être aussi très intéressant, mais pas toujours… De fait, et contrairement à ce qui est dit depuis longtemps, je ne crois pas que réaffirmer une différence entre les hommes et les femmes aboutisse nécessairement à une opposition (Héritier, 1996), au contraire, cela me semble constituer ce que j’appellerais, en empruntant au vocabulaire de la chimie organique, l’irréductible homochiralité de l’humanité. En ce sens, et bien que je ne sois ni ethnologue africaniste ni anthropologue comme feue Françoise Héritier, je me permettrai d’être en désaccord quand elle dit (2009) que « la représentation que les femmes ont du monde est la même que celle que les hommes ont.» Il s’agirait de savoir de quel homme et de quelle femme nous parlons. Où vivent-ils ? Dans milieu social ? Etc. Si l’on disait : l’homme, sur Terre, a partout la même représentation du monde, on commettrait une erreur autant stupide qu’irrationnelle. De la même manière, et pour exemple, ni ma voisine ni “ma” boulangère n’ont certainement pas la même représentation du monde que la mienne (si tant est que j’en aie d’ailleurs une, ce qui relèverait de l’œil de Sirius). À partir de ce constat aussi trivial, il semble assez logique que beaucoup de femmes-artistes portent en elles une appréhension différente de la chose artistique comparativement à celle que les hommes-artistes, en général, en ont ; mais encore une fois, tout dépend de l’intentionnalité initiale — on pourrait tout à fait dresser un tableau antagoniste entre l’œuvre de Lee Bontecou et celle de Louise Bourgeois, par exemple, en tentant de débusquer qui s’universalise “par dessus” le genre et le sexe, et qui y reste aliéné (aucune péjoration, l’être humain est nécessairement aliéné, même s’il jurera du contraire).    

Refs. Françoise Héritier, Masculin-féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996 /// Françoise Héritier, Une pensée en mouvement, Odile Jacob, 2009

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

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