Le “Channel Sketchbook” de Joseph Mallord William Turner

Il faut imaginer Turner, loin, comme souvent, du paysage. On se demande quel statut tenait ce carnet à dessin, tant, souvent, il est composé d’esquisses. Était-ce pour mémoriser les masses, les tons, les volumes ? Oui, l’écrivain et critique Ruskin (dans ses Catalogues) nous l’a dit ; Turner n’allait jamais en escapade sans un rouleau de papier et du matériel, ou bien encore, l’un de ses fameux Carnets (on en compte 282).

Joseph Mallord William Turner, “The Channel Sketchbook”, crayon et aquarelle sur vélin blanc moyen, 1845

Rares sont les êtres aussi purs. Et c’est pour cela que nous l’aimons tant. Voyez ce croquis. Qu’évoque-t-il ? Un ciel, rougi par le crépuscule, du soir. Des arbres. Un champ. Des touches verticales pour…? Le ciel rougi déborde sur la page de droite, et se répand à l’endroit des arbres. Enthousiasme, que l’on reconnaît bien, de Joseph.

Joseph Mallord William Turner, “The Channel Sketchbook”, crayon et aquarelle sur vélin blanc moyen, 1845

J’ai cru qu’il s’agissait d’une empreinte involontaire, du genre de celle qui occurre sur la page contre laquelle se trouve un autre croquis ; mais, à examiner le Carnet, on constate tout d’abord, qu’en face, c’est une page blanche ! Alors, de quoi s’agit-il, ici ? C’est elliptique, pour le moins. Qu’a donc voulu dépicter ici Turner ?

Voyez ce close-up. Parfois — cela m’arrive —, je me dis que personne, jamais, n’aura peint aussi loin que Turner. Tout le reste ne consiste qu’en une progéniture. C’est ma vision, certes, mais je considère que chaque trait de plume d’un artiste, chaque touche, chaque coup de crayon, est acté, intentionnel, désigner, comme disait Pernety, en 1757, dans son Dictionnaire. La désignation, c’est ce que produit une main d’artiste (mais pas non plus de tous, nous ne sommes pas en Démagogie). Voyez cette gerbe de trait, et cette explosion pigmentaire… Moi, je trouve ça dingue. Que se passe-t-il, dans la tête d’un artiste tel que Turner, en 1845, pour laisser cela venir, et laisser cela tenir ? Je veux dire, qu’il a certainement, bien évidemment, jeté des centaines d’esquisses et de toiles à la corbeille, ou, plutôt, dans la cheminée, vu le climat… Ce qui se passe, c’est qu’il se dit que ça tient. Ça tient comme mémoire, et aide-mémoire. Mais pas que (comme on dit bêtement aujourd’hui). Poursuivons. Tiens ! Que penser, dire, supposer, de cela ?:

Joseph Mallord William Turner, “The Channel Sketchbook”, crayon et aquarelle sur vélin blanc moyen, 1845

Turner enterre qui vous voulez. Je ne sais pas si vous vous rendez compte (moi non plus) : Nous sommes, je le redis, en 1845, il y a donc 176 ans, ainsi que me l’indique ma calculatrice, qui fait aussi téléphone. Bref. Il y a 176 ans, un peintre croque à l’aquarelle un endroit du monde ; il trace quelques lignes d’une même couleur, dans une sorte de déclinaison tant géométrique que chromatique, et basta ! Ça ira pour le kairos.

Turner me rend heureux. Je suis content qu’il ait existé pour nous laisser une telle œuvre. Encore ?

Joseph Mallord William Turner, “The Channel Sketchbook”, crayon et aquarelle sur vélin blanc moyen, 1845

1845. Carnet de croquis. Reposons la question : Un carnet de croquis fait-il œuvre ? Peut-être pas dans le sens d’achevé, mais assurément dans le sens d’instantané. On admire ou vénère un croquis de Leonardo, de Rembrandt, ou encore de Rodin, et, mis à part notre tenace et légendaire anglophobie, il me semble que les croquis de Turner ne doivent pas être moins considérés, et ce d’autant plus qu’il y a, quasi toujours, une claire intention de marquer, de tracer, de se souvenir immédiatement (le souvenir immédiat, un beau paradoxe). Regardez ci-dessus, comme sont départagés finement les traits obliques et houppiers rouges, mais départage nié tout à coup par cette marque rouge intempestive, qui semble jouer du vent (du vent dans le papier), et, plus loin, cette bande bleue, qui doit être… la mer ? Oui ! le ‘Channel’ (la Manche). Au dessus ? Un crépuscule. Un crépuscule insensé, comme ils sont souvent.

Joseph Mallord William Turner, “The Channel Sketchbook”, crayon et aquarelle sur vélin blanc moyen, 1845

On le sait, bien avant Monet, Turner fit la remarque à un jeune peintre : « Quoi, ne savez-vous pas déjà, à votre âge, que vous devriez peindre vos impressions ?» (‘What, do you not know yet, at your age, that you ought to paint your impressions?’). Interjection confessante, s’il en est. Qu’est-ce que l’art turnérien ? C’est, à partir du réel, hypostasier ; direct. Turner n’est pas un artiste servile, il sait que l’art supérieur est celui qui ajoute et dépasse la Nature, et ne vient pas s’y soumettre. Ainsi, on ne doit pas tellement s’étonner de sa façon d’abstractiser ce qu’il voyait-impressait ; car, finalement, et d’une certaine manière, les croquis n’étaient souvent que les projections rapides d’abstractisations achevées, au chaud, à l’atelier. Mais Turner ne faisait pas que peindre et crayonner ; il annotait, pour documenter encore davantage le souvenir-immédiat :

Joseph Mallord William Turner, “The Channel Sketchbook”, crayon sur vélin blanc moyen, 1845
Joseph Mallord William Turner, “The Channel Sketchbook”, crayon sur vélin blanc moyen, 1845

La technique de l’annotation rapide, sans rapport autre que le support, m’évoque ces deux documents, fournis par Jeffrey Blondes, lors de ses repérages :

 

Refs. John Walker, Turner, Thames and Hudson, 1989 /// Antoine Joseph Pernety, Dictionnaire Portatif de Peinture, Sculpture et Gravure, 1757 /// Sur Blondes, ici, ici, ici, et ici !


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Léon Mychkine