Peut-on comprendre même très partiellement quelques instantiations de pensée chinoise concernant l’art de peindre ?

Traduire langagièrement une pensée étrangère et très éloignée de notre civilisation, est-ce suffisant pour la pénétrer ? On peut en douter. J’ai 18 ans quand je lis les Philosophes Taoïstes, dans la “Pléiade”, et je n’arrive toujours pas bien, plus de trois décennies plus tard, à appliquer à 100% l’un des principes de base du Dao de Jing : “Il faut produire sans rien attendre, sans s’approprier”. J’ai toujours trouvé ce précepte d’une très grande puissance. Mais comment l’intégrer, l’ingérer même, quand notre moule est ‘jewgreek’ (comme écrivait Joyce, ‘Jewgreek is greekjew’ (Ulysses))? De quelque côté méditerranéen que nous regardions, nous sommes pétris : 1) de téléologie (telos), 2) de messianisme et d’eschatologie. C’est vraiment pas de chance ! Combien de gogos auront attendus le jour où quelqu’un, quelque chose, sera venu les sauver… Quelle arnaque ! Mais on ne peut changer ses gènes (parce que la culture, à un moment de l’Évolution est phylogénétique ; Darwin nous en aura indiqué le premier la tendance, et Dawkins n’aura fait, certes fictivement, que le confirmer en ce qui concerne la transmission culturelle, parce qu’on attend toujours la démonstration in vitro d’un meme).

 

Jing Hao, c. 870-930, [Détail] “Sommets neigeux touchant les Cieux, à la manière d’une auberge enneigée”, Manuel de Peinture de la Graine de Moutarde.

Ceci dit, j’aimerais tenter de comprendre, d’entendre, ce message adressé par un philosophe esthéticien chinois du XIIe siècle :

 « Pour Tchou Hi [Zhu Xi] (1130-1200), le plus grand penseur du Li Hiue (étude du principe rationnel), la réalité se développe sur deux plans, celui des principes (li) métaphysiques et celui des corps physiques que le travail de l’homme utilise, des “instruments” (k’i), disent les Chinois. Sur l’univers métaphysique (hingeul chang) règne le Grand Faîte (T’ai-ki), le lieu idéal des li. Le monde physique est celui de l’éther (K’i, le souffle). Ces deux mondes incomparables l’un à l’autre s’interpénètrent. Li” est la “forme exemplaire” de tout ce qui existe, k’i est la “matière”, l’élément potentiel, que le li fait sortir du néant en lui donnant une manière déterminée d’exister. Il y a donc un li pour toutes choses, cependant tous ces li ne font qu’actualiser, en chaque objet de pensée, le Principe organisateur suprême. L’absolu ne se divise pas, il se particularise ; aussi l’illimité (wou ki), total des li, est tout entier présent à chacune des formes qui le spécifient. Le processus créateur se déroule sous son influence : la matière passe indéfiniment du mouvement au repos, du repos au mouvement, et ces échanges cycliques tissent le devenir. L’homme est, comme toutes les créatures, composé de li et de k’i, il ne constitue pas dans la nature un règne séparé. Seul parmi tous les êtres cependant, il accède à l’intelligence des principes. Il ne s’impose pas au monde, il le laisse se voir et se développer à travers lui. »

En regard d’une mise entre parenthèses de la soi-disant bonne orthographe ou prononciation d’un concept ou mot chinois, il reste fort probable qu’un natif “entendra” le mot “ki” bien différemment d’un européen n’ayant absolument aucune notion de Chinois, ce qui, assumons-le sans vergogne, constitue la majorité. Mais tentons quand même… Que la réalité « se développe sur deux plans, celui des principes (li) métaphysiques et celui des corps physiques que le travail de l’homme utilise », cela me parle totalement. À cause de Kant, la métaphysique est devenue, en Occident, quelque chose d’inaccessible, d’extra-terrestre, inatteignable. Et Heidegger en aura rajouté une bonne couche troposphérique… tandis qu’il existait, de longtemps, une pratique naturelle entre métaphysique et vie quotidienne, soit, apparemment, ce que nous rappelle aussi Zhu Xi, si je saisis bien. C’est l’évidence même que les êtres humains sont les seules entités, disons le ainsi, animalo-métaphysiques. On en profitera pour signaler ici que les êtres humains sont une espèce naturelle, constituant précisément la Classe des Primates Évolués, avec, évidemment, un cerveau qui, en quelques millions d’années, s’est développé suivant de telles potentialités et capacités que plus aucun “animal”, au sens radical et monotone, ne pouvait rivaliser. Une fois rappelé ceci, il est, une fois de plus, évident que les êtres humains sont des entités naturalo-métaphysiques. Vous me direz : « Encore faut-il s’en rendre compte !» Certes. Et je vous répondrai que la pensée est à la porté de n’importe qui, il suffit de se creuser un peu la tête… tout en sachant que ce verbe implique des efforts qui doivent se développer sur des décennies — tandis qu’il est aussi vrai qu’aujourd’hui il semble “suffire” de cliquer sur un lien pour se supposer “penseur” de quoi que ce soit… Or il est fort improbable qu’à la faveur de l’Internet les êtres humains fussent devenus beaucoup plus intelligents qu’avant. Mais revenons à notre sujet. Je gage que seul un érudit chinois, ou un grand spécialiste étranger, pourrait nous expliciter la pensée de Zhu Xi in vivo, c’est-à-dire en pratique. Exemple :

 

Ma Yuan, (1160-1225), Song Dynasty, “Singing while dancing”, Hanging scroll, ink and light color on silk, 192.5 x 111 cm, Palace Museum, Beijing

Nicole Vandier-Nicolas (1966) rapporte l’anecdote suivante : «…un jeune peintre rapporte l’aventure qui décida de son avenir, et ce jeune peintre est King Hao lui-même. Ayant fait un jour avec ses pinceaux l’ascension d’une chaîne de montagnes en Chine du Nord, où il vivait, il fut surpris par un vieillard inconnu qui s’enquit de ses intentions. King Hao cherchait à peindre le paysage qu’il avait sous les yeux et s’en expliqua complaisamment. L’inconnu l’écouta, puis sans transition lui demanda s’il connaissait les principes de son art. “Vous avez tout l’air d’un rustre, comment pourriez-vous connaître le travail du pinceau ?” — Et ce que je porte dans mon sein, comment le connaîtriez-vous ?”, rétorqua le vieillard. Surpris et confus, le jeune homme se tut et écouta le vieux sage qui lui dit : “II existe en peinture six essentiels : le premier est le souffle de vie (ki), le second est la résonance harmonique (yun), le troisième est la réflexion (sseu), le quatrième est le spectacle (king), le cinquième est le pinceau (pi) et le sixième, l’encre (mo)”. — Peindre, dit alors le jeune artiste, c’est représenter la beauté formelle, mais il faut attacher du prix à la ressemblance pur saisir les choses sous leur véritable aspect. Peut-il exister rien de trompeur en ceci ?” — Vous n’y êtes pas, répliqua le vieillard, peindre c’est dessiner, c’est apprécier la figure des choses en sorte de retenir ce qu’elles ont de vrai. Rendez la beauté extérieure des choses en la tenant pour ce qu’elle est, et leur intime vérité pour ce qu’elle est à son tour. Ne prenez pas l’apparence pour la réalité. Qui ignore ce secret pourra obtenir la ressemblance fortuitement ; quant à représenter l’aspect réel des choses, il n’y parviendra pas.”» Une fois lu cet extrait, on se demandera comment un non-initié, ou ignorant, saura reconnaître, dans une peinture, les caractères heuristiques que l’on doit y trouver (ki, yun, sseu, king, pi, mo), et si, par exemple en ce qui me concerne, ignorant patent, je puis reconnaître tout cela dans la peinture ci-dessus ? Je crains bien que non. Ajouté à cela, de toutes manières, la considérable exégèse portant sur la peinture traditionnelle chinoise, dans laquelle, par exemple, on prélève l’idée selon laquelle « dans la peinture chinoise, les nuées, brumes, vapeurs, nuages occupent-ils une place essentielle : faisant a priori partie prenante de l’élément “eau” (shui), ils représentent l’un des deux termes qui définissent le paysage littéraire et pictural chinois, l’autre étant la “montagne” (shan). Les “montagnes et eaux” (shanshui) sont de plus placées au sommet de la hiérarchie picturale dès les Xe-XIe siècles. Les deux termes, ainsi associés, correspondent au principe cosmique de l’alternance entre yin et yang, l’eau incarnant le principe yin et la montagne le yang » (Escande, 2010), ne nous rassure pas ; nous sommes bien muets et interdits face à l’herméneutique esthétique chinoise classique. Certes, on pourra toujours dire “C’est beau”, mais ce sera bien peu. Encore une fois, et c’est un problème philosophique que l’on appelle justement, et depuis Locke, le Problème des Autres Esprits : comment “décalquer” l’esprit classique chinois dans celui d’un européen du XXIe siècle ? Mais on pourrait même, peut-être, poser la question à un chinois lambda : Comprend-il la peinture traditionnelle comme elle l’était intentionnellement ? Peut-être pas du tout.

On regarde de nouveau la reproduction ci-dessus de Ma Yuan, et l’on constate que brume et montagnes sont bien présentes. Les symboles philosophiques de la pensée taoïste sont là. Soit. Mais qu’en faire ?

 

Circa 1985, je lis, extrait du paragrahe X du Dao de Jing :

Produire et entretenir :

produire sans s’approprier,

agir sans rien attendre,

guider sans contraindre,

voilà la vertu primordiale

 

attribué à Lao Zi, personnage par ailleurs fictif, car les spécialiste ont démontré que le Dao de Jing a été écrit sur une période d’au moins trois siècles, mais peu importe. Ce qui importe, c’est d’avoir lu, un jour, cela. Signalons que la traduction dans la Pléiade date de 1967, tandis que celle, anglaise, de D.C. Lau, de 1962, sans oublier la très récente traduction (2003) anglo-saxonne de Roger T. Ames et David L. Hall. Dès 1962, la version de Lau introduisait notamment le terme de « vie », ce qui change clairement le sens en regard de la traduction française. Je ne vais pas en dire davantage, n’étant pas sinologue, mais cela donne, chez Ames et Hall, dans ce même extrait du paragraphe X du Dao de Jing, ceci :

 

It gives life to things and nurtures them.

Giving life without managing them

And raising them without lording it over them —

This is called the profoundest efficacy (de)

 

 

Note. En Une, portrait de Zhu Xi, coiffé de son chapeau taoïste.

Refs. Nicole Vandier-Nicolas, “La peinture chinoise à l’époque Song”, Cahiers de civilisation médiévale, n°36, Octobre- décembre 1966 /// Yolaine Escande, “Nuages, brumes et vapeurs : le souffle cosmique dans la peinture et la philosophie chinoise”, Presses Universitaires de Rennes, 2010 /// L’art de l’Ancienne Chine, Citadelles et Mazenod, 1979 /// Richard Dawkins, The Selfish Gene, 1976 (trad. franc. Le gène égoïste, Ed. Odile Jacob, 2003).

 

Léon Mychkine

 

mychine@orange.fr

 

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