Kommissariat et Vénus Paradigme (“paradigmi estetici”) Suite fun-èbre #2

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Dans la salle du Musée d’Art Moderne et Contemporain de Trente et Rovereto où nous trouvons, en ce moment, la “Nascita di Venere”, de l’adorable Sandro, il y a, à côté, nous en avons traité, une bien pauvre photographie, à laquelle j’ai accolé le nom de « grossièreté » (ici). Mais alors, comment qualifier ce qui est accroché en face (à quelques mètres) la Nascita ? Qu’on en juge :

Joel-Peter Witkin, “Boticelli’s Venus”, 1982, gelatin silver print mounted to board, printed later, 50.2 × 40 cm, Bruce Silverstein Gallery

Donc, ici, que dire ? Un(e) hermaphrodite (?) pose, fier de son membre, qu’il brandit, tourné vers l’artiste, qu’il ne voit pas, puisque ses yeux sont bandés (bandés ? Vertigineuse analogie, ouh là… (Mais non ! Witkin aime à bander ses sujets, et il est très friand de pénis, gros ou petits, chacun son truc). Ici, le titre, encore davantage que chez LaChapelle (ici), fait directement référence à Botticelli… On ne peut pas empêcher un artiste de produire une semblable photographie, et de la titrer ainsi, certes ; et c’est heureux, mais on peut se demander quel est l’intérêt des curatoriSgarbi et Schmidt, de bien positionner en regard cette image assez sordide avec le tableau de Sandro ? Provocation ? Assumation d’une parole libérée des “stéréotypes” genrés ? Ce serait dans l’air du temps. Et, notez que si, avec LaChapelle, on nous rappelle que la donzelle est vulvée ; ici, renversement total. Y a-t-il là un sous-entendu ? La Vénus botticellienne dissimulerait-elle/il un pénis sous la chevelure, pénis révélé en phallus chez Witkin ? Je sais bien, on pourrait trouver absolument sans intérêt que l’on se soucie de la scénographie du Museo d’Arte Moderna e Contemporanea di Trento e Rovereto comparativement au célèbre tableau de Botticelli. Oui, on pourrait. Mais je ne m’occupe ni du prix des truffes en Périgord, ni de la politique étrangère du Nicaragua ; mais d’art, dont acte, cela peut “me” concerner, et notamment, justement, en terme de “commissariat”, et de “politique” dudit. À la vérité, qui vérifie la pertinence ordinale des commissaires ? Qui va aller dire aux sieurs Sgarbi et Schmidt que la coprésence, dans la même salle, de la photo nulle de LaChapelle et odieuse de Witkin peut poser, justement, un problème scénographique ? À dire vrai, le choix effectué par ces deux génies du kommissariat permettait de placer des œuvres un tantinet moins dégueulasses ; exemple (présenté dans l’exposition) :

Michael Pudelka, “Chiara Ferragni agli Uffizi”, 2019, servizio fotragrafico per Vogue Hong Kong (Photo prise dans la Galerie des Offices, Florence).

Chiara Ferragni est “blogge(u)-r-se” et styliste de son état. Bon !, oui, bien sûr, cette photo est complètement nulle, elle ne présente aucun intérêt ; mais, au moins, elle n’est pas outrageante. C’est déjà ça. Ensuite, ils pouvaient, par exemple, accrocher ceci (présenté dans l’exposition) :

Vik Muniz, “The Birth of Venus, after Botticelli”, triptych, (pictures of junk), 2008, digital c-print, in 3 parts, i, iii) 92 1/4 x 53 1/4 in. (234.3 x 135.3 cm), (ii) 92 1/4 x 47 3/4 in. (234.3 x 121.3 cm)

L’artiste s’est contenté de reproduire le dessin du tableau, en y ajoutant des images inférieures de détritus, de rebus et autres déchets, pourquoi pas ? enfin !, ce qui ressemble à un amoncellement de déchets, car tout cela est bien propre. Là encore, ça ne cassait pas trois pattes à un canard laqué, mais, au moins, nous étions à l’abri de toute vulgarité excessive et sans objet.

À tout prendre, les commissari eurent pu choisir cette œuvre, qui, pour le coup, offrait une lecture au moins biunivoque :

Goin, “Hell From the Shell”, 2020, spray paint on canvas, 120 x 160 cm, Pulpo Gallery, Murnau am Staffelsee, Bavière

Goin est un “street artist” français dont l’identité est inconnue. Généralement, je ne goutte guère les “street artists”, mais, chez Gouin, je trouve qu’il y a quelque chose d’intéressant. Cette peinture au spray sur toile n’est pas exposée à Rovereto (45° 53′ 00″ Nord, 11° 03′  00″ Est), et, pourtant, là, il y avait là un bel exemple de télescopage contemporain. Pour preuve : L’exposition du Trente et Rovereto est titrée “Botticelli. Il suo tempo. Et il nostro tempo”. “Botticelli, son temps, et notre temps”. S’il y a bien un temps dont nous parle ici Goin, c’est celui de la beauté saccagée par les Marées Noires. Il a reproduit la Vénus de Botticelli et lui a adjoint, à la verticale, la fameuse coquille St Jacques de la compagnie pétrolière Shell, bien baveuse et éclaboussante. Nous sommes peu habitués à associer la compagnie Shell avec les marées noires ; pourtant, elle a sans nul doute droit au podium : 1) 1967, État de Rivers, Niger. Des milliers de barils de pétrole brut sont déversés dans la mer lors du transfert de la plateforme pétrolière vers un tanker. La marée noire qui en a résulté avait détruit les moyens de subsistance de la communauté Ejama-Ebubu, à savoir la pêche. Et la pollution des eaux par les hydrocarbures a entraîné de nombreuses maladies dans la région. 2) 20 décembre 2011 : fuite de pétrole sur un gisement off-shore menace les côtes nigérianes. 3) 1fuite provenant d’une conduite d’écoulement de la plateforme Gannet Alpha, à 180 kilomètres à l’est de la ville écossaise d’Aberdeen. Cette fuite serait déjà, selon les premières analyses, le pire cas de marée noire dans les eaux britanniques depuis plus d’une décennie. Comme on dit : N’en jetez plus ! Le rapport entre Vénus et les marées noires, bien entendu, c’est la mer. Voici Vénus comme rescapée mais toute gluante et luisante d’hydrocarbure (à ses pieds l’édifiant écoulement). Voilà un à-propos qui eut pu se trouver pertinent, à défaut de sublimité. Il est curieux de voir qu’évidemment à part les artistes qui lui étaient contemporains, la plupart des artistes d’aujourd’hui sont incapables de produire un monde et arrière-monde aussi puissant que celui de Botticelli dans la Nascita ; personne, jusque plus ample informé, n’y parvient (et je pense avoir tout vu dans mes recherches, donc, quand même, sous réserve). Et, en cherchant ailleurs, on ne trouve guère davantage, sauf, peut-être, ceci :

Jake Wood-Evans, “Long after the birth of Venus”, 2020, oil on linen, 172 x 278 cm, Pulpo Gallery, Murnau am Staffelsee, Bavière

 

Bon, là encore, ce n’est pas extraordinaire. Décidément, qui peut se mesurer à Sandro Botticelli, au XXIe siècle ? Nessuno.

Dans le texte de Communication du MATR, on peut lire que la Vénus botticellienne est un « paradigme esthétique » (‘paradigmi estetici’)  et que le spectacle (‘mostra’) donne à voir une “Venere è bianca, nera, grassa, magra, transgender, eterea o popolare, quasi sacra e mondana”, donc une « Vénus qui est blanche, noire, grasse, maigre, transgenre, éthérée ou populaire, quasi sacrée et mondaine ». Là encore, on notera l’usage aberrant de la notion de « paradigme », qui n’a rien à faire dans ce contexte, car les artistes ne produisent pas de paradigme, je l’ai déjà écrit ailleurs (notamment ici). Ceci dit, voici qu’il s’agit de montrer une déclinaison de la Vénus botticellienne comme on vient de le lire. Mais on peut se demander comment un tel programme peut venir dans la tête de personnes qui, apparemment, aiment l’art. Car oui, à vrai dire, de quoi s’agit-il, en dernier ressort, si ce n’est de tenter de profaner une œuvre du passé en en proposant des versions médiocres ou obscènes ?

Étymol. et Hist.1342 prophaner «violer la sainteté des choses sacrées» (Renart le Contrefait, éd. G. Raynaud et H. Lemaître); 1538 (Est., s.v. profanusProfaner. Se servir en communs usages des choses consacrées). Empr. au lat. profanare « rendre à l’usage profane (une chose, une personne qui a été auparavant consacrée)» et « souiller ». 
 
Sgarbi et Schmidt ont-ils cherché à profaner la Nascita di Venere ? Mircea Eliade écrit que « le “profane” n’est qu’une nouvelle manifestation de la même structure constitutive de l’homme qui, auparavant, se manifestait par des expressions “sacrées”.» On peut en douter, même si on espérerait qu’Eliade a raison. Car, par définition, le profane, c’est justement ce qui n’est pas sacré. Est aussi profane celui qui se comporte en impie, autrement dit, qui ne croit pas, qui ne croit en rien ; donc un nihiliste. Si le tableau de Botticelli est sacré, alors comment y opposer une ou des œuvres profanes : pro « devant », fanum « lieu consacré » ? Si le tableau de Botticelli est sacré, ne peut-on y opposer des propositions artistiques plus dignes ? N’y avait-il pas moyen de trouver des artistes contemporains capables de produire des œuvres — soyons audacieux —, plus profondes ? Il est bien évident que si. Alors pourquoi ces choix ? Pourquoi à cet endroit ? On se dira qu’il y a des choses bien plus graves dans le monde, oui, bien entendu. Cependant, comme je l’indiquais dans la première partie (ici), dans une période de nihilisme où les valeurs sont retournées comme autant de peintures infamantes, il n’est pas obligatoire de danser gaiement sur ce que l’on nous propose de ruiner.
 
Ref : Mircea Eliade, Le sacré et le profane, folio.
 
 
Léon Mychkine

 


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