Dans un monde parfait, cet article serait placé sous le signe de l’‘agency’, que l’on traduit souvent par le barbarisme « agentivité », là où on peut tout de même dire simplement « agence », voire, à la limite, « agencement ». De quoi parlons-nous ?
« Le monde, je veux dire, fait continuellement des choses, des choses qui nous concernent non pas en tant que postulats d’observations sur des intellects désincarnés [‘disembodied’], mais comme des forces sur des êtres matériels. Pensez au temps qu’il fait. Les vents, les tempêtes, les sécheresses, les inondations, la chaleur et le froid, tous ces éléments engagent notre corps autant que notre esprit [‘mind’] […] Une grande partie de la vie quotidienne, je dirais, a ce caractère de faire face à l’agence matérielle, une agence qui nous vient de l’extérieur du domaine humain et qui ne peut être réduite à quoi que ce soit au sein de ce domaine. Je suggère que nous considérions la science (et, bien sûr, la technologie) comme la continuation et l’extension de cette activité d’adaptation à l’agence matérielle.» (Pickering, 1995).
Le sociologue et historien des sciences Andrew Pickering eut pu aussi parler des artistes (mais ce n’est pas le sujet de son ouvrage), car les artistes aussi, et depuis longtemps, soit l’“invention” de l’art, tentent de re-produire par l’agence poïétique ce qu’ils voient, ressentent du monde, depuis l’esprit-corps ? Cette poïétique de l’agence, c’est ce qu’a donné à voir et méditer la très belle exposition de l’ahah #Griset, où j’ai eu la chance de rencontrer son commissaire, Olivier Dadoun, de son état physicien et informaticien au Laboratoire de Physique Nucléaire et de Hautes Énergies de la Sorbonne, qui a m’a donc introduit à la star (étoile) du moment, la chambre à brouillard ; et c’était fascinant, car on ne rencontre pas tous les jours une chambre à brouillard. Ensuite, la Directrice de l’ahah, Dora Tichit, m’a aimablement guidé dans la suite de la visite. J’insiste sur la beauté de cette exposition, parce que, ce qui en faisait la beauté, mis à part les œuvres, bien entendu, c’est la cohérence. Il semble bien qu’O. Dadoun ait réussi à produire une sorte d’élégante logique tout du long. Et il s’agit là tout de même de deux circonstances qui ne sont pas nécessairement trouvables dans toute exposition d’art contemporain. Mais commençons la visite. Sur le mur à droite de l’entrée, se déroulait un film d’Alyssa Verbizh, qui télescopait, dans le pôle nord, deux événements. Dadoun résume clairement cette dernière : « Dans sa vidéo, Alyssa met en relation deux événements a priori distincts : l’explosion de l’étoile hyper-géante Eta Carinæ — dans la constellation de la Carène —, survenue il y a environ 10 000 ans et, l’expédition polaire menée par Franklin en 1845» (Catalogue de l’exposition). Généralement, un navire dans une bouteille, c’est assez banal, voire moche. Mais Verbizh transforme ledit objet, d’une ontologique banalité, en quelque chose de beau (elle sait filmer un navire dans une bouteille !). Remarquons qu’un tel assemblage est pratique pour se prémunir des vagues scélérates. Mais cela n’empêcha nullement l’extinction de l’équipage.
Sur le mur opposé, on pouvait voir des petites plaques photographiques, proposées par Nicolas Darrot & Olivier Dadoun,
soit des plaques photographiques issues de chambre à bulles :
Peu de temps après que C. T. R. Wilson ait construit sa première chambre de nuages (‘cloud chamber’), Robert Millikan a appris la technique en étudiant le travail de Wilson et en a utilisé une variante pour réaliser son expérience de la goutte d’huile. Millikan a enseigné la technique à Carl Anderson, le futur maître de la chambre à nuages ; Anderson a ensuite formé Donald Glaser, l’inventeur de la chambre à bulles [‘bubble chamber‘]. (Galison, 1997) :
« Son principe de fonctionnement est le même que celui de la chambre à nuages [‘cloud chamber’], mais au lieu d’être rempli d’une vapeur, il est rempli d’un liquide surchauffé maintenu sous pression. Lorsque la pression est relâchée, l’ébullition commence et de petites bulles (au lieu de gouttelettes) se forment le long des trajectoires des particules et peuvent être photographiées. […] Ma suggestion est que nous devrions comprendre l’histoire de la chambre à bulles comme un processus de réglage plus ou moins violent impliquant la reconfiguration continuelle des installations matérielles dans la poursuite d’une capture intentionnelle de l’agence [‘agency’] matérielle. […] Les chambres à bulles, lorsqu’elles fonctionnent, produisent des traces et des photographies d’une manière qui n’est pas substantiellement attribuable à un agent humain. » (Pickering,1995).
C’est bien ce dont je parle ici, c’est-à-dire d’autopoïesis. À leur manière, les artistes de l’exposition ont tenté de connecter un ou des éléments cosmiques à l’intérieur de leurs propres œuvres, où l’œuvre d’art, quand elle est réussie, atteint le statut d’entéléchie, gr. εντελεχεια :
« la forme est nature de la matière ; en effet, chaque chose est dite à partir du moment où elle est en entéléchie plutôt que quand elle est en puissance.» (Aristote, Physique).
Dans un langage “mis à jour” (pardon Aristote), on pourrait dire : « le concept in/forme la matière, c’est l’entéléchie.»
Il y avait donc des jeux d’échelle dans l’exposition. Ainsi sont-ce, au-dessus du sommet, des traces de particules, ou des étoiles ? S’agit-il d’un montage ? Non, c’est une photographie réelle, cependant que nous hésitons. On ne dirait plus vraiment une photographie, mais pas non plus une peinture, ni un dessein ; il s’agit là d’un état intermédiaire du medium. Ou bien, on dirait une ancienne photographie, mais avec toute la technologie présente. Le jeu du temps et de l’espace, de l’espace-temps et ses composants — molécules, particules, roches —, entre en lice et fait décoller la trop familière “temporalité” du présent.
Les artistes ont aussi, semble-t-il, été pris par une sorte de sentiment de relativité homothétique générale, dans le sens où de grandes œuvres et d’autres beaucoup plus modestes en taille nous renvoient à la même vertigineuse question, celle de se demander ce qui grand, ce qui est petit ; ce qui a été agrandi, ce qui a été réduit, et, ce qui fait partie d’un monde, ce qui n’en est qu’un riche détail ; émerveillement ekphrasique au même titre que lorsque Leibniz nous décrivait les monades :
« 67. Chaque portion de la matière peut être conçue, comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin, ou un tel étang.» (Leibniz, Monadologie, 1714).
Voir de loin, voir de près, voir encore mieux les détails dans les agrandissements ; comme ce détail chez Darrot, sans toujours vraiment savoir ce que nous voyons.
Mais même, quand nous voyons une forme non-ambigûe, telle une sculpture d’Anne-Charlotte Yver, et puisque nous sommes dans le registre de l’art, nous nous posons des questions…
Face aux sculptures d’Yver, il se passe quelque chose. Mais ce « passer » est un suspens, comme avec certaines œuvres d’art qui ne délivrent pas tout tout de suite. Donc, quand on dit il se passe quelque chose, le message est reconnu en tant que connexion, mais pas (nécessairement encore) en tant que délivrance. Pas encore. C’est donc intriguant. Mais au moins, le message CONNEXION a été actualisé, et c’est bien déjà le propos en première instance recherché par l’artiste, comme elle le dit ici :
« Je suis peu touchée par une forme terminée si je n’en perçois pas les tensions antérieures, externes et internes, le contexte de sa nécessité et de ses relations. […] En somme, en élaborant mes pièces, j’essaye de toucher un système relationnel en mouvement, dans lequel la forme évolue. Cela ne se fait pas sans une certaine distance chirurgicale, qui est par ailleurs nécessaire, car mon impulsion première est nettement autobiographique. […] une relation presque intime entre mon propre corps et ce qui se construit. […] L’appréhension des formes géométriques et des matérialités aseptisées de l’époque minimaliste est de l’ordre d’un choc pour un corps organique, et il me semble que c’est dans cette onde de choc, entre un élément stable et un corps instable, qu’il existe une vibration érotique très forte.» (L’entretien complet ici).
À prendre au sérieux les artistes, et c’est notre cas, il semblerait donc qu’il existe encore une vivacité de l’art minimaliste — ce qui n’était pas gagné pour tous —, pour preuve, les œuvres d’Yver. Ce que pointe ici Yver, c’est le caractère intentionnellement expérientiel que la pièce doit recéler (et délivrer), il ne s’agit pas d’une œuvre froide, ou bien muette, au contraire, elle ne demande qu’à entrer en, ou plutôt, à actualiser une ou des relations, et donc une expérience, à tout le moins. Car d’un point de vue expérientiel, celui de la Philosophie de l’expérience (de Locke à Whitehead), n’importe quel dispositif est “capable” (énaction) de me solliciter. Il y aurait donc ici à creuser entre “œuvres évidentes”, et “œuvres non-évidentes” (nous le tenterons ultérieurement).
Enfin, la star du lieu, en cette exposition éponyme, était donc la chambre à brouillard :
Olivier Dadoun m’a montré, sur la chambre à brouillard, les traces des particules alpha, protons, électrons, et muons (très discrets, d’après les informations), autrement dit, quelques exempla de ce que le grand philosophe des sciences, Arthur Fine (1986), appelle le « zoo des particules élémentaires.» La chambre à brouillard fut inventée en 1911 par Charles Thomson Rees Wilson. La découverte de son invention s’inscrit dans un cadre typiquement victorien, c’est-à-dire dans une époque toute britannique où les savants sont passionnés par les phénomènes naturels, et tentent de les capturer à l’aide des arts plastiques, ou de la photographie (source Galison et Assmus, voir refs ↓). Or Wilson va pousser davantage la “reproduction”. D’abord initié très tôt à la photographie, il prend principalement des images de paysages et de nuages, il est déjà très absorbé par la nature, pour ainsi dire, dans une démarche qui tient à la fois d’un pur plaisir esthétique, mais aussi d’une visée mimétique. Or, à l’occasion de plusieurs séjours à l’observatoire du Mont Ben Nevis, point culminant à 1345 m. des Îles Britanniques, il est émerveillé par des phénomènes naturels, tel qu’il l’écrit lui-même :
« En septembre 1894, j’ai passé quelques semaines à l’Observatoire [i.e. Ben Nevis]. Les merveilleux phénomènes optiques observés lorsque le soleil brille sur les nuages entourant le sommet de la colline, et en particulier les anneaux colorés entourant le soleil (coronas) ou entourant les ombres projetées par le sommet de la colline ou l’observateur sur la brume ou les gloires [‘glories’], ont fortement éveillé mon intérêt et m’ont donné envie de les imiter en laboratoire.» (Cité par Galison et Assmus).
(Note. Une gloire est un phénomène optique entourant un objet matériel, ayant la forme d’une ellipse aux couleurs de l’arc-en-ciel.)
À vrai dire, Wilson n’est pas parti de rien, il s’est inspiré de la “chambre à poussière” (‘Dust chamber’) d’un autre chercheur, Aitken, justement présent à Ben Nevis, mais aussi d’autres encore qui tentaient, en laboratoire, de reproduire nuages et brouillards, tel Jean-Paul Courier, ou encore Von Helmholtz (source Galison et Assmus). Mais là où Aitken va inventer le premier appareil pour mesurer la granulométrie des poussières et gouttelettes contenues dans le brouillard atmosphérique, c’est bien Wilson qui va inventer la “Chambre à brouillard”, car il aura modifié quelque peu le modèle. Ce à quoi ne s’attendait pas du tout Wilson, c’est qu’au lieu de trouver la manière de reproduire nuages et gloires, l’agence matérielle ou, plutôt, l’agence naturelle, s’interposa et lui montra la trace du passages des ions ! Et c’est bien le titre son article inaugural publié dans les Proceedings of the Royal Society, en 1911 :“On a method of making Visible the Paths of Ionising Particles through a Gas” (“Sur une méthode permettant de rendre visibles les trajectoires des particules ionisantes à travers un gaz”), découverte qui lui vaudra, en 1927, partagé avec Arthur Compton, le Prix Nobel de Physique, « pour sa méthode qui permet de rendre visible, par condensation de la vapeur, la trajectoire des particules électriquement chargées ».
Transposée dans le Domaine des Arts, on pourrait, en toute licence poïétique, considérer que la chambre à brouillard est la première machine autopoïétique à dessiner ; et à ce sujet, Galison et Assmus parlent bien d’« expérimentation mimétique.» Or, comme toute bonne œuvre d’art, si nous tirons le fil, les photographies prises par Wilson et successeurs, ne sont pas des images fidèles de la réalité, car, à vrai dire, et pour le coup, elles semblent rendre visible ce qui ne l’est pas. Qu’est-ce à dire ? Reprenons le fonctionnement standard de la chambre à brouillard. Les traces blanches que nous voyons ne sont pas, à proprement parler, celles des particules, mais celles des millions de goutelettes d’alcool pur qui, après s’être volatilisées, sont retombées sur la vitre inférieure. Et c’est à ce moment qu’elles laissent la trace du passage des particules, comme des pas dans la neige. Mais ce ne sont pas les particules que nous voyons, puisqu’il est tout à fait impossible de voir à l’œil nu la moindre particule, et même le microscope à effet tunnel ne “voit” pas les atomes, il les reconstitue à partir de données électromagnétiques et topologiques. Cependant, suivant la forme des tracés, les physiciens peuvent déterminer de quelle particule il s’agit. Ce donc pourquoi la chambre à bulles ne sert pas qu’à auto-dessiner. Mais de fait, redisons-le, comme toute bonne machine autopoïétique, la chambre à brouillard produit ce que j’ai appelé un décalage de la mimésis, et c’est bien pour cela que la contemplation de son “écran” est si fascinant. (Sur ce “décalage de la mimésis”, j’invite le lecteur à cliquer ici).
Je terminerai cet article avec un film assez étonnant, et curieusement émouvant d’ailleurs, de Masanao Abe, dont la Cinémathèque française nous dit qu’il fut une « figure exceptionnelle de la météorologie naissante au Japon, Abe Masanao (1891-1966) et qui, dès ses débuts en 1926, a appliqué les techniques cinématographiques alors en plein essor à l’observation systématique des nuages. Depuis son poste d’observation au pied du mont Fuji, il a inlassablement enregistré, catégorisé, analysé et reproduit en laboratoire la formation des nuages, tout en proposant de nombreuses innovations techniques dans le domaine cinématographique ». (D’autres informations ici). Les nuages, pour ma part, ont toujours constitué à la fois une énigme et un émerveillement, je les contemple avec toujours autant d’étonnement et de curiosité :
– Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
– J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !
Il y avait bien aussi d’autres belles œuvres, et d’excellents dessins de Clément Bagot, dont je n’ai traité pas ici, puisque j’ai écrit sur ces derniers il y a peu, et dont on trouvera les traces en 1 et 2. Enfin, davantage sur Juliette Agnel en 3, 4, 5, et 6. On trouvera ici une application antérieure du concept d’autopoïétique avec le jeune artiste Hugo Pétigny.
Refs / Andrew Pickering, The Mangle of Practice. Time, Agency, and Science, University of Chicago Press, 1995 /// Arthur Fine, The Shaky Game. Einstein, Realism and the Quantum Theory, University of Chicago Press; 1996 /// Aristote, Physique, In Œuvres Complètes, Pierre Pellegrin (Ed), Flammarion, 2014 /// Peter Galison, Image and Logic. A Material Culture of Microphysics, The University of Press Chicago, 1997 /// Peter Galison, Alexi Assmus, “Artificial Clouds, Real Particles”, In D. Gooding, T. J. Pinch, and S. Schaffer (Eds.), The Uses of Experiment: Studies of Experimentation in the Natural Sciences, Cambridge University Press, 1989 /// L’article de Wilson est ici /// Brochure de l’exposition “Chambre à brouillard” avec texte de Mériam Korichi, ici.
PS. Je remercie Olivier Dadoun pour les visuels et vidéos.
En Une / Image positive d’une expérience sous chambre à brouillard de Wilson, publiée dans un article de 1912.
PPS. Toutes les traductions sont de
Léon Mychkine
écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France
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