Variations sur Eugène Delacroix, ceteris paribus (#2)

« Les peintres qui obéissent à l’imagination cherchent dans leur dictionnaire les éléments qui s’accommodent à leur conception ; encore, en les ajustant avec un certain art, leur donnent-ils une physionomie toute nouvelle. Ceux qui n’ont pas d’imagination copient le dictionnaire.» (Baudelaire, L’art Romantique).

 

C‘est un paysage. En cherchant de l’art, sur l’Internet, on trouve de ces artistes qui photographient le corps et y ajoutent des cartes, le tout finement mêlé, grâce aux logiciels. Mais bon, il suffit de regarder ce close-up pour déjà se rendre compte que Delacroix nous invitait déjà au voyage, car on voyage sur cette carnation. « Pour le dire en passant, je n’ai jamais vu de palette aussi minutieusement et aussi délicatement préparée que celle de Delacroix. Cela ressemblait à un bouquet de fleurs savamment assorties.» (Baudelaire, L’art Romantique). Regardez bien ce détail ↓, devinez tous ces coups de brosses, de pinceaux, le nombre de fois que Delacroix change de couleur, transformant sa palette en un clavier chromatique. Combien de couleurs y rencontre-t-on ? Il y a : des bleus, des blancs, des jaunes, des roses, des rouges, des violets, des marrons, des noirs, et j’en passe… Et comment c’est fait… On dirait que c’est peint, à chaque fois, par groupe, par petites griffes chromatiques associées, comme par exemple en bas à droite, et, parallèlement, en repartant vers la gauche (les quatre traits violet opposés aux aux traits brun, à distance). Dans ce tourbillon de traits, reconnaît-on, en quelque endroit, la carnation hypothétiquement représentée ? Peut-être un peu au dessus du blanc, qui signale la base du cou (?). Ce que l’on reconnaît, surtout, c’est la désinence chromatique, rien que sur ce détail, un, parmi d’autres, passage du clair à l’obscur (de gauche à droite). Un sujet, pour Delacroix, d’un certain côté, c’est une palette vivante. On peut regarder à n’importe quel endroit du corps de Mademoiselle Rose, il n’y a rien qui ne soit nuancé par la griffe polychrome. Tout à l’heure, je me recule, et ferme les yeux ; et, les rouvrant, je vois, dans ce détail, des nuages ; mais des nuages un peu rayés (pourquoi pas ? Je suis sûr qu’il y a au moins un artiste qui “fait“ des nuages rayés, mais je ne me rappelle plus qui). Et puis, plus tard, je vois des lèvres (en haut à droite), et donc le menton en dessous, et la joue à gauche. Il est fort probable que Delacroix n’a pas, intentionnellement, “caché” soit des nuages soit une bouche ; c’est ma double “vision”. Mais pourquoi pas ?

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !

écrivait Baudelaire, entre 1840 et 1857. Au pays qui lui ressemble, celui de l’échappée à la réalité, de ce monde toujours si plein de promesses et si décevant ; si égoïste en somme. Passons… Si le corps ressemble au pays, pourquoi partir ?, se dit Delacroix ; pourquoi ne pas rester là, à explorer le paysage qu’est le corps de Rose ; corps qui n’est pas, ne peut être, le mien, se dit-il. Bien sûr que Delacroix sort aussi, prend l’air, va au Jardin des Plantes, voyage (Maghreb, Espagne) ; mais il voyage aussi dès qu’il crée. Il n’y a que lorsque l’on crée, ou que l’on ne pense absolument à rien, que l’on échappe aux lourdes contingences de ce monde, et Dieu sait qu’elles sont lourdes ! Pas vrai Louis-Ferdinand ?

Un close-up assez proche, mais un peu plus élargi, et voici encore d’autres couleurs ! Voyez ce vert qui s’écrase et s’étend, par scissiparité ? alentour de l’épaule gauche. L’ombre, ici, s’étend sur le “positif” visible, produisant une sorte de forme en chauve-souris.

Le traitement de l’aisselle, du triceps, comme éclairé par en dessous…, entre autres, autant de sujets de réflexion qui ont tenu en haleine tous les exégètes du Kosovo tardif. Ce qui m’étonne, chez Delacroix, encore une fois, c’est la disruption (comme dirait feu Stiegler), soit le fait que Delacroix n’en a que faire de passer d’une frontière du corps à une autre en traçant sans vergogne des démarcations, bien visibles. En ce sens, il peint bien plus mal que Leonardo ! Cependant, lisez ce qu’écrit de lui l’ami Charles : « C’est à cette préoccupation incessante qu’il faut attribuer ses recherches perpétuelles relatives à la couleur, à la qualité des couleurs, sa curiosité des choses de la chimie et ses conversations avec les fabricants de couleurs. Par là il se rapproche de Léonard de Vinci, qui, lui aussi, fut envahi par les mêmes obsessions. » (Baudelaire, L’art Romantique). D’un autre côté, nous ne sommes plus aux XVI-XVe siècles, et il faut “bien” peindre, et exprimer autre chose. Bon, ceci dit, on peut tout de même considérer qu’ici, c’est quand même un peu plus négligé qu’ailleurs, dans le paysage qu’est ce corps (on l’a dit). Ceci dit, qu’est-ce qu’un paysage, si ce n’est, dans la plupart des cas, un assemblage mental, qui rend homogène ce qui ne l’est pas ? Tentons une recherche. J’entre le mot « paysage » dans mon “browser”, et j’obtiens cette première (je dois être géolocalisé) image :

© (Photo NR, Jean-André Boutier)

Bon, c’est une photographie dégueu, mais j’ai pris le premier résultat… Pour illustrer un article sur le paysage, on prend une image de ce genre, et on peut supposer que la plupart des gens ne verraient ici rien d’autre qu’un paysage. Soit. Considérons que le journal La Nouvelle République reflète l’esprit du vulgum pecus, à ++. N’importe qui, en fait, spéculé-je, dira que cette photographie illustre un paysage. Oui. Et alors ? Alors ? Oublions la plastique désastreuse de cette photographie, et tentons de voir ce que nous voyons. De l’herbe. Des espèces d’arbres. Un horizon. De nouveau des arbres. Des nuages. Pas de ciel, mais on serait tenté de dire que « si », car, je vous pose la question : Dans quoi se situent les nuages ? Pas dans mon salon. Bref, le lecteur l’a compris, un paysage, ce n’est jamais, jamais que l’assemblage, hétérogène, d’éléments visuels. Et, ai-je envie de supputer, à brûle-pourpoint, qu’est-ce qu’un corps si ce n’est l’assemblage de l’hétérogène ? Non. Là, franchement j’exagère. Mais non, si nous en revenons à notre étude du corps en fragments de Mlle Rose.

Je voulais aussi dire une chose ou deux sur cette main gauche

et, rien qu’elle, c’est encore un fragment de paysage. Comparons avec la main droite

En close-up, la main droite “tient” davantage que la gauche. Quelles en sont les raisons ? Elles sont dénotées différemment. En quelque sorte, on pourrait avoir l’impression que Delacroix voyait “flou” quand il a exécuté la gauche. Mais non, ce ne doit pas être cela… La main gauche est plus “sommaire”, parce qu’elle prend moins la lumière, empêchée qu’elle est par la cuisse.

Enfin, terminons par ce qui constitue le centre du tableau. Le triangle de Mademoiselle Rose, le pubis, que, là encore, Delacroix peint d’une manière tout à fait étonnante. Contrairement à l’aisselle (plus haut), où l’on peut deviner un petit fouillis de poils, ici, rien, à part les touches, rien pour évoquer une toison. Bon, vous me direz, Delacroix n’a pas fait ce tableau pour que l’on se jette le nez dans l’entrecuisse. C’est vrai. Il a fait son tableau pour qu’il puisse être vu depuis une certaine distance, afin de considérer l’ensemble de la toile, du corps, de la posture, de l’éclairage, etc. Certes. Mais, encore une fois, il aura tout de même bien fait du pubis, et donc du sexe féminin, le plein centre du tableau.

Il y a ici, sûrement, un rapport qu’il faudra étudier, entre civilité et organicité, entre la main et le sexe. Another day…

 

 

 

Eugène Delacroix, féministe ? #1

 Léon Mychkine