Henri Rousseau à l’octroi

Qui n’aimerait pas le Douanier Rousseau (1844/1910) ? Franchement ! Mais, pourquoi l’aime-t-on ? Parce que c’est plaisant ? Parce que c’est joli ? Parce que ça ne mange pas de pain ? Parce que c’est gai et coloré ? Peut-être pour toutes ces raisons. Je crois qu’une des raisons qui font que nous aimons le Douanier, c’est que sa peinture est rafraîchissante, mais qu’elle est aussi drôle, et tendre, et colorée, etc. Les artistes (Pablo Picasso, qui organisa en 1908 un banquet en son honneur) et les poètes (Guillaume Apollinaire, qui le fait connaître auprès du collectionneur et marchand d’art Paul Guillaume) ne s’y étaient pas trompés. Rousseau avait une manière de peindre tout à fait incroyable, inactuelle, en ce début du XXe siècle, agité de bruissements révolutionnaires de toute sorte. Là où de nombreux artistes voulurent tout changer, que fait Rousseau ? Il peint exactement comme il en a envie, sans autre théorie que son bon cœur, et la naïveté qu’il se prêta lui-même, et que l’on finît par lui attribuer comme une qualité ès esthétique, voire, une marque de fabrique. Mais, comme le dit ce beau dicton anglais : ‘There is more than meets the eye’, littéralement, il y a davantage que ce que l’œil rencontre, autrement dit, méfiez-vous des apparences ! Ainsi, nous avons tous une image mentale de la peinture du Douanier Rousseau, voire, une imagerie ; nous “savons” à quoi nous en tenir ; et nous avons tous vus au moins une fois la plupart de ses célèbres tableaux, en vrai ou en reproduction. Aussi, nous pourrions commencer avec l’un d’eux…

Henri Rousseau, Le Rêve, 1910, huile sur toile, 204.5 x 298.5 cm, The Museum of Modern Art, New York

Un ciel très peu présent, mais là quand même, dont Rousseau indique tout de même l’éclairage par une pleine lune, lune qui, d’ailleurs, inexplicablement, éclaire davantage le premier plan que le second, pourtant plus haut… Mais, s’agissant de Rousseau, il faut tout de suite abandonner l’idée d’un réalisme, même s’il se déclara “peintre réaliste”. Le réalisme à la Rousseau n’est pas du tout celui de Courbet (premier artiste durant la seconde moitié du XIXe siècle à se réclamer d’un Réalisme, inspiré de l’écrivain Champfleury, qui devait dépeindre la vérité de la réalité). Ce que nous aimons, ici, c’est cette jungle de pacotille (Rousseau n’a jamais quitté la France), plantée et parsemée comme on la trouverait dans un décor de théâtre, voire un magasin de fleurs… Et puis, dans ce cadrage tout de même restreint, tous ces animaux qui se mêlent les uns aux autres, indifférents, et, surtout, ces deux lionnes qui ont l’air d’halluciner ; l’une en découvrant la créature au canapé, et l’autre en voyant le spectateur. Ces paires d’yeux bien ronds comme des boutons, qui expriment la stupéfaction, j’aime beaucoup, c’est incongru et drôle, je souris chaque fois que je les rencontre (l’humour chez Rousseau). Ce tableau, suppose-t-on, dépeint un songe. Mais lequel ? Selon toute probabilité, c’est la femme nue qui rêve ; parce qu’on ne voit pas comment un canapé pourrait se trouver en pleine jungle (si nous admettons qu’il s’agit de la représentation d’une jungle). Un bien joli rêve exotique. Une joueuse de flûte, un singe, deux oiseaux, un éléphant, un serpent s’en allant. L’exotisme. Décrire les tableaux de jungle de Rousseau d’« exotiques », n’est-ce pas céder au marronnier ? Et si la luxuriance chez Rousseau n’était qu’une ruse — peut-être inaffirmée — de mettre de la couleur le plus possible ? Je me demande si ce tableau ne résume pas à cela : de l’humour et de la couleur. Il paraît que la femme sur le sofa fut un amour de Rousseau. Oui, et alors ? Qu’est-ce que cela change ? Et puis, qui rêve en fait ? Ce qui frappe, vraiment, c’est l’association du divers, des choses qui n’ont rien à faire ensemble, qui ont l’air de personnages, convoqués pour camper une scène.

Mais regardons de plus près ce nu

On ne peut pas dire que Rousseau est un grand peintre en matière de carnation ; n’est pas Ingres qui veut. Rien que ce bras gauche, donc, on le dirait assemblé. Le bras ne s’accorde pas au ton de l’avant-bras, et non plus à la main. Rousseau a dû le peindre en trois fois, au moins, et à différents moments ! Rien à battre ! Et puis, c’est appliqué, on voit les coups de pinceau, les touches, c’est vraiment grossier. Maintenant, regardez, je vous prie, ce visage ! C’est assez hideux quand même ! Et le contour de l’œil est tel qu’elle porte un masque, dirait-on… Et ce cou ! Non mais ce cou ! Qu’est-ce que c’est ? Ce n’est vraiment pas soigneux. Ce qui le semble davantage, ce sont les seins. Mazette ! Quelle paire ! Ils sont rapprochés à la mode du XXIe siècle, donnant sur une taille fine comme au même siècle. Quelle vision ! La hanche n’est pas mal non plus. Mais cette carnation, franchement, elle était malade ? J’ai l’impression que Rousseau était plus doué et sensible à peindre la végétation que les anatomies, car la joueuse de clarinette n’est pas non plus très réussie, cependant qu’elle se tient plutôt en version quasi camouflage, sa jupe pouvant donner l’impression de fleurs… Non ? (Réflexion post-examen : La main verte de cette femme incite peut-être à penser que cette dernière est en train de muer en végétal).

Reprenons du recul. À bien regarder, il y a quelque chose de très étrange, en sus de l’étrange incongru (associations du divers, des proies et prédateurs, etc.). Regardez en haut à gauche, juste derrière cet oiseau gris posé sur une branche (qui devrait tomber, considérant le centre de gravité, mais cela non plus ne concerne pas Rousseau, et c’est parfait).  Qu’est-ce que c’est ?

Cela ne correspond à rien d’identifiable, cependant que tout le reste l’est, me semble-t-il. Quel est donc ce truc jaune, poilu comme une serpillière ? En fait, on dirait un homme de paille, au sens littéral, tête et bras, tandis que le torse semble gris, à moins que cela ne soit le prolongement de la queue du volatile ? Et que fait ici cet homme de paille ? Il regarde la scène. (ses yeux enfoncés dans ses orbites, il est tellement velu qu’on ne les voit pas). Il détonne dans le tableau, mais très discrètement.

Passons à un contraste frappant entre la jungle et… la guerre :

Henri Rousseau, La Guerre, 1894, huile sur toile, 114 × 195 cm, Musée d’Orsay

On a souvent l’image mentale d’un Rousseau luxuriant, débordant. Mais notre peintre connaît plusieurs façons de dresser un tableau. Et cette version de la guerre s’oppose comparativement à l’image au dessus. On peut se poser plein de questions relativement à cette image. L’une d’entre elles, est celle-ci : Comment se fait-il que la plupart des gens soient nus ? Comment la mort tient-elle sur ce cheval ? Mais, on l’a déjà dit, il y a des questions qu’il est vain de poser s’agissant du Douanier. Tout est effondré, tout semble réduit en fragments, sauf les corps et à l’exception d’un avant-bras amputé sanguinolent. Rien de luxuriant ici ; mer de morts, paysage effondré, nuages gorgés de sang, tête de folle Mme La Mort, crinière de scutigère pour elle et le cheval. Cavalière de l’apocalypse avec un brandon à moitié éteint et une épée d’enfant, une robe de mariée (de la mort) immaculée mais sauvagement effrangée. Il y souvent, voire toujours, un côté décor chez Rousseau, un côté collage ; rien ne semble vraiment fondu mais plutôt collé, la peinture comme un collage. Qu’est-ce qui produit cet effet ? La délimitation très propre opérée par Rousseau ; tout est contouré très précisément, ajouté à cela d’incessants contrastes chromatiques qui rehaussent chaque délimitation, chaque entité peinte, évoquant la différence entre peinture et dessin établie par Pernetty (dans son Dictionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure, 1757). De la peinture dessinée, est-ce cela le charme de Rousseau ? Ce qui m’impressionne dans ce tableau, c’est la multitude de morceaux détaillés par Rousseau : pierres, bois, etc. C’est une mer de débris, et les corps semblent encore y surnager, avant de disparaître. On aura remarqué que même un arbre saigne, ce qui tend à penser que, pour Rousseau, la guerre est un événement cataclysmique, qui heurte et blesse toute la Nature.

Henri Rousseau dit Le Douanier, “L’Enfant à la poupée”, 1892, Huile sur toile, 67 x 52 cm, Paris, musée de l’Orangerie © RMN-Grand Palais (musée de l’Orangerie) / Franck Raux

Rousseau n’est pas seulement un peintre naïf, ou réaliste, tel qu’on le dit. Il recèle aussi une certaine part de mystère. Ainsi, ce portrait d’enfant, une petite fille, mais dont le visage semble bien âgé. On dirait même un visage de garçon. La scène est surréaliste (avant l’heure, car ce n’est qu’en 1917 qu’Apollinaire mettra sur papier son néologisme « surréalisme » dans une fameuse lettre adressée à l’écrivain et poète Paul Dermée). Pourquoi ? Eh bien !, il suffit de regarder ces indices : on ne sait pas sur quoi est assis ce corps. Si, sur rien ! Et à mi-mollet celui-ci disparaît dans l’herbe, ou, bien plutôt, manque, tout simplement. Hypothèse : cette enfant est malde, et sa poupée représente le docteur qui la soigne, qui, d’ailleurs, n’a non plus pas de pieds… Ce n’est pas un tableau très gai, mais il est bizarre, et la bizarrerie caractérise aussi l’œuvre rousseauiste. Terminons par quelque chose de plus amusant

Henri Rousseau, “Mauvaise surprise”, 1901, huile sur toile, 194,6 x 129,9 cm, Barnes Foundation, Philadelphie

Une femme nue, qui vient peut-être de se baigner, puisque des vêtements sont visibles. Soudain, un ours arrive et semble prêt d’attaquer la créature. Heureusement, passant par là, un chasseur ajuste son fusil et tire (on voit au bout du canon que le coup est parti). Il est bien peu pourvu en crocs cet ours, il doit être très vieux. C’est quand même assez étonnant comment peint Rousseau. On pourrait en fait juger qu’il ne sait pas peindre, tout bonnement. Il s’applique beaucoup, mais il y a décidément des choses qu’il ne sait pas faire. Cependant, ses lacunes sont toujours compensées par quelque chose qui contrebalance un manque qui, pour beaucoup d’autres, serait rédhibitoire. Ici, indéniablement, il y a un effet comique, et absurde. Si on suppose deux secondes l’aspect rationnel de la scène, on imagine mal comment on peut rester figé les bras en l’air au moment où surgit un ours dans votre champ de vision ! La donzelle ne bouge pas ; elle va se faire tailler en pièces. Heureusement, surgit un chasseur dont on dirait qu’il vient de se détacher de la roche. Enfin, sans vouloir nous livrer à de la psychanalyse au rabais (ce ne sont pas les symboles phalliques qui manquent !), on supposera que sur toile Rousseau aura aussi exprimé un certain nombre de nœuds gordiens sous forme picturale, manière somme toute artistiquement réussie de la sublimation.

Léon Mychkine

 

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