La “Chambre d’huile”, de Per Barclay (CCCOD: Partie 3)

Per Barclay est un artiste norvégien (né en 1955). Dans la Nef du CCCOD on trouve sa “chambre d’huile”, mais aussi un petit tableau d’Olivier Debré. Pour comprendre la présence de ce tableautin, Barclay nous apprend que tout cela remonte à l’époque où il était étudiant en Histoire de l’Art. Un jour, se retrouvant dans le bureau d’un galeriste de sa connaissance, il voit, accroché au mur, ‘Petit Lysne gris’. Barclay avoue avoir avoir éprouvé quelque chose d’inédit, un choc. Il n’avait jamais rien vu de semblable. Et il explique que cette découverte visuelle — cette révélation — lui a « ouvert les portes ». Barclay ajoute que, durant les années 70, la Norvège est pays un peu isolé, renfermé sur lui-même, cependant que l’artiste international le plus connu est… Olivier Debré!

Les hyperliens sont en noir souligné 

 

Olivier Debré, ‘petit Lysne gris’

  Nous avons dit que, dans la Nef du CCCOD, Barclay présente une “chambre d’huile”. Qu’est-ce qu’une “chambre d’huile” ? Depuis 1989, Barclay verse de l’huile (une mixture de sa composition faite, entre autres, d’huile, mais aussi précédement d’eau, de vin, de sang…) dans un lieu clos. Généralement, la chambre d’huile ne peut être qu’appréhendée depuis le point de vue extérieur ; d’où les photographies de chambres d’huile. Une des plus spectaculaires a été réalisée dans l’ancienne usine Thomson, à Boulogne-Billancourt. Elle  s’étendait sur les 1500m2 de la surface. 

Per Barclay, “chambre d’huile”, 2017

  Dans la Nef, nous n’avons, pour ainsi dire, que 20 000 litres d’“huile”, étalée dans un trapèze de 25 x 9 mètres. Dans l’entretien que nous allons lire, et écouter si on le souhaite, je dis que son oeuvre est “métaphysique”. Il peut sembler curieux de qualifier une oeuvre d’art de métaphysique, dans la mesure où une oeuvre d’art n’est pas de la philosophie. La métaphysique, c’est ce qui se trouve au-delà de la physique, donc de la Nature (phusis, nature, en Grec ancien). Donc ce qui a trait à l’interprétation langagière est métaphysique. Pour certains philosophes, la métaphysique commence dès que l’on énonce une phrase du type “il y a du boeuf à dîner”… Mais c’est sûrement un trait d’humour britannique, car nous faisons référence ici à Whitehead. Avançons un peu, et admettons que la métaphysique touche aussi par exemple l’esthétique. L’oeuvre de Barclay, sise en la Nef, est très belle. Elle est magnifique. Dire cela, c’est déjà emprunter au registre métaphysique. Pourquoi? Parce que nous sommes dans l’interprétation. Dire de quelque chose que “c’est beau”, c’est interpréter la chose en tant que belle. Donc, dire de quelque chose que cela est beau traduit déjà une caractéristique métaphysique. On pourrait dire qu’il s’agit là d’une métaphysique quotidienne, presque usuelle. Mais, parfois, les frontières de cette métaphysique quotidienne sont immédiatement repoussées; et, nous sommes obligés de qualifier ce que nous ressentons, ce que nous voyons. D’où ma phrase adressée à Per Barclay… On doit comprendre que le qualificatif “métaphysique” suggère différents types d’application de la métaphysique elle-même, j’entends, de la métaphysique esthétique. Disons, pour faire court, qu’il y a la métaphysique esthétique quotidienne (“c’est beau”), et la métaphysique esthétique sublime (C’est “plus que beau”). Mon interprétation de “la chambre d’huile” de Barclay ressortit à cette seconde catégorie. 

  Vite vu, on a affaire à un miroir. Mais Barclay nous parle de “profondeur”, tandis qu’on ne peut pas dire que l’on trouve de la profondeur dans un miroir (nonobstant Baudelaire, qui poétisait le “miroir profond et sombre”). Ceci dit, la pièce de Barclay est profonde, et, quasi, vertigineuse. Pour preuve, on a vu au moins une personne sujette au vertige ne pas pouvoir s’approcher de trop près la chambre d’huile. Néanmoins, on admettra que regarder dans un miroir n’a rien de vertigineux… C’est donc qu’il y a davantage que cette simple impression de miroir. En sus, Barclay nous parle de “monochrome”. Là encore, un monochrome, généralement, n’est pas réfléchissant, cependant que nous y pensons: il s’agit aussi d’une surface noire. Faire un monochrome avec de la peinture n’est pas difficile, probablement ; mais on se dit que Barclay est une sorte de sorcier pour réussir un mélange aussi homogène, uniformément noir, à partir d’une matière liquide! Ces éléments descriptifs renvoient au mot que j’adresse à Barclay: “ambivalence”, et qui lui convient. Il y a une ambivalence; nous ne savons pas très bien à quoi nous avons affaire. Et c’est aussi à cela que nous reconnaissons la manifestation de l’oeuvre d’art; dans son ouverture au delà la maîtrise. La chambre d’huile est un espace à la fois très sombre et complètement ouvert, rien n’y échappe, tout ce qui est proche s’y retrouve. Mais une fois cette captation opérée, alors toutes les perspectives sont rebattues, comme un jeu de cartes dont les pans seraient les fondements mêmes de la réalité physique. 

 
Mychkine : Donc vous êtes ?
Barclay : Per Barclay
M : Voilà. Vous êtes d’origine…
B : Je suis norvégien.
M : Moi, je vous avoue, ce matin, c’est ce que j’ai vu en premier, ça m’a… pfffiouu!…
B : (Rire) Bon! ça me fait plaisir.
M : J’ai trouvé ça renversant. C’est renversant, c’est extraordinaire. Je trouve ça carrément métaphysique, voyez ? Vous comprenez ?
B : Oui oui je comprends.
M : Parce que je suis aussi philosophe
B : Ah OK
M : Et quand je dis « métaphysique », ça a du sens. Je trouve ça métaphysique, je trouve ça totalement extraordinaire. Donc, j’ai plein de questions. J’aimerais savoir… comment vous avez commencé votre parcours, si on peut dire ?
B : Oui, ben écoute, moi, pour commencer j’avais étudié l’Histoire de l’Art, en Norvège, jeune. J’ai commencé comme ça. Après j’avais envie de faire quelque chose de plus pratique, si vous voulez.
M : Oui.
B : Et alors j’ai voulu étudier en Angleterre, mais fin années 70, c’était compliqué, parce qu’avec Thatcher, c’est devenu très cher, d’étudier pour les étrangers en Angleterre. Alors, par rapport à ça, j’ai choisi d’aller en Italie.
M : D’accord
B : Et au début, je fais une école de technique photographique, ‘graphic design’, et après j’ai fait les Beaux-Arts, voilà. J’ai étudié les Beaux-Arts à Bologne, et à Rome. Bon, à l’époque j’avais pensé rester en Italie… deux trois ans quoi ! Mais après les années 90, c’était vraiment très excitant d’être là-bas. Et très vite, je fais partie de l’ambiance d’art, et j’ai été, si vous voulez, découvert par un critique d’art italien qui s’appelle Achille Bonito Oliva, qui était très important, à l’époque, et j’ai commencé à exposer là-bas, et ça a bien marché, et j’y suis resté, voilà.
M : Qu’est-ce que vous exposiez comme œuvres ?
B : Au début, j’ai exposé des sculptures,
M : D’accord,
B : des sculptures, des installations. J’avais aussi travaillé avec la photographie.
M : Et donc cette œuvre là, il existe des modèles sensiblement pareils mais plus petits, ou c’est une première pour vous ça, ce grand format comme ça ?
B : J’ai fait des plus grandes
M : Ah oui ? Encore plus grand que ça ?
B : Oui oui, encore plus grandes. J’avais fait ça il y a trois ans, Boulogne-Billancourt, dans la vieille usine Thomson. Et ça faisait une surface de 1600 m2.
M : Ah oui !
B : C’est presque 1100 litres de liquide, c’est énorme. J’ai des photos, je vais te montrer après.
M : D’accord. Ah oui, donc là, ici, pour vous, c’est pas si grand que ça !
B : Ah si, c’était une fois, comme ça. C’est grand ici, c’est quand même une salle majestueuse.
M : C’est beau hein ?
B : C’est formidable. Souvent les grands espaces, comme ça, c’est compliqué, ça peut donner aussi un repère, “qu’est-ce qu’on peut faire dans un espace comme ça ?”
M : Oui, c’est impressionnant
B : C’est impressionnant. Mais ici, je trouve, on se sent bien. Mais comme artiste, on a envie de faire quelque chose, ça ne fait pas peur.
M : Ça ne fait pas peur ?
B : Non, parce que toutes les dimensions sont bien calculées, c’est harmonieux, je trouve.
M : Oui, c’est un beau bâtiment, c’est une réussite hein ?
B : Moi je trouve que c’est très très bien réussi. Parce que, il faut dire, moi je trouve que souvent, aujourd’hui, pour des musées, centres d’art, etc., on appelle des grands architectes, qui pensent un mininum à l’art, qu’est-ce qu’il doit se passer dedans ?
M : Oui, ils pensent d’abord à leur architecture à eux.
B : Absolument. Souvent, les œuvres doivent lutter avec l’architecture.
M : Ça c’est embêtant
B : Et je trouve ça vraiment idiot quoi !
M : Oui
B : Mais ici, c’est vraiment fait pour l’art
M : Ça respire
B : Ça respire. C’est une architecture très réussie, mais aussi c’est fonctionnel, et ça je trouve, c’est vraiment bien. Même aussi, j’étais un peu surpris, par la Salle Noire. Je trouve que ça fonctionne très bien. Quand on voit l’expo dedans, c’est absolument comme il faut.
M : Donc, pour en revenir à votre installation, pour vous c’est une sculpture ?
B : Oui. C’est une sculpture. Même un cadre… un monochrome noir.
M : Un monochrome noir. Et alors, qu’est-ce que c’est comme matière ? C’est du fer ? [Je fais référence au cadre qui borde la chambre d’huile]
B : C’est de l’aluminium. Là il faut dire que c’est super bien produit. Parce que c’est pas évident, d’avoir tout comme ça, au juste niveau, oui c’est nickel.
M : C’est nickel hein ?
B : Parce que ce sont des pièces qui sont soudées. Et c’est fait sur place.
M : C’est un beau travail.
B : Ils ont fait vraiment du beau travail. C’est exceptionnel, il faut dire. Moi j’étais, très très content.
M : Par contre, le mélange d’huile, c’est vous qui le faites ?
B : Oui. Il y a pas mal de bleu dans ce noir. On ne le voit pas, comme ça, à l’oeil
M : Oui, c’est vraiment une œuvre forte… Très impressionnant.
B : Non après bien sûr il faut dire que je suis content d’être invité. C’est un grand honneur d’être le premier dans la grande nef. Et moi j’étais convaincu que quelqu’un comme Daniel Buren, ou quelqu’un de cette stature là serait invité. Alors c’est une bonne surprise.
M : Vous étiez surpris ?
B : Oui oui,
M : Oui, oui. Mais bon, vous êtes peut-être moins connu que Buren, excusez-moi de vous le dire,
B : (Rires) Oui, non, ça c’est clair !
M : Mais vous avez fait une œuvre extraordinaire.
B : J’espère…
M : Vous dites “c’est un monochrome” ; mais c’est un monochrome miroir
B : C’est un monochrome qui absorbe tout
M : C’est un monochrome mais qui renvoie comme un miroir, donc c’est une ambivalence, exprès ?
B : Voilà, absolument, oui. Moi j’aime bien cette idée d’ambivalence, parce que c’est un miroir parfait, c’est noir… mais quand même c’est un liquide, alors la profondeur c’est cinq centimètres, avec la hauteur de plafond et tout ça, ça devient dix mètres… C’est le jeu de vertige, etc.
M : : Ah oui ! C’est vertigineux.
B : Le liquide ça m’intéresse parce que ça donne une profondeur. Une surface comme un miroir, un solide, ça fait surface. Mais là il a une profondeur. […] Normalement, une chambre d’huile, c’est fait pour faire des photos, ça dure juste deux/trois jours.
M : Ah oui ?
B : De temps en temps, ils sont en expos, voilà. Parce que, justement, c’est compliqué, c’est de l’entretien, bon il faut aussi un certain budget.

 

 

 PS: ma fille (bientôt 14 ans) m’a fait remarquer que, sur la photo ci-dessus, on a l’impression que la personne au premier plan se trouve devant une immense fenêtre. Autrement dit, la “chambre d’huile” disparaîtrait dans la “descente” de la fenêtre. Ce n’est qu’une fois que le cerveau a compris, ou “sait” que  la chambre d’huile est bien présente, qu’il “rétablit” la perspective. Barclay joue donc aussi, ici, sur l’histoire même de la perception plastique. Ce jeu renverse les trois dimensions, le haut devient le bas, le vertical devient horizontal, et inversement. 
 

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