Les œuvres de Christine Smilovici. Entre art brut et art autobiographique. (L’être femme-artiste #5)

Il y a de nombreuses séries dans les œuvres de Smilovici et, pour l’entretien et cet article, j’en ai retenu deux, qui m’intriguent, et, parallèlement donc, m’intéressent. Commençons avec un item de la Série “Le mai le joli mai” :       

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai”, photographie ancienne, perles, rubans, fils de coton et mercerie diverse, env. 35 x 23 cm

Rappelons que l’artiste part souvent du verso du canevas ; ce qu’elle m’apprend dans l’entretien. C’est déjà un postulat. Comme si le verso était le passé du recto, passé qu’il est donc logique que Smilovici re-cherche, et repique physiquement et mentalement, comme pour recharger et décharger les batteries parallèles, celles qui accompagnent et ou poursuivent nos vies (c’est au choix, enfin non). Qui y a-t-il à l’arrière du paysage ?, est une question que je n’ai pas eu la présence d’esprit de poser, mais qui semble assez fondamentale. Je le redis : à l’arrière du paysage, on trouve le passé. Cependant, ce sont des traces, mais qui nécessitent une customization (en bon français), et c’est pourquoi l’artiste ajoute rubans, colifichets, perles, sequins, et une photographie (toujours hantée de jeunes personnes). Le tout, par une hypostase personnelle re-projette l’artiste dans un passé-présent retrouvé, tout autant que fantasmé — l’enfance, la campagne, les jeux, le temps. Il y a une manière indiquée d’art brut, mais aussi, dirais-je, naïve, chez Smilovici, dans sa façon d’exprimer la réalité, comme par exemple ces montagnes devenues volcans cracheurs de perles et de fleurs :   

Détail

Notez bien qu’il y a une différence entre art brut et art naïf (c’est un vaste sujet, et j’y reviendrai peut-être). Mais si la pratique smilovicienne oscille entre ces deux pôles, on en trouve un troisième, à la vérité premier, la récupération. L‘artiste ajoute des éléments sur des structures ou des formes déjà existantes. Bien entendu, ces ajouts sont déterminants, ils modifient la physionomie des objets, mais la structure est déjà là. Disons que Smilovici regreffe sur du greffé ; bouturage iconologique au croisement d’une vie sur d’autres ; étonnant parcours en chiasme, coupant et recoupant le donné et les dons nouveaux.   

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai”, photographie ancienne, perles, rubans, fil de coton, sequins, 30 x 27 cm

Smilovici a une manière très particulière d’assemblage. Je ne suis pas un spécialiste de l’art brut, mais il me semble qu’on trouvera difficilement, dans cette catégorie, des œuvres autrement réalisées qu’intégralement par leurs auteurs — c’est tout l’ego qui s’y met, et chaque millimètre de matière a été produit ou configuré par l’artiste ; ce en quoi, justement, l’œuvre d’art brut est absolument, et nécessairement, unique. Chez Smilovici, l’ego n’a pas besoin de se rassurer dans ce que d’aucuns nommeraient le mythe de l’authenticité. Mais ce qui est sûr, c’est que Smilovici est très attentive au point ; il est nécessaire que le point (de couture, de broderie) lui convienne. Sinon elle enlève tout (lire l’Entretien). J’ai dans l’idée que ces points sont aussi importants que pour un peintre les touches… Ensuite, elle va intervenir, ajouter des pièces, des éléments (cités plus haut). Et c’est à ce croisement que la manière de faire de l’art chez Smilovici est originale, à au moins deux titres. 1) Elle associe l’objet déjà existant avec ses propres ajouts, 2) elle gravite autour de son enfance sans en montrer le moindre indice personnel. C’est curieux. Il y a là comme une pudeur, certainement. Comment parler de soi en en passant par les œuvres domestiques et photographies des autres ? Pourquoi l’artiste ne parle-t-elle pas directement d’elle-même ? À cette question, on peut répondre qu’il y a plusieurs séries chez Smilovici, et notamment celle dont nous parlons dans l’Entretien, à savoir “La Matrice”, dont voici l’une des illustrations :

Christine Smilovici, Série La Matrice, “Vous devriez utiliser l’échelle de douleur, de 0 à 10”, dessin/collage sur feuille livre obstétrique, 23 x 17 cm

“La Matrice” est certainement la série la plus traumatiquement explicite dans le travail de Smilovici, c’est un festival : Ode à la gestation, à la parturition, au découpage du corps et dispersion des organes, etc. C’est, comme dirait Artaud, un théâtre de la cruauté

Smilovici n’est pas dans le théâtre, mais substituez au mot « théâtre » un autre qui correspond à son registre, et je pense bien (« ch’pem’ben ! », comme disait mon grand-père) que l’artiste verra sans doute de quoi il s’agit. Et si vous n’en avez idée, je vous invite à visiter la page concernée (en hyperlien plus haut) et à regarder ; et, comme on dit, ça pique. On a l’impression que tout se disperse et se concatène en même temps, ce “tout” étant le meurtre barbare de la jeune fille (lire l’Entretien), la lourde opération subie par l’artiste, et la parturition, trois événement distincts en temps et en espace mais qui se retrouvent dans la série, comme un ensemble de volets névrotiques accompagnés d’une impression de, oui, silence ; on montre des situations, mais on n’y comprend pas grand-chose. Comme si nous comprenions la vie, ce qui nous arrive, finalement. Les dessins et collages de la série “La Matrice”, en ce sens, et j’y insiste, démonstrativement silencieuse. Je veux dire, ce n’est pas apitoyant, ni narcissique, c’est juste  ; ça témoigne. Et ça produit aussi, parfois, de l’hypostase :


Christine Smilovici, Série La Matrice, dessin, crayon de couleur, A3

Voyez ?, on peut se poser la question : Est-ce de l’informe que provient la forme ? Est-ce que la forme renvoie à l’informe ? etc. Ça me fait penser que tous ces hommes qui se “prennent” pour des femmes (libres à eux), ne pourront jamais produire une série telle que “La Matrice”, parce que, même si cela peut apparaître ringard ou réactionnaire (c’est à la mode) de dire qu’il existe (n’en déplaise à Preciado et ses délires), de réelles et véritables différences entre hommes et femmes n’est pas énoncer un mensonge, une erreur du passé, réitérer un mythe basé sur on ne sait quel patriarcat originel. Non. Jusque preuve du contraire, il existe, a minima, des différences sexuelles et physiologiques entre les femmes et les hommes, différences qu’aucun travestissement psychique et/ou corporel ne saura abolir. La nier, cette différence, qui rend si riche l’humanité, c’est justement nier l’humanité. Au contraire, affirmer la non-différence, la fluidité, c’est, par contraste, renforcer la mysoginie et l’infériorisation — tant factuelle que conceptuelle — des femmes dans la société. J’en reviens donc, par là, à ce qui peut caractériser les différences, du coup, entre les artistes-hommes, et les artistes-femmes (j’ai écrit plusieurs articles à ce sujet). En ce sens, et si l’on en vient à la lente émergence et reconnaissance des femmes-artistes (tout cela est toujours récent), il est bien évident que l’art de Christine Smilovici est un art de femme, ce qui ne veut pas dire que cela s’arrête-là, c’est bien plutôt le commencement pour saisir de quoi il s’agit, et de quoi cela nous parle, si tant est que nous, les hommes, soyons assez fins pour le comprendre.

Développement : En disant qu’il s’agit d’un « art de femme », je ne me place évidemment pas d’un point de vue machiste, ou masculiniste, si même certains artistes-hommes peuvent avoir ce genre de réflexe de mâle-alpha… Non, je veux juste dire qu’au bout du compte, qu’il n’y a que de l’art, mais qu’il appartiendra à  d’autres — nous n’en sommes pas encore là — de tenter de comprendre ce que les femmes-artistes ont à nous dire sur l’art et sur, oui, la condition de femme. C’est une première étape, qu’il ne faut pas oublier, dans les débats sur la société et l’art contemporain, si tant est que nous puissions mentionner les deux successivement… Pour ceux qui douteraient de la pertinence de ces dires, demandez-vous pourquoi Ann Truitt est ignorée en regard d’un Robert Morris ou un Donald Judd, ou bien pourquoi Agnes Martin est moins connue que Robert Ryman ? Il est bien évident, ceci dit, que quiconque face à un tableau d’Agnes Martin, si on lui demande de quel genre, à son avis, était l’artiste, ce dernier sera bien en peine de le deviner. Cela implique alors l’idée que certaines femmes-artistes sont concernées par leur “corps-psychique”, pour le dire ainsi, qu’elles entendent faire — aussi — passer dans l’art ; quand d’autres n’en ont cure, et c’est très bien ainsi, et dans les deux cas. À-propos, on ne comptera pas le nombre d’œuvres artistiques et littéraires produites par des hommes et qui ne parlent que de leur condition, ce qui peut être aussi très intéressant, mais pas toujours… De fait, et contrairement à ce qui est dit depuis longtemps, je ne crois pas que réaffirmer une différence entre les hommes et les femmes aboutisse nécessairement à une opposition (Héritier, 1996), au contraire, cela me semble constituer ce que j’appellerais, en empruntant au vocabulaire de la chimie organique, l’irréductible homochiralité de l’humanité. En ce sens, et bien que je ne sois ni ethnologue africaniste ni anthropologue comme feue Françoise Héritier, je me permettrai d’être en désaccord quand elle dit (2009) que « la représentation que les femmes ont du monde est la même que celle que les hommes ont.» Il s’agirait de savoir de quel homme et de quelle femme nous parlons. Où vivent-ils ? Dans milieu social ? Etc. Si l’on disait : l’homme, sur Terre, a partout la même représentation du monde, on commettrait une erreur autant stupide qu’irrationnelle. De la même manière, et pour exemple, ni ma voisine ni “ma” boulangère n’ont certainement pas la même représentation du monde que la mienne (si tant est que j’en aie d’ailleurs une, ce qui relèverait de l’œil de Sirius). À partir de ce constat aussi trivial, il semble assez logique que beaucoup de femmes-artistes portent en elles une appréhension différente de la chose artistique comparativement à celle que les hommes-artistes, en général, en ont ; mais encore une fois, tout dépend de l’intentionnalité initiale — on pourrait tout à fait dresser un tableau antagoniste entre l’œuvre de Lee Bontecou et celle de Louise Bourgeois, par exemple, en tentant de débusquer qui s’universalise “par dessus” le genre et le sexe, et qui y reste aliéné (aucune péjoration, l’être humain est nécessairement aliéné, même s’il jurera du contraire).    

Refs. Françoise Héritier, Masculin-féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996 /// Françoise Héritier, Une pensée en mouvement, Odile Jacob, 2009

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

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Feuilleton : tentative d’approche de l’“être”-femme-artiste (avec Imogen Cunningham et Réjane Lhote) #1

Feuilleton : tentative d’approche de l’“être”-femme-artiste (avec Réjane Lhote, et Alfred North Whitehead) #2

‘Sequel’ au feuilleton #2 : tentative d’approche de l’“être”-femme-artiste (avec Réjane Lhote et A.N. Whitehead)

Feuilleton : tentative d’approche de l’“être”-femme-artiste (avec Réjane Lhote et juliette Agnel) #3

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Entretien avec Christine Smilovici. Entre-coupés art autobiographique art brut

 Léon Mychkine : La dernière fois que j’ai parlé avec toi, j’ai proposé l’expression d’“art biographique”. Est-ce que cette expression conviendrait ?   

Christine Smilovici : C’est plutôt de l’art autobiographique.    

LM: D’accord.    

CS: Plus je regarde ce que je fais et plus je pense que je suis vraiment dans une démarche personnelle, qui est reliée à ma vie, et à mes introspections. J’ai donc plutôt une approche autobiographique.

LM: Donc, par exemple, quand on regarde les œuvres de la série “Le mai le joli mai”, ces broderies avec ses photos et le thème récurrent du chapiteau, ça symbolise quelque chose ? La maison, l’origine ?    

CS: “Le mai le joli mai”, c’est d’abord l’installation dans un espace naturel, un paysage, comme dans beaucoup de mes travaux. Ici, c’est l’ancrage à d’intérieur d’un canevas représentant un espace naturel, ce canevas est fait par d’autres mains, j’en utilise le recto mais la plupart du temps, principalement le verso, cela dépend des pièces que j’arrive à chiner.

LM: Donc, par exemple, le premier visible sur ta page avec ces montagnes, ce n’est pas toi qui les a faites.

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai”, photographie ancienne, perles, rubans, fils de coton et mercerie diverse, env. 23 x 35 cm

CS: Non. C’est une des récurrences de mon travail : utiliser des pièces, des objets d’“avant”, qui ont été confectionnés par d’autres ; en particulier des femmes, j’aime bien cette idée-là d’engager mes pas dans d’autres pas. Parfois j’achète des objets qui ont servi de collections personnelles, des lots de poupées folkloriques, par exemple. Donc, je pars de canevas que je chine, que je trouve dans des brocantes ou sur l’Internet. Et suivant la manière dont la pièce est initialement travaillée, la façon qu’a eu une première brodeuse d’arrêter ses points, de passer ses fils, de surfiler, je peux décider d’utiliser le verso qui propose donc déjà des traits, une écriture. Parfois, si ce verso est trop chargé, j’en coupe des fils, j’enlève de la matière pour mon point de départ à moi.

LM: Et donc cette première image (ci-avant) avec cette photo, elle est issue de ta famille, ou elle n’a rien à voir ?

CS: Toutes ces photographies sont extrêmement lointaines, elles n’ont rien à voir avec ma famille, elles datent souvent du début vingtième. Je passe beaucoup de temps à chiner des photographies anciennes. C’est une base de mon travail. Quand j’ai commencé mes activités artistiques, il y a à peu près dix ans, ma première série importante a été “Le Roman familial”, elle se formait sur des photographies familiales vernaculaires, pour la grande majorité extérieures à mes propres albums de famille. A partir de ça, j’ai fabriqué une mythologie personnelle. En fait, je suis hyper réceptive à ce que dégagent les photographies, à la manière dont les gens posent, s’appliquent à sourire. Il y a déjà des débuts de mise en scène, ces personnes déjà costumées deviennent des personnages ! Pour moi, ce qui se produit déborde de l’image initiale, du « cliché », il y a déjà des histoires et des émotions qui s’expriment, et elles m’intéressent.

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai”, photographie ancienne”, perles, rubans, fil de coton, 30 x 30 cm

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai” [Détail]
LM: Mais alors, on parlait d’“art autobiographique”, mais du coup qu’est-ce qui là, est autobiographique ?

CS: Oui, tu as raison. En fait, je suis souvent tournée vers l’extérieur et vers la captation d’images que me renvoie le monde. Par rapport à la série que tu évoques, j’y trouve plus une implantation autobiographique par le décor campagnard, ce paysage vert est l’espace de mon enfance, de mes racines.

LM: Donc tu as grandi à la campagne ?

CS: J’ai grandi en région Centre, en Touraine. J’ai passé beaucoup de temps du côté d’Azay-le-Rideau, de Villaines-les-Rochers, et j’étais reliée, par mes grands-parents, à une vie rurale et simple, auprès des animaux, parce qu’ils étaient éleveurs et agriculteurs.

LM: D’accord.

CS: Et ce sont des espaces où j’ai passé beaucoup de temps, j’ai beaucoup joué, j’étais une enfant très solitaire

LM: Tu étais fille unique ? 

CS: Oui. Et j’ai construit des fables personnelles dans cette campagne, en interaction avec les animaux, et aussi en liaison avec l’habillement, les costumes, car je prenais, dans les grandes armoires, des vêtements de mes grands-parents pour jouer, me travestir, cela m’occupait beaucoup ! Et, à-propos de cette photographie dont tu parles, eh oui, elle pourrait être autobiographique : elle me rappelle ces moments de l’enfance et du jeu ! Et tu parlais aussi du chapiteau, c’est, je suppose, un espace protecteur à l’intérieur de la campagne, protecteur parce qu’existant comme une structure mais ouvert également. A l’intérieur, on va trouver des fleurs, des petites étoiles, etc… , et puis son toit se prolonge en bouquets, donc la végétation est présente dedans. J’essaie de faire circuler les énergies, intérieures et extérieures.

LM: Et donc cette deuxième pièce avec le chapiteau ouvert, et les petites filles déguisées, ce morceau de broderie, tu ne le touches pas, il est tel quel ?

CS: La base, c’est un canevas retourné. J’achète d’immenses canevas, et je vais trouver, à l’intérieur, un cadre que je découpe. Je suis dans le respect de ce qui a existé, et en même temps je suis dans l’appropriation, parce que je vais découper une œuvre entière. 

LM: Donc, à part la photo, tu n’as rien ajouté ?

CS: Si, tous les rubans, les petits éléments, les petits éléments de bijoux, par exemple, que je couds. J’essaie de trouver un équilibre entre ce qui peut paraître très folklorique et très kitsch, et ce qui pourrait être de l’ordre de l’introspection simple et sobre.

LM: Mais pour que ce soit bien clair, par exemple, ce chapiteau, c’est toi qui l’a ajouté ?

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai”, photographie ancienne, perles, rubans, fil de coton, sequins, 30 x 27 cm

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai” [Détail]
CS: Oui, je l’ai ajouté. Quand tu regardes la pièce qui suit, qui représente vraiment un arbre de mai, tu retrouves le principe de construction, c’est-à-dire l’ajout de rubans très colorés, qui partent de structures, et là c’est l’arbre de mai, tu vois, la couronne en fil vert, les perles, et si tu continues, il y a un autre arbre de mai, où les rubans semblent davantage voler dans les airs.

LM: Je vois. Avec les trois filles.

CS: Oui, c’est ça.

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai”, photographie ancienne, perles, rubans, fil de coton, 22 x 29 cm

 

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai”, photographie ancienne, perles, rubans, fils de coton et mercerie diverse, env. 23 x 35 cm

LM: Donc là par exemple, les montagnes tu les as ajoutées ?

CS: Le dessin des montagnes était là, dans le canevas, et j’ai voulu en faire des petits volcans.

LM: Et alors, “l’arbre de mai”, qu’est-ce que c’est ?

CS: Oui, c’est du folklore européen, dans la mythologie païenne, c’est la célébration du printemps qui arrive, qui peut être symbolisé par l’érection d’un mât, que l’on décore de rubans, de branches, pour célébrer les forces du printemps. Et dans mon travail, j’utilise beaucoup les mythologies, païennes, chrétiennes, grecques, ça m’aide à créer, à entrer en interaction.

LM: Et peux-tu me dire quelques chose sur cette avant-dernière image avec cette forme phallique

CS: C’est ça, oui. 

[Rires]

C’est un phallus, une déclinaison de l’arbre de mai, éjaculant avec ces rubans blancs, et avec ces gouttelettes de perles blanches, c’est le mélange des énergies masculines et féminines. 

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai”,photographie ancienne, perles, rubans, sequins, 37 x 30 cm

LM: D’accord.

CS: C’est pour ça que tu as ces personnages féminins, avec ce tronc d’arbre, qui va ensuite devenir très fleuri, orné, etc. Et au départ, ces photos que j’utilise sont très anciennes, ces sont des images stéréoscopiques (voir ici).

LM: Elles sont marrantes ces filles, d’ailleurs, il y a un côté un peu comique, malhabile.

[Rires]

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai” [Détail]
CS: Oui, j’y trouve mon compte, parce qu’on a, avec ces images, beaucoup de personnages féminins, et c’est ce que je recherche principalement, pour exprimer ensuite mes interprétations. Ci-dessous, on est dans la continuité de l’arbre de mai, et il y a dans le prolongement des branches colorées, il y a des petites perles, c’est la représentation de la sève, de ce qui va surgir, au moment du printemps ; c’est l’énergie vitale qui s’exprime là, dans les petits nuages de perles, c’est ce que je cherchais à représenter. Comme par exemple avec ce ruban, avec des fils de métal à l’intérieur, tout plié, pour représenter l’énergie solaire, c’est comme cela que je l’interprète. J’essaie de faire correspondre les éléments cosmiques, volcans, soleil, avec nos vies de tous les jours, la vigueur du printemps, qui est assez obsessionnelle dans ce que je produis, et pas uniquement dans ces pièces-là.

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai”,photographie ancienne, perles, rubans, sequins, 37 x 30 cm

Christine Smilovici, Série “Le mai le joli mai” [Détail]
LM: J’ai l’impression, à brûle-pourpoint, que ton art autobiographique procède par reflets divergents, par rebonds, ce n’est pas direct

CS: Oui. C’est le principe du collage. Je pense que tu dis juste ; je vais essayer d’interagir avec un ensemble d’éléments, qui vont eux-mêmes ensuite constituer un collage multiforme (canevas, photo, rubans, sequins, etc.).  

LM: En regardant ce que tu fais, il y a aussi une expression qui m’est venue. Cette expression, je la prends avec des pincettes, mais je te la soumets. Que dirais-tu si on intégrait ton travail à ce qu’on appelle “l’art brut” ?

CS: Oui, ça me convient bien. Je me sens un peu dans ma maison quand je vais voir des expositions d’art brut. Quand je me trouve à Lausanne, à la Halle Saint-Pierre. Je pense que c’est un qualificatif qui me convient et qui m’honore.

LM: Bien, parfait ! Alors je voudrais que nous passions maintenant à la série “La Matrice”.

Christine Smilovici, Série “La Matrice”, composition, dessin, feutre, et gravure médicale, 26,5 x 16,5 cm

CS: Nous parlions d’art autobiographique, mais on est aussi dans une mécanique de résilience, d’affrontement des névroses. J’ai commencé à m’exprimer sur le plan artistique lorsque un événement traumatique s’est produit proche de moi, en 2011. Une de mes voisines, de 17 ans, a été assassinée dans des conditions absolument sordides. On appelle ce triste fait divers « l’affaire Marie-Jeanne Meyer ». J’ai été bouleversée pendant des années, et à un moment, je me suis dit que je n’avais que deux options pour “dépasser” l’atrocité : soit aller voir un psy, soit me lancer dans la création artistique, j’ai alors produit la série photographique “La Colline”.

LM: Et tu connaissais, cette personne ?

CS: Je la croisais de temps, on se saluait, mais sans plus, et quelques jours avant sa mort, je l’avais vue marcher dans la rue, et je l’admirais, elle était belle et gracieuse. Et ces image de vie que j’avais d’elle avec ensuite ce que je pouvais imaginer de ce qui s’était passé durant son assassinat m’était intolérable. Et en 2018 j’ai subi une intervention chirurgicale très lourde, au niveau du ventre, et ça m’a rappelé les ouvertures du corps, la mutilation, de l’événement d’origine. À l’intérieur de mon corps, j’avais quelque chose qui me rappelait la violence qu’on peut lui infliger.

Christine Smilovici, Série “La Matrice”, composition, dessin et éléments de gravure médicale, A3

Ça me reliait à des dynamiques mortelles, et même temps à des dynamiques vitales, puisque le corps, la matrice, c’est aussi l’espace de la vie. C’était une sorte de résilience pour moi ; on avait exploré mon corps à l’occasion d’une opération chirurgicale très importante, et de mon côté, je regardais à l’intérieur de moi, et je suturais, je recousais les espaces qui avaient été dérangés, et coupés. Et dans “La Matrice”, on a, je crois, cette dynamique là ; les inquiétudes pour la potentialité mortelle, et en même temps la vie. Il y a une des images de “La Matrice” où on voit un corps de femme qui est en train d’accoucher, on a le sang vif, et pas le sang mort, et en même temps une sorte d’inquiétude puisque la tête de l’enfant se démultiplie et devient toute petite.

Chrisitine Smilovici, Série ”La Matrice”, dessin collage, crayon de couleur et feutre, A3

C’est à la fois un éparpillement et aussi la possibilité de la reconstruction, par une forme de chirurgie artistique que j’ai réopéré sur mon corps. Et j’ai créé cette série durant ma rééducation, et j’ai réalisé à quel point ce travail me faisait aller mieux. Louise Bourgeois disait que « l’art est une garantie de santé mentale », je crois que je l’ai toujours éprouvée. Et plus mon travail a avancé, et plus je me suis recentrée sur moi-même, pour me diriger vers une introspection productive, et pour pouvoir faire face à des névroses personnelles. Mon travail est très psychanalytique. Je cherche à trouver un “tout” personnel.  

LM: Oui, bien sûr.

C.S: Merci Léon pour ton écoute.  

Entretien réalisé via l’Internet Protocol (IP), retranscrit par scans coderelu et amendé par l’artiste.

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

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À partir d’une sculpture d’Anish Kapoor, et la superfluité du dire. Via Platon et la chôra.

Je n’ai pas de message à faire passer avec mes objets. En tant qu’artiste, je n’ai littéralement rien à dire. (A.K.)

Je trouve assez majestueuse cette déclaration de Kapoor, sise dans un entretien sur le site  Camunico. On ne compte pas les artistes qui surenchérissent sur et à partir de leurs œuvres, et souvent en ajoutant du vide à ce qui ne l’était pas nécessairement, ou bien qui l’était déjà, et pour cause, la parlotte comble l’absence d’œuvre, et par exemple les prétentieux propos de Gormley (ici) en sont une illustration récente. Mais dans une société  surcommunicationnelle, il faut que tout le monde parle, et les artistes n’échappent pas à ce “devoir” qui tient tant à la publicité qu’à la promotion, car les œuvres d’art aussi, et on peut le regretter, sont devenus des produits. 

Une fois, à la Tate Gallery, probablement, mais en fait je ne sais plus, était-ce au Museum of Mankind ?, je découvre quelques œuvres d’Anish Kapoor. Ça m’intrigue. Je trouve cela assez beau. Aujourd’hui je fais signe à ce jeune homme de 20 ans, me rappelant à lui, pour tenter d’y revenir. Dans mon souvenir, elles étaient bleues…               

Anish Kapoor, “Mother as a Mountain”, 1985, wood, gesso and pigment, 140 × 275 × 105 cm, image site internet de l’artiste

Faute de griefs on mange des perles ; ne trouvant pas de bleu, je vois en noir. On ne distingue pas au mieux quand la pièce est noire, heureusement le modèle en rouge existe aussi : 

Anish Kapoor, “Mother as a Mountain”, 1985, wood, gesso and pigment, 140 × 275 × 105 cm, image site internet de l’artiste

Il saute aux yeux qu’il s’agit-là, en partie d’un alluvion (sic) sexuel. Une obduction — géologie des matrices surgissant des arrières-mondes enfouis. Ode à la vulve, qui semble se démultiplier, dans le mouvement, comme dans le “Nu descendant l’escalier n°2” (de Voussavexqui, 1912). Alors, “Mother as a Mountain”, pièce cubique ? D’un côté, nous avons une entité solide, hiératique ; de l’autre, il y a au sol toute une diffusion, un essaimage de poudre rouge, comme si la pièce perdait peu à peu de sa structure. Mais n’est-ce pas justement le contraire ? Le poudroiement est le résultat du défoncement du sol, obduction, par où à surgi la Mère rouge — comme Montagne —, dit l’artiste. Dire n’avoir rien à dire et montrer une telle sculpture titrée “Mère comme une montagne” (ou  “Mère est une montagne”), cela signifie-t-il que Kapoor parle de sa maman, ou bien de la Mère en général, qui serait donc, par sa force, sa résistance, semblable à une montagne ? C’est impressionnant alors, voire un tantinet terrifiant. On a lu quelque part que “rouge” est la couleur de la terre dont Kapoor, né en 1954 à Mumbai, provient. Y a-t-il encore, dans la région de Mumbai, de la terre rouge ? Je ne sais pas. Y a-t-il une montagne rouge ? Cela n’existe pas, comme dirait Desnos. 

 Suite (pour partie) de l’entretien de Kapoor sur le site “Camunico” :

« Parce que si vous avez quelque chose à dire, vous pouvez simplement le dire. Nous passons toute notre vie à être éduqués à être de bons citoyens, à faire ce qu’il faut, à être de bons maris et de bonnes femmes, etc. Nous sommes éduqués jusqu’à la mort, vraiment, cela nous tue. Cela nous prive de toute créativité. La société exige que nous soyons certaines choses. La seule liberté qu’un artiste s’accorde est celle de ne pas savoir ce qu’il fait. De commencer la journée sans programme et de laisser le quotidien être un “je ne sais-jour” [‘I don’t know-day’]. Plus le temps du “je ne sais-jour” est long, plus on peut aller loin

Il est bien vrai que la société nous demande, et très tôt, quasiment encore dans l’enfance, ce que nous voudrons “faire” plus tard ; quelle place, quelle niche, nous rêvons d’occuper. Avec ces quelques mots, Kapoor rappelle que l’artiste est littéralement inutile à la société tout autant qu’indispensable. La plupart des adultes sont effrayés à l’idée d’un “je ne sais-jour”, tant, justement, est angoissante la prégnante présence de la liberté (Sartre l’a bien dit). Qu’il vaut donc mieux, et au plus vite, chasser en s’engouffrant dans un escape virtuel, qui, vous l’aurez noté, ne manque jamais, et est constamment approvisionné — bébés, jeunes et citoyens s’auto-alimentent depuis deux décennies au moins avec le téléphone portable, véritable médecine pharmako(n)logique ambulatoire (support mobile à perfusion). 

La prégnante présence de la liberté : La liberté commence toujours par un vide, et c’est ce vide qui est angoissant. Or ce vide, il est enceint (prégnant), potentiellement enceint, comme l’est la chôra dans le Timée (Platon), soit cette empreinte universelle immatérielle dans laquelle viennent prendre formes toues les formes, matrice, porteuse de toute matière :

Qu’est-ce donc que la chôra ? En général, le terme désigne le lieu où se trouve quelque chose. Plus concrètement, c’est en particulier la campagne qui entoure une ville (astu) et qui en dépend, comme l’Attique par rapport à Athènes. Cette contrée fait partie de la polis, la cité-État dont elle nourrit l’astu, et accueille éventuellement les anachorètes (anachôrêtai : ceux qui, dégoûtés de la ville, « retournent à la campagne »). Ce paysage à l’esprit, l’on peut se figurer l’être relatif comme une ville entourée de son milieu nourricier. Ce milieu est nécessaire à son existence, notamment parce que, la situant, il permet qu’il y ait cette ville. Or qu’en est-il dans le Timée ? Platon ne définit pas la chôra, se contentant de l’approcher par des images. Seule note certaine, elle n’est ni l’être absolu ni l’être relatif, mais un « troisième genre » (« triton allo genos », 48 e 3). Plus surprenant encore, les images employées par Platon semblent contradictoires : la chôra est comparée tantôt à une matrice – une « mère » (« mêtêr », 50 d 2) ou une « nourrice » (« tithênê », 52 d 4) –, tantôt à une empreinteekmageion », 50 c 1). Aussi bien saisir la chôra relève-t-il d’un « raisonnement bâtard » (« logismô tini nothô », 52 b 2), où « nous la voyons comme en un rêve » (« oneiropoloumen blepontes », 52 b 3). Chôra est un mot du genre féminin, et ce n’est pas un hasard. En effet, la teneur générale du propos de Platon à cet égard le place dans le registre de la maternité. Rappelons, pour faire image, que tithênê vient de la racine européenne “tit”, exprimant l’idée de téter, que l’on retrouve dans téton, tétine, etc. Ainsi, la chôra donne le sein à l’être relatif, relation qui devient plus claire encore si l’on s’avise que genesis veut dire « naissance ». Effectivement, Platon compare l’être absolu à un père, la chôra à une mère, et l’être relatif à leur enfant (50 d 2). Toutefois, l’imprécision voulue des images qu’il emploie n’autorise certainement pas à réduire le rapport chôra/genesis à la seule maternité. La chôra est bien d’un « troisième genre »… (Augustin Berque, “Logique des lieux de l’écoumène”, In. Communications, 87, 2010). 

Moralité : Kapoor a lu Platon. 

Φ

escape (n.)

c. 1400, “an act of escaping, action of escaping”, also “a possibility of escape”, from escape (v.) or from Old French eschap; earlier eschap (c.1300). Mental/emotional sense is from 1853. From 1810 as “a means of escape.” [Online Etymology Dictionary]

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

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Avec Jean-Christian Bourcart, l’exemplaire “transfiguration du banal”. (Entre incidence et réfléchi)

  Pour IW

Rappelons que l’expression “transfiguration du banal” provient d’un fameux article du philosophe  Arthur Danto, avant d’en devenir le titre éponyme d’un livre, The Transfiguration of the Common PlaceA Philosophy of Art, 1981, et qu’il l’a emprunté au titre fictif d’un ouvrage dans un livre, pour le coup bien réel, de Muriel Spark. En quoi consiste cette “transfiguration” pour Danto ? Il s’agit tout bonnement de transformer par exemple une personne a priori basale — on devrait dire « basale » et non pas « basique », dérivé de l’anglais “basic”. Ce qui est basal, est en bas, à la base (et pas non plus « de base », pitié ! ) ; et ce qui est en haut, est « apical », pour votre gouverne —, en héroïne. Pour Danto, cela se traduit, en art, littéralement, par des « banalités faites art » (op.cit) (“banalities made art”); et alors de convoquer inévitablement l’urinoir duchampien (ou pas, Elsa von Freytag-Loringhoven ?) et la “Brillo Box” de Warhol, copiées sur les authentiques boîtes de savon Brillo. (Passons sur le mythème qu’avec ces boîtes reproduites à l’identique par Warhol, Danto a vu là rien moins que la « fin de l’art », à l’instar d’un Hegel qui, voyant Napoléon sur son cheval, en 1806 à Iéna, aura lui, vu, la « Fin de l’Histoire »). Que Danto ait halluciné dans ces objets warholiens le signe de la fin de l’art est pour le moins une vue de l’esprit. Cependant, ce qui nous intéresse ici, et ce pourquoi Danto est utile, c’est justement en quoi les artistes sont capables de transformer le banal en art. Ce n’est pas une mince affaire. C’est même très difficile. Postulons d’abord que nous comprenons ici le terme « banal » comme étant la moindre chose commune, soit un nuage, un visage, un marteau, une voiture de série. Notez que, souvent, ce qui était banal au départ, peut le devenir moins quand nous commençons de regarder ; mieux, de contempler. Mais si nous en restons au banal, nous croisons chaque jour, dans les villes méphitiques, des milliers de visage, que nous oublions pour la plupart sitôt aperçus, et voilà donc un indice du banal, qui, précisons-le, n’indique rien de péjoratif. Ainsi, et par exemple, pensez à un portrait du XIXe siècle, au hasard, cherchons…        

Alexandre Cabanel, “Portrait de Pierre Cabanel”, 1883, huile sur toile, 74 x 53 cm, Musée Fabre, Montpellier

Nous sommes en 1883 (rappelons que “Le déjeuner sur l’herbe” date de 1863…). Ce tableau de Cabanel, comme la majeure partie de sa production, n’a aucun intérêt. Pourquoi ? Parce qu’il ne “dit” rien. Si l’on peut dire que c’est peint correctement, c’est tout de même le minimum, pour le coup, académique. À ce propos, en 1882, Seurat, avec “Maisons et jardin”, a bien rompu les amarres (ici), et de loin. Autrement dit, là où des peintres tels que Monet (“Intérieur, après dîner”, 1868, ici), Seurat, Manet, avaient, depuis un temps certain, assumé la transformation du banal. Or, en 1883, Cabanel ne sait pas faire cela, à moins qu’il n’en eut cure ; ce qui est davantage probable. Pour en revenir à l’expression “transfiguration du banal”, je ne la vois pas dans la Brillo box, mais dans justement l’écart non-mimétique produit par des artistes tels que les précurseurs ci-avant cités, sans oublier Turner (sauf Cabanel, et bien d’autres). 

Maintenant, passons au travail de Bourcart, et précisément à sa série “Traffic”. Le photographe saisit des situations que nul, excepté un artiste photographe, ne prendrait le temps de considérer, à savoir principalement des personnes en situation d’attente et de passage dans des voitures et transports en commun (“no pun intended”). Mais tout à coup, voilà que je pense à Vivian Maier, photographe amatrice, “découverte” posthumément et couverte de gloire qui, elle aussi, au détour de ses sorties et promenades, photographiait apparemment souvent au débotté, comme ici :

 

Le lecteur va voir l’enchaînement très rapidement, entre Maier et Bourcart, voici :  

Jean-Christian Bourcart, Série “Traffic”, photographie, 1999-2003

Maier, on le sait, n’a jamais ressenti aucune velléité d’exposer, et donc personne du “milieu” n’a jamais vu son travail. Comme il n’y a pas eu de travail d’édition, on montre toutes les photos sur lesquelles on peut tomber, et si certaines, pour le coup, sont très marquantes, d’autres ne le sont pas du tout. Pourquoi ? Parce qu’elles ne font qu’attester de la banalité du quotidien (nous ne sommes pas toujours en état de contemplation, et la vie quotidienne est bien remplie de vides banals, et il ne s’agit pas nécessairement ici d’une formule pléonastique, le vide peut être “comblant”, accueillant, etc.). Et c’est bien ce qu’illustre la photographie de Maier (plus haut, le garçon dans la voiture); elle est banale, entendez, sans transfiguration). En revanche, regardez celle de Bourcart ci-dessus. Là encore, un amateur la jetterait, mais pas un photographe. Pourquoi ? Il s’agit presque d’un diptyque, mais très décalé ; il y a cette petite partie à droite qui reprend le côté gauche du visage en l’élargissant et le déplaçant ; voyez ? Soit cette femme est dotée d’une énorme tête, soit il y a un décalage optique. Je penche pour la seconde hypothèse ; il suffit de constater que le côté gauche est sensiblement désaxé par rapport au côté droit du visage. Du coup, dans cette banalité, surgit du monstrueux (il est possible que cette femme soit dotée d’un tel visage…). Curieusement, le sentiment du monstrueux est rehaussé par le dossier très rouge, signe inquiétant. Passons à une autre image de Bourcart, davantage épiphanique :

Jean-Christian Bourcart, Série “Traffic”, photographie, 1999-2003

Si l’on ne sait pas dans quelle circonstance a été prise cette photo, on peut se demander dans quel milieu évolue cette jeune femme. Il y a quelque chose (piqueté sale de particules, tête penchée, yeux clos) qui fait penser à la fois à Serrano et à une ambiance mystique (ce qui peut-être tout à fait complémentaire). Par ailleurs, ce rose comme brossé est tout à fait étonnant. On note aussi les touches blanches façon de piano en haut de l’image (probablement un lettrage de magasin, ou autre). Déformation chromatique naturelle des formes non naturelles. Allez comprendre. Encore une fois, le moindre photographe amateur ne garderait pas une telle image, considérée certainement comme ratée. Or elle ne l’est pas. Transfiguration du banal : Une scène du commun, du monde commun qui, en temps normal, est prosaïque, voire laid, déprimant, parce que tout le monde fait la moue, ou quasi. Mais voici que, dans le coin, se trouve un photographe, prend ce moment de réalité prosaïque, découpe dans le réel, et en restitue donc ce qui au départ n’est pas une image, c’est un événement.  

Nb. Il faut resituer la notion tel que : 

Chaque événement est un fait individuel résultant d’une individualisation de l’activité du substrat. Mais individualisation ne signifie pas indépendance substantielle. Une entité dont nous prenons conscience dans la perception sensorielle est le point final de notre acte de perception. Je qualifierai cette entité d’objet sensoriel [“sense-object”]. (Whitehead, 1925)  

Un événement, en philosophie, ce n’est pas quelque chose d’exceptionnel, cela indique toujours d’abord un cadre spatio-temporel, à une échelle donnée, c’est-à-dire choisie par l’expérimentateur (qu’il soit artiste ou scientifique, etc.) ou imposé par le cadre. Ainsi, en choisissant ce cadre, cet événement parmi bien d’autres —  une infinité — dans le réel/réalité (deux entités distinctes mais souvent associées), le photographe discrimine et, en quelque sorte, donne une seconde chance à l’événement qui, en toute logique, n’a jamais lieu qu’une seule fois, le temps de son actualité — « actualité » signifie fin du processus d’actualisation ; ça va assez vite, voire très. Il y a très longtemps, à la radio, un philosophe devenu médiatique mais respectable quand à son intelligence, ce qui n’est pas le cas des purs “philosophes médiatiques” — cherchez l’oxymoron —, parlant de l’“événement”, entendait préciser que l’événement, « c’est ce qui arrive». Non. Ce n’est pas cela, au sens rigoureusement philosophique, un événement. Cela se situe plutôt dans ce que nous venons de rappeler. En ce sens, bien entendu que votre propre corporéité constitue un ensemble extraordinaire d’événements qui, tous associés, représentent ce qu’on appelle un organisme. Or qu’est-ce qu’un organisme si ce n’est, tout à la fois, au moment t, une infinité d’événements et pas nécessairement reliés entre eux (le sang circulant dans vos artères est-il concerné par votre pensée à cet instant ?) et qui sont tous, pour la plupart, actualisés ? (Je ne parle pas de ces millions de fragments de peau morte qui se détachent de votre corps chaque jour, permettant la création de nouvelles cellules, ni non plus de ces deux millions de globules rouges qui sont régénérés à chaque seconde !, etc.). Revenons.

Jean-Christian Bourcart, Série “Traffic”, photographie, 1999-2003

Voici une scène très complexe. C’est, pour le coup, un diptyque plus équilibré. Presque deux univers radicalement différents, en nature, dont on se demande comment ils peuvent être réunis ? Est-ce un montage ? Je ne le crois pas, si l’on comprend bien ce nous dit le photographe dans le texte afférent à la série. Il se trouve dans la rue, avec son téléobjectif, et il shoote ; repéré, ou non. Donc, effet de reflet ? Je ne sais. Ce que je “sais”, en revanche, c’est que cette photographie m’intrigue. Je pense qu’il s’agit d’un reflet (image de droite) projeté sur ce qui n’en est pas un, entendez, une “vraie” partie de réel, image de gauche. Quand j’écris une “vraie partie de réel”, je sous-entend ce que l’on peut toucher, tandis qu’on ne peut pas toucher un reflet. Je peux laisser une empreinte sur le montant du “vrai” réel à gauche, mais certainement pas sur un reflet, comme à droite. Et voilà que notre diptyque se précise ! Une partie réelle, et une partie virtuelle. La jeune fille ne peut pas se trouver dans un véhicule, c’est trop carré comme encadrement. Elle se tient donc à une fenêtre, et elle ferme les yeux car elle prend le soleil. Elle profite. On voit bien la notion de diptyque, car le photographe a voulu aussi inclure un autre personnage, celui de gauche. Lui est assis dans un véhicule de transport en commun, il est vêtu de bleu et porte une casquette verte. Je pense qu’il parle avec son voisin (ou sa voisine). Voyez un peu “toutes” les questions que l’on peut se poser, sans oublier celles auxquelles je ne pense pas ; c’est un indice de richesse visuelle, et, mais nous le savions, que nous avons affaire à un photographe, doté d’un œil et, disons-le ainsi, d’une tendance fictionnelle intégrée. J.C. Bourcart : photographe en événements et fictions auto-générées. 

Jean-Christian Bourcart, Série “Traffic”, photographie, 1999-2003

Et là, la beauté. Un très beau visage, paisible, mais quelque peu tacite et/ou interrogateur… S’il s’agissait de peinture, on se demanderait d’où viennent ces sortes d’algues qui incrustent l’image, mais c’est une photographie, et on ne le questionne pas, puisque c’est un reflet. Mais pourquoi le garder ? Parce que c’est — plastiquement —  plus intéressant. Il y a en effet un double effet de vitesse (ces feuilles d’arbres (?) devenues des algues) avec la pose de la jeune femme. Nous avons donc : vitesse + temps arrêté, une bonne définition de la photographie (il y en a d’autres, bien évidemment). Certainement que sans cet effet de feuillage accéléré, la photographie serait moins énigmatique, car, je dois vous l’avouer, cher lecteur, chère lectrice, je ne comprends toujours pas comment il est possible que les rayons lumineux soient capables à la fois de traverser les éléments tels que l’air ou l’eau tout en répercutant sur la moindre surface réfléchissante rencontrée un reflet. Je ne comprends pas ce phénomène, quand bien même j’ai pu en lire fois sa définition scientifique. Mais je ferais bien le pari que bien plus nombreuses sont les personnes qui, comme moi, ne comprennent en général rien aux théories scientifiques que l’inverse. Restons un instant avec les lois de la réflexion, établies par Descartes et Snell (XVIIe siècle) :  

 

Schéma de principe de la loi de la réflexion : les faisceaux incidents et réfléchis forment avec la normale le même angle, qu’il faut orienter correctement.

En octobre 2011, un groupe de chercheurs internationaux ont généralisé les lois de la réflexion et de la réfraction. L’idée consiste à modifier l’interface séparant les deux milieux de façon à introduire un déphasage sur le faisceau lumineux qui ne soit plus uniforme mais qui dépend de l’espace. Pour ce faire, ils ont décoré l’interface avec une matrice d’antennes plasmoniques de taille nanoscopique, qui permettent d’introduire un gradient de phase constant le long de l’interface. [je vous fais grâce des équations qui suivent et qui sont équivalentes, pour ma part à l’écriture chinoise ou sumérienne, pour aboutir à ce constat :] La loi de la réflexion est surprenante : l’angle de réflexion n’est plus nécessairement égal à l’angle d’incidence. (Wikipedia). 

J’en conclus donc que la détermination des phénomènes réfléchissants, le supposé angle isomorphique entre entre incidence et réflexion, ne peut pas être basée sur un calcul scientifique, me voilà rassuré. Rappelons par ailleurs qu’une loi scientifique est toujours produite à partir de conditions très strictes de mesure dans un environnement donné, ce qui rend la loi scientifique “abstraite” (laboratoire, expérimentation in situ, postulat), c’est-à-dire qu’on n’établit pas un théorème scientifique dans la rue, par exemple ; or nous passons beaucoup de votre vie dans la rue, beaucoup moins en laboratoire. Ainsi donc, pour en revenir aux photographies de la série “Traffic”, de Bourcart, si l’angle de réflexion n’est plus nécessairement égal à l’angle d’incidence, cela permet donc de se dire qu’à chaque seconde ou presque, la photographie serait tout à fait différente, quand bien même elle aurait visé le même sujet ; ce qui nous renvoie au fameux et presque mythique “instant photographique”. Mais n’est-ce pas cela, aussi, une photographie ?, celle qui s’établit dans l’“instant”, et ce qui explique en partie pourquoi certaines sont sans intérêt, et d’autres non, à savoir, et pour reprendre en complément une notion de Whitehead (1925), que j’applique maintenant à la théorie de l’art (ce qu’il n’avait pas prévu), à savoir donc qu’il existe des “événements pleins” et les “événements vides” : 

Un événement vide [“empty event”] est quelque chose en soi, mais il ne parvient pas à réaliser une individualité stable de contenu. Du point de vue de son contenu, l’événement vide est un élément réalisé dans un schéma général d’activité organisée. 

Whitehead n’écrivait pas du tout ici en rapport avec l’art, mais cette définition convient très bien à ce que nous voulions dire :

Axiome (du dimanche) : Une photographie capte un “événement” plein, ou vide.

Maintenant que nous avons tiré la notion d’« événement » vers la théorie de l’art, posons-nous la question de savoir si nous pouvons l’appliquer à d’autres champs, tels que la peinture, ou la sculpture, par exemple. A priori, seuls les arts de l’image — photographie, cinématographe —, seraient concernés, car voici des arts qui ont nécessairement besoin d’un cadre spatio-temporel réel, à savoir les quatre dimensions (je ne considère pas ici l’animation ou le cinéma virtuel, fond vert, etc.). Un peintre n’a pas besoin de profondeur, mais d’un support qui, par définition, agit comme une surface, et donc comme un mur. Le sculpteur peut développer son œuvre dans l’espace, mais il peut “détacher” la notion de temps de son travail. À l’inverse, photographie et cinéma impliquent et donc obligent à toujours considérer le “moment” comme un bloc quadridimensionnel (trois dimensions de l’espace + Temps), et ce même si c’est pour tout ramener au plan (développement, tirage), les deux ont besoin de profondeur. Un ou deux derniers pour le chemin optique :

Jean-Christian Bourcart, Série “Traffic”, photographie, 1999-2003. (Photographie inédite envoyée par l’artiste). 

C’est étonnant comme reflet et traversée de media transparents ou diaphanes perturbe le chemin de la lumière ! Je me demande tout à coup si l’appareil photographique ne saisirait pas plus vite que l’œil l’instant. Si, bien entendu, mais il faut le repréciser, tant nous avons tendance à croire que ce que l’appareil technologique photographique “voit” notre œil peut le voir aussi. Or bien entendu, c’est une erreur. Prenez un bon Reflex numérique, fixez-le en “mode sport”, shootez les martinets au dessus du fleuve qui virevoltent sans cesse. Vous avez quelques images intéressantes, notamment celui où l’on voit cette prise comme figée, où se distinguent bien les ailes de l’oiseau et même ses plumes bien distinctes. Cette image là, il est impossible de la saisir avec vos seuls yeux. Pourquoi ? Parce que cela va beaucoup trop vite. De la même manière, l’image ci-dessus, peut-on conjecturer, dure certainement l’instant justement de shooter. Ce qui est, par ailleurs, amusant, du point de vue expérientiel, c’est que les deux passagers ne se voient pas ainsi, façon peau-rouge et carnaval… Et notez, encore une fois, le jeu lumineux, décidément facétieux, qui fait passer le dossier du siège en avant au point de s’immiscer organiquement entre front et bonnet, quand l’écharpe (?) bleue semble une longue main gantée extraterrestre ! Sans oublier la frontale vert fluo sur le front… Dès qu’il y a un reflet, le moindre indice, comme juste à côté du joint de la vitre en bas à droite, la lumière en profite pour faire délirer le réel. Terminons avec une dernière image, en précisant que nous pourrions écrire encore sur d’autres : 

Jean-Christian Bourcart, Série “Traffic”, photographie, 1999-2003. (Photographie inédite envoyée par l’artiste). 

Alors celle-ci, franchement, elle est assez, presque, pas loin, sublime. On dirait un véritable visage, et non pas le seul résultat de la transsubstantiation de l’onde électromagnétique sinusoïdale ← définition de la lumière. Nous sommes à mi-chemin entre poisson mort et gisant. C’est magnifique. Ce qui est bien, avec la photographie, c’est qu’elle est la seule capable de proposer des visions du réel-réel (c’est-à-dire ce qui existe vraiment) en regard de la peinture qui, elle, en est bien démunie. Pour le dire ainsi : s’il s’agissait d’un tableau, on se demanderait comment le peintre a obtenu cette vision même si, évidemment, nous l’accepterions bien volontiers, il n’en demeure pas moins qu’il s’agirait d’une projection issue de l’imagination du peintre, tandis que Bourcart, photographe, n’imagine pas le réel/réalité, il le “voit” en direct, et il s’en saisit. Là encore, il s’agit des manifestations de phénomènes de réflexion et de réfraction focalisés sur des objets et sujets, et on pourrait (peut-être) se dire qu’il suffit juste de prendre ce genre d’image pour faire “du Bourcart” ; mais on en sera pour ses frais, car, on ne le dira jamais assez, un photographe, c’est un œil, et si on peut acquérir le même appareil photographique que l’artiste, un œil idoine ne s’achète pas.  

PS. le 13 octobre 1806 alors qu’il vient d’achever la rédaction de la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel, dans une lettre, écrit : « J’ai vu l’Empereur — cette âme du monde — sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine  ». 

PPS. “Each event is an individual matter of fact issuing from an individualisation of the substrate activity. But in­ dividualisation does not mean substantial independence. An entity of which we become aware in sense per­ ception is the terminus of our act of perception. I will call such an entity, a sense-object.” Whitehead, Science and the Modern World, 1925.  

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

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La très remarquable démarche artistique-scientifique orientée d’Anaïs Tondeur. #1

Dès le commencement de ses recherches artistiques, Tondeur participe de la science. Ses dessins de la lune à partir de photographies issues de la NASA et des missions russes en sont l’augure. Je n’en dirai pas plus, sous peine de répéter ce qui est très bien dit sur son site, n’en retenant tout de même que ces phrases, écrites entre 2013-17, qui s’annoncent programmatiques :                

Depuis l’Antiquité, nombres de penseurs firent appel à la fiction pour décrire l’invisible et inventer un point de vue inédit d’où décrire l’univers. De la même façon qu’un télescope, la fiction aidait à voir et permit jusqu’aux prémices de l’exploration spatiales de dépasser les limites du réel, afin de marcher par l’esprit sur la Lune.   

Pourquoi “programmatiques” ? Dans ce court extrait, tout est dit, en quelque sorte : la fiction et le télescope. Tondeur mêle la science, et donc la vérité — généralement la science cherche le vrai plutôt que le faux, même si parfois elle se trompe — au besoin de fiction propre à la démarche artistique. Autant les atomes existent, autant une photographie, il faut la faire exister, cela ne se trouve pas à l’état naturel. La question, alors, c’est « Que met-on dans la photo ?» La réponse tient dans l’œuvre de Tondeur, une œuvre bipède, qui avance donc bien en équilibre, avec une jambe scientifique, et l’autre artistique. À partir de ce prototype, et paraphrasant le dictum de Klee, « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible », on peut dire que l’art de Tondeur tend à rendre visible l’invisible. Aucune mystique derrière ce motto, bien plutôt, la volonté de montrer une partie de la réalité que nous ne pouvons pas, directement, voir. Prenez par exemple ces photographies de différents ciels pris dans le nord de l’Europe. Un masque FFP2 sur le nez qu’elle change chaque jour, Tondeur arpente le paysage, et photographie le ciel. Elle récupère les poussière de noir de carbone, qu’elle envoie à des scientifiques impliqués dans le projet, et qui vont analyser le degré de présence du noir de carbone respiré par l’artiste, mais, conséquemment, par tous ceux et celles qui vivent sous la même latitude. Avec ces échantillons, l’artiste va produire une encre qui va lui servir à tirer ses photographies, dont la légende précise à chaque fois les coordonnées et la teneur en particules de noir carbone. Le résultat, disons-le, est aussi sublime qu’effrayant. Je m’explique :  

Depuis que j’ai, comme beaucoup, une part de conscience écologique dans mon esprit, sans savoir qu’en faire (je ne suis pas Dieu), je me suis souvent fait la réflexion que si nous avions la faculté de voir les éléments, indices, fragments de pollution industrielle et chimique qui nous entourent et nous pénètrent nous serions, littéralement, paralysés de terreur, et nous deviendrions certainement totalement déments sur l’heure. Anaïs Tondeur ne cherche pas à nous rendre fous, en revanche, elle nous alerte, et d’une manière, s’il vous plaît, gracieuse et toujours élégante (c’est une artiste), mais avec force — aucune niaiserie circonvolutive comme on en trouve si souvent dans les travaux sur la “nature abîmée”… Plutôt, Tondeur fait partie des ces artistes dont parlait déjà McLuhan :

Le pouvoir des arts d’anticiper les développements sociaux et technologiques futurs, d’une génération ou plus, est reconnu depuis longtemps. L’art, en tant que radar, agit en quelque sorte comme un « système d’alarme précoce », nous permettant de découvrir les cibles sociales et psychiques à temps pour nous préparer à y faire face. (Marshall McLuhan, Understanting Media The Extension of man, “second Introduction”, 1964.) 

Mis à part l’optimisme de McLuhan — bien encore compréhensible à l’époque — sur le pouvoir performatif et injonctif des artistes, on pourrait tout à fait intégrer l’œuvre de Tondeur dans cette catégorie de citoyennes et citoyens qui, mais l’expression se galvaude trop vite, constitue les “lanceurs d’alerte”. Mais cela ne s’arrête pas là. En tant qu’artiste, Tondeur n’oublie pas la beauté, travaillant avec une matière brute, que l’on qualifierait de « sale », sauf que le résultat artistique n’est pas sale, mais beau, voire sublime — le sublime passe par dessus la beauté, ça ne s’apprend pas.   

Anaïs Tondeur, “Edimbourg”, 30.05.2017, Carbon Black Level (PM2.5): 8,18 µg/m³, Carbon Ink Pigment print / niveau de PM2p5 dans l’air : 8,18 μg/m³, Tirage au noir de carbone, 100 x 150 cm, Courtesy de l’artiste

Tiepolo disait qu’il allait repeindre le ciel, Tondeur le parsème de touches noires et sombres. Imaginez-vous sortir et voir ce ciel et, comme par infusion adamique, savoir instantanément que ce gros nuage est monstrueuxEt cela va plus loin qu’un simple constat visuel. Au lieu de (seulement) recevoir la grâce du monde (version naïve de la réception esthétique naturelle) dans son corps, l’artiste Tondeur en hybride le contenu en lui réinfusant dans sa chair — la chair du monde (Maurice Merleau-Ponty) — inversant alors décisivement la part de travail hypostasique, généralement pris en charge par l’artiste dans son artefact non-naturel (tableau, dessin, sculpture, etc.). En règle générale, et depuis des millénaires, les artistes reformulent ce qu’ils voient, et parfois dans l’art traditionnel et plus souvent dans l’art moderne, ils commencent à “ajouter” des éléments descriptifs qui ne sont pas d’origine — aucun paysage réel ne ressemble à “Impression, soleil levant”, de Claude Monet. En dépictant ainsi, Monet, avec sa manière de peindre, a hypostasié le réel dans la toile. Autrement dit, l’hypostase n’est jamais, originellement dans le réel, mais dans l’artefact artistique. À l’inverse, chez Tondeur, l’hypostase est inversée ; bien que passant par le corps — pénétration des particules de noir de carbone — l’artiste renvoie dans le ciel, et les nuages carbonés, l’une des matières premières de ce qui aurait pu être son art artefactuel (photographie). Comprenez-vous ? Les ciels tondeuriens ne sont pas réels, au sens où nous pourrions les voir, mais ils sont scientifiquement réels au sens où ils sont enceints de ce qui est bien présent et que Tondeur nous montre : le noir de carbone.

Rappelons que le noir de carbone est l’un des principaux polluants de l’air, émis qu’il est par les gaz d’échappement des moteurs Diesel et la combustion domestique. En quelque sorte, Tondeur nous dit : « Ce que vous voyez n’est pas ce que vous voyez ». Autrement dit, l’œil profane peut voir un ciel sombre, des nuages très noirs, mais il ne voit pas ce que la science, par le truchement artistique de Tondeur, lui rétablit comme quantité de Nature corrompue. Et rappelons que le noir de carbone sert aussi de pigment pour la fabrication de l’encre de Chine. C’est dire si l’hypostase inversée est pertinente et le parcours tondeurien d’une logique parfaite !

On connaît, depuis longtemps, des visions apocalyptiques du monde ; des paysages dévastés, tels que les photographie un Edward Burtynsky (article ici) ; mais ce que propose Tondeur est assez inédit, et seul, à ma connaissance, peut venir en comparaison un Julian Charrière (article ici) qui saupoudre sa pellicule de poussière radioactive prélevée dans une ancienne zone d’essais nucléaires (ici). On pourrait penser que Tondeur et Charrière pratiquent ce qu’il est convenu d’appeler l’“art écologique”. Mais, pour ma part, je ne comprends pas ce que veut dire l’expression “art écologique”, et je ne comprends pas non plus ce que veut dire « écologie », car ce sont des caractéristiques bien trop tardives, voire obsolètes, et donc non-pertinentes pour notre ère, qui n’est pas celle de l’écologie (article ici), mais celle de l’Anthropocène (ici). L‘“art anthropocène” (article ici) ne consiste pas à esthétiser, à l’instar d’un Burtynsky, les paysages dévastés par l’industrie, mais d’ajouter le grain de sel devenu de sable qui grippe et inverse la thermodynamique du réel, produisant donc une entropie pour ainsi dire augmentée, d’ingrédients d’origine anthropique, mais sans plus aucun contrôle sur le résultat — nous avons plutôt affaire à des “effets boule de neige” et des réactions en chaîne ; c’est parti. Et ce n’est pas une entreprise lacrymale car, cerise sur le gâteau (yellowcake), Tondeur produit de la beauté, et donc, encore une fois, c’est la beauté qui sauve quelque chose de ce monde, qui ne peut pas être juste sentimentalement “beau” dans l’actualité de sa destruction.

Il faut comprendre ici le terme « actualité » comme un concept fondamental philosophique  (A.N. Whitehead) : le monde est actuel en ce sens qu’il est toujours actif, actualisé, généré par des myriades d’agents homothétiques qui sont dans l’agir, l’agir de leur activité et de leurs interactions (rien n’est isolé). En ce sens, le Monde est composé d’une infinité incalculable de « mondes actuels », depuis le couple noyau-électron jusqu’à la naine brune, soit un système entropique généralisé qui conduit l’étoile à s’éteindre. L’art anthropocène est cet art d’alerte, qui ne doit pas sa justification au fait qu’il serait produit par une manière écologique de “faire” de l’art (proposition autant impossible qu’absurde), ni à une surexposition tendance de branches d’arbre au sol des galeries et institutions, pour bien montrer qu’on aime la Nature (version niaise de la proposition écologique). L’art anthropocène n’est pas prophylactique non plus, il fait état d’un état du monde, en mutation ; mais pas en mutation économique joviale, mais en mutation au sens des multiples tératogenèses en cours. Autrement dit, l’art anthropocène est un art adulte ; il dit la vérité — tout en l’augmentant, par la fiction, donc il est question ici, via le travail de Tondeur — et la vérité, en art, est une notion primordiale. 

Anaïs Tondeur, “Newcastle-upon-Tyne”, 3 June 2017, Carbon Black Level (PM2.5): 6,21 μg/m³, Carbon ink print /niveau de PM2p5 dans l’air : 6,21 μg/m³, tirage au noir de carbone, 100 x 150 cm, Courtesy de l’artiste

Le paysage qui n’existe pas. Telle est la réflexion que nous pourrions nous faire face à une photographie de la série “Noir de carbone”, d’Anaïs Tondeur. Cependant, posez-vous la question : Les atomes sont-ils visibles ? Non. N’existent-ils pas ? Si. Montrer l’invisible, et se rappeler que l’œil humain, au naturel, ma foi, ne peut voir que ce qu’il peut voir. Pensons par exemple à la mante de mer (arthropode), capable de voir les rayons ultraviolets, polarisés, et infrarouges (excusez du peu).

Anaïs Tondeur, “Plage du Bec d’Andaine”, 06.02.2024, niveau de noir de carbone (pm2.5): 8,25 µg/m3³, tirage aux particules de noir de carbone, 100 x 150 cm,  LE PARLEMENT DES NUAGES, Courtesy de l’artiste

Quelques œuvres et travaux artistiques, à leurs manières, nous montrent ce monde en train de se tératomorphoser, pendant que tant de millions de citoyens “savent” bien aussi ce qu’il se passe, mais que font-ils ? Rien. Heureusement, et comme pour sauver l’honneur de ce qu’est un être humain éveillé et responsable, quelques artistes, non dénués d’un certain courage, sont bien là pour nous dessiner notre présent-futur fictif mais vrai, dont même la science, pour ce qui concerne la plupart des “limites planétaires” explosées, a bien du mal à pouvoir imaginer le destin. Rappelons que chaque limite planétaire connaît un scénario de devenir, et que, passé le scénario, on tombe dans la plus grande incertitude. Ainsi donc, les scientifiques, quoi qu’ils en aient, ne peuvent pas se faire romanciers de science-fiction. Il revient donc bien aux artistes (aux écrivains et penseurs) de nous aider à fictionnaliser, en vérité, ce qui peut encore l’être.  

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

Qu’est-ce que le réel ? Avec Thomas Demand, et René Descartes. #2

Si nous disons que nous ne pouvons pas faire l’expérience d’une œuvre de Demand (voir #1), cela implique-t-il qu’il ne s’agit donc pas d’un phénomène ? Ce serait absurde si nous en faisions une proposition totale, cependant, il semble que nous ayons affaire, avec Demand, à la possibilité d’une expérience incomplète. Nous ne pouvons avoir qu’une expérience incomplète, car l’objet renvoie à une impossibilité → il désigne & ne désigne pas le (vrai)-réel. Si Demand produisait une œuvre abstraite, ce genre de questions ne feraient guère sens, voire, seraient non-pertinentes. Or, comme par hasard, il existe une petite part d’abstraction pure chez Demand, avec ces patrons, tels celui-ci :                       

Thomas Demand, “Kinglet”, 2020, tirage pigmentaire encadré, 135 x 172 cm,  © Thomas Demand, Adagp, 2023
Thomas Demand, “Grosbeak”, 2020, tirage pigmentaire encadré, 135 x 172 cm,  © Thomas Demand, Adagp, 2023

Dans ces photographies, Demand encourt le risque de la tautologie. En effet, si on reconnaît là des patrons, ils ne renvoient, du point de vue de la matière, qu’à eux-mêmes, ce à quoi ne renvoient pas les autres objets ou lieux traités généralement par Demand. Pourquoi ne renvoient-il qu’à eux-mêmes ? Parce qu’ils pourraient très bien servir en tant que patrons, c’est-à-dire que nous pourrions les utiliser dans le monde réel, ce qui va donc à l’encontre de tous les autres objets, ou espaces, ou végétaux, bref, la classe des objets demandiens (CloD). Notez qu’il est possible que Demand sache parfaitement que cette série de photographies (il y en plusieurs de cette sorte) ne remplit pas ce que j’ai appelé le cahier des charges demandien, qu’elle s’inscrit comme une sorte de clin d’œil, une irruption ; mais ce n’est qu’une hypothèse. Quoiqu’il en soit, cette série n’est pas remarquable.     

Rappel : La photographie demandienne est fictive, elle ne photographie jamais la “vraie” réalité. La réalité, en sa majeure partie, n’est ni faite de carton ni de papier, et c’est pourtant à partir de ces deux matériaux fondateurs que Demand nous invite à croire qu’il s’agit là d’une réalité, reproduite, par la photographie. Il est indispensable, dans la démarche, que Demand nous invite à croire, sinon son œuvre ne renverrait à rien d’autre qu’à elle-même (comme dans les deux photographies ci-dessus); aussi, il a besoin d’établir un va-et-vient entre fiction et réalité, et donc, au bout du compte, d’une re-fictionnalisation du réel et ce, même quand la réalité est fictionnalisé — se projeter dans un événement historique ou un fait divers c’est exercer un certain type de re-fictionnalisation. Il faut alors distinguer entre re-fictionnalisation et fictionnalisation.

La fictionnalisation, c’est le fait de fabriquer une phrase soit pour acheter une baguette soit pour se promener dans les faubourgs de Carthage au temps d’Hamilcar Barca, au IVe BC sous la plume de Flaubert. Quand je dis : (A) « Bonjour madame, une baguette s’il vous plaît », je produis une fiction, une fiction rationnelle. Pourquoi est-ce une fiction ? Parce que la langue n’est pas naturelle, c’est un artefact. Il est trivial de rappeler qu’un enfant sans aucune éducation au langage ne trouvera jamais en lui-même les ressources pour parler. Ajouté à cela, la phrase (A) est rationnelle, car je produis une phrase ad hoc par rapport à l’objet visé. Si je disais, dans la même boulangerie : « Bonjour Madame, je voudrais une clé de 12 », la situation serait absurde, car la boulangerie ne vend pas de clés de 12. Si je lis (B) « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Halmicar », je suis immédiatement transporté dans une aire géographique et historique qui n’existe plus, cependant que je m’y trouve tout de même, par la pensée, et précisément la fiction littéraire. Il y a cependant un point qu’il faut noter : Tandis que je n’ai pas besoin de croire fictivement à ma propre phrase « Bonjour madame, je voudrais une baguette, s’il vous plaît », il est primordial que se manifeste mon assentiment à croire en ce qu’écrit Flaubert, sinon je n’irai pas plus avant. J’ai parfaitement conscience d’être dans la fiction, comme un voyageur assis confortablement dans un véhicule silencieux et mobile, qui me conduit à une destination inconnue, mais familière, celui de la fiction littéraire. La fiction artistique ainsi (léger) besoin d’un supplément de croyance. 

Certes, certains philosophes, et notamment David Hume (1739-40), a voulu démontrer que la croyance (‘belief’) commence dès la sensation :  

La croyance ou l’assentiment, qui accompagne toujours la mémoire et les sens, n’est rien d’autre que la vivacité des perceptions qu’ils présentent ; et c’est cela seul qui les distingue de l’imagination. Croire, c’est dans ce cas ressentir une impression immédiate des sens, ou une répétition de cette impression dans la mémoire. C’est simplement la force et la vivacité de la perception qui constitue le premier acte du jugement et qui pose les bases du raisonnement, lorsque nous traçons la relation de cause à effet. (Treatise of Human Nature, B.I P.III).

N’allez pas croire que Hume exagère, il a soulevé là une pierre qui n’a jamais, encore aujourd’hui, retrouvé sa place, et il aura fait douter, mieux, réveillé Kant, comme il l’a écrit lui-même, de son « sommeil dogmatique », et produit un nombre incalculable de travaux parmi les philosophes, notamment l’œuvre impressionnante de Fred Dretske (1932-2013). En effet, pour en revenir à Hume : Qui me dit que mon expérience est réelle et véridique ? Pourquoi, quand je rentre dans la boulangerie, suis-je si sûr de voir là, dans le présentoir, de vraies baguettes ? Ce sont peut-être de fausses baguettes, faites en papier, en plâtre, ou en carton ? Qu’en sais-je ? Peut-être que le boulanger aime à décorer son présentoir de fausses baguettes quand il n’en a plus à disposition ? Peut-être que ces pains ressemblent, quant à leurs formes, à celles de baguettes, mais que ce n’en sont pas ? C’est ce genre de question que peut poser un philosophe aujourd’hui, et cela ne traduit en rien une question purement sophistique ou un égarement mental, c’est très perturbant et concerne ce qu’on appelle les modes de connaissance. Ce n’est pas rien. Revenons à Demand. 

La re-fictionnalisation consiste, chez Demand, à reproduire une scène, banale ou historique, non pas pour nous inviter, comme nous le faisons naturellement entre tout sujet percevant et objet perçu, à une connexion mentale “classique” — c-a-d à partir d’un nombre indéterminé parce que non-calculables de processus inter mondains et physico-neuronaux qui semblent toujours fusionner à grande vitesse au point que la conscience que nous en avons dans le temps de cette connexion semble compter en moins d’une seconde — entre représentant et représenté, c’est-à-dire entre le fait (la connexion) et l’objet, comme le produit mentalement, par correspondance, n’importe quelle photographie réaliste. Demand insère un élément sur-fictif, à savoir la “nature” de ses maquettes qui, encore une fois, correspondent “mimétiquement” aux “faits”, et c’est toujours à cela que nous retournons, comme l’oiseau se cogne contre la vitre, à savoir que les maquettes nous obligent à opérer un écart entre représentant et représenté. Peut-être est-il nécessaire de préciser ce que nous entendons par représenté.

Lorsque nous utilisons un nom ou une expression abstraite pour décrire ce que nous voyons, entendons ou ressentons — ce dont nous sommes conscients —, ce qui est décrit est normalement une conscience conceptuelle d’un fait (non spécifié). Ainsi, décrire quelqu’un comme voyant (étant conscient) la différence entre A et B implique que la personne voit (est consciente) qu’ils sont différents. Décrire quelqu’un comme étant conscient de la couleur de sa chemise (bleue) implique qu’il ou elle est conscient(e) que sa chemise est bleue — donc qu’il ou elle représente la couleur d’une certaine manière conceptuelle (comme bleu, la couleur du ciel, etc.) Il serait étrange de décrire une personne comme voyant (donc étant consciente) la couleur de sa chemise si la personne ne savait pas, à un certain niveau conceptuel, quelle était la couleur de la chemise. (Dretske, 1995.)

Quand je vois que Simon porte une chemise bleue, ne s’insère pas dans mon esprit la question de savoir si celle-ci est vraiment bleue, ou bien s’il ne s’agirait pas finalement d’autre chose que d’une chemise… C’est une chemise, et elle est bleue. Il n’y a aucun doute. Ce n’est pas une croyance (‘belief’, chez Hume), c’est un fait. Or voici enfin le mot autour duquel nous tournions sans le savoir depuis le moment où nous avons commencé de rechercher de quoi il était question, quel était le pivot sur lequel est axé la principale force du travail de Demand. Nous l’avons employé, sans l’avoir remarqué, mais le revoilà, à la fois comme fait et verbe : Demand nous fait douter, et le doute produit alors un écart, un écart épistémique, en en passant par un héritage peut-être cartésien, et précisément quand, fameusement, le philosophe regarde par la fenêtre en se demandant si les passants qu’il voit marcher dans la rue ne  seraient pas des spectres : 

… si par hasard je ne regardais d’une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire ; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? (René Descartes, Méditations Métaphysiques, 1641)  

Le doute demandien diffère de celui cartésien, en ce que Demand sait exactement la qualité réelle de la réalité, pour le dire ainsi maladroitement, mais, à vrai dire, tout autant Descartes. Si le philosophe pense vraiment, s’en convainc, que les passants sont des spectres, il va devenir fou. Il ne peut pas accepter qu’il s’agisse de spectres. D’une certaine manière, Descartes joue avec le doute, nous en donnant un exemple acméïque. Demand, lui, nous pousse à douter de ce que nous voyons, sans que nous risquions, bien entendu, d’en perdre la raison. Il nous pousse à douter et ce doute agit exactement comme un coin éclateur entre photographie & réalité. Mais ce doute existe-t-il encore quand nous savons qu’il s’agit de maquettes ? Disons, pour le moment, que le doute imagique provoqué par Demand conduit à la question : « Est-ce que ce que je vois est réel ou non ?» Et cette question indique en quoi la photographie, chez Demand, en sus d’être souvent très belle, voire davantage, est philosophique. Car là encore, la réponse ne va pas de soi. Au second degré de la réalité, celui que j’atteins quand j’ai conscience d’avoir affaire à du papier et du carton, je sais que, malgré tout (deux niveaux de fictionnalisation), ce que je vois est réel, puisqu’il s’agit de papier. Mais, retour premier degré, la réalité n’est pas faite de papier. Or c’est ce premier degré qui permet la fictionnalisation que je vais appeler alors naturelle. Je vois un rideau de douche, un coin de baignoire, de l’eau. Tout cela est naturel. En disant “naturel”, je fais abstraction de la construction neuro-mentale qui a fait tout le travail de reconnaissance pour “moi” et qui n’est pas “moi”, au sens où “je” n’en suis pas responsable et n’ai aucun pouvoir d’y intervenir ou d’en modifier le moindre processus. Ce genre de représentations, donc, Dretske (1997) les nomme “natural representations”, « représentations naturelles » :  

Je pars du principe qu’il existe des fonctions acquises naturellement et, par conséquent, des représentations naturelles. Je n’argumente pas en ce sens, je le suppose. […] Les pensées et les croyances sont classées avec les expériences. C’est correct, dans la mesure où cela va de soi. Les deux sont des formes de représentation naturelle.

Chez Demand, le doute intervient quand, convaincus d’avoir considéré une représentation naturelle — p. ex. des nénuphars — nous nous rendons compte que cette représentation n’est pas si naturelle, elle est donc artificielle, entièrement. On dira : “toute œuvre d’art est artificielle”. Certes. Mais, photographier des nénuphars et en montrer un tirage, est-ce artificiel, dans le sens où ce que nous voyons est la restitution justement d’un espace naturel ? L’adhésion sensitive ou conceptuelle à une œuvre d’art, disons-le, peut se faire “naturellement”, tout aussi naturellement que si nous voyions un “vrai” paysage identique. Si Dretske accorde que pensées et croyances sont des expériences produisant des représentations naturelles, pourquoi, face à une photographie réaliste, ne serions-nous pas dotés d’une même sorte de représentation ? Il en irait différemment si Demand produisait des photographies abstraites, à la Siskind ou Vichniac, ou plus récemment à la Laure Tiberghien ou encore à la Liz Deschenes ; nous ferions face à d’autres problèmes d’interprétation. Mais tel n’est pas le cas.

Thomas Demand, “Pond”, 2020 C-Print / Diasec 200 x 399 cm, Jeu de Paume, Paris, © Céline Lefranc

J’ai vu cette photographie au Musée du Jeu de Paume en mai 2024, et plus je me tenais face à elle, et plus je me suis mis à éprouver un sentiment que je n’ai pas pu identifier autrement que sublime. Bien sûr, il sera difficile d’éprouver ce même sentiment face à une pauvre reproduction sur écran.

Incise. Ce mouvement figural de re-fictionnalisation pourrait-il faire penser à cette opération mentale que nous faisons parfois quand, tout à coup, nous ne croyons plus à la fiction filmique que nous sommes en train de regarder ? Vous voyez, ce moment où nous cessons de croire passivement au jeu des acteurs tout en nous faisant la remarque soit qu’ils jouent mal, soit que c’est mal filmé, ou que, tout à coup, le scénario, décidément, comme on dit, ne “décolle pas” ou ne “tient pas”. Ce moment, qui nous arrive à tous, nous sommes dans la re-fictionnalisation, sauf que, généralement, dans ce cas, nous ne saurions proposer quelque alternative au jeu, n’étant nous-mêmes dans ce cas précis ni acteurs ni scénaristes, et quand bien même, si, pour une fois s’il en est, Amsterdam Vallon (Leonardo DiCaprio), est un piètre acteur face à Daniel Cuttin, aka Bill the Butcher (Daniel Day-Lewis) dans Gangs of New York (Martin Scorcese, 2002), écrasé qu’il se trouve sous le terrible personnage incarné par Day-Lewis. On peut aussi penser à ce fameux moment abyssal où, dans Mullholand Drive (David Lynch, 2001), Diane Selwyn (Naomi Watts), venue à Hollywood pour des castings, se retrouve dans un essai où elle doit embrasser un homme qui pourrait largement être son père, mais l’embrasse si longuement, si langoureusement, dépassant par là les attendus de la scène, qu’elle met tout le monde, participants et spectateurs dans la salle, dans un embarras réel, ce qui n’était pas du tout censé advenir. À ce moment, s’établit une surfictionalisation dans le fictionné, i.e., ce n’est pas moi qui fictionne le film de Lynch, il est déjà “fictionné” pour moi, et jusqu’à cette scène, j’adhérais complètement au jeu et la mise en scène, mais le moment du baiser creuse encore davantage dans la simple fictionnalisation. Il y a un effet-bascule. 

PS. Il est fort probable que Hume ait repéré dans sa lecture de Descartes l’aiguillon du doute, que Descartes aura bien vite signalé autant qu’écarté, mais quand bien même furtif, ce doute, comme des coins enfoncés dans un bois moribond, contribuèrent décisivement à faire éclater l’emprise du religieux sur les individus et à faire émerger le Sujet moderne (les “décoloniaux” sont bien ignares et doublement ingrats à cet endroit). À partir du doute cartésien, Hume aura réouvert la faille du scepticisme, toujours vivace en philosophie de l’esprit contemporaine. Il n’est donc que justice de citer ces passages des Méditations Métaphysiques, de Descartes, écrites en latin en 1641, et traduites en français par Louis Charles d’Albert de Luyne, en 1647. (Descartes aura été échaudé par l’épisode Galilée, ce qui explique pourquoi son Traité de l’homme fut édité posthumément, et peut-être aussi pourquoi il écrivit ses Méditations en latin, c’est-à-dire quelque peu en retrait du commun… Et rappelons que le Discours de la Méthode fut publié, anonymement, à Leyde (Pays-Bas), en 1637. Le philosophe décéda le 11 février 1650, à l’âge de 53 ans).  

Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l’ai appris des sens, ou par les sens : or j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés. 

[…]

Mais, encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre.

 

Refs Roxana Marcosi, “Paper Moon”, In Roxana Marcosi (Ed), Thomas Demand, MoMa, 2005 /// Kevin Greenberg, “A short interview with artist Thomas Demand”, Pin-Up /// Fred Dretske, Naturalizing the Mind, the MIT Press, 1997 // David Hume, Treatise of Human Nature, 2.Vols, The Clarendon Edition of the Works of David Hume, Oxford University Press, 2011 /// René Descartes, Méditations Métaphysiques, Quadrige PUF, 1988 

Qu’est-ce que le réel ? Avec Thomas Demand, et le “mythe du donné”. #1

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

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Digression sur l’infini, à peu près

                           Pour E.M.

Le grand mathématicien, promoteur de la Théorie des Ensembles, Georg Cantor, est devenu fou (à partir de 1899, à l’âge de 54 ans, maniaco-dépressif, souffrant de persécutions, il connut des séjours en maisons de convalescence tous les deux ou trois ans). J’ai tenté d’“étudier”, comme j’ai pu, la théorie cantorienne ; mais je n’ai pas compris grand-chose, mon esprit s’étant, irrémissiblement, refermé sur la compréhension des mathématiques dès l’âge de douze ans. Mais, ce que je pense depuis des années, c’est que c’est la pensée de l’infini qui a rendu fou Cantor ; car je suis certain que c’est la considération pleine et entière de l’infini qui peut faire, comme on dit, vaciller la raison. Et j’en ai des fantômes de preuves quand je considère tel ou tel détail par exemple chez un peintre, où je sens parfois que je perds pied, et que s’ouvre quelque chose comme une trappe mentale, qui contribue à me faire  halluciner (comme Wollheim en parle dans la “vision-en”, voir ici), ou lorsque, pratiquant la photographie reflex-numérique, je découvrais via Lightroom des détails dans l’eau de la Loire qui me faisaient quasi délirer ; sauf que ce que je voyais était réel, et non pas le fruit d’un déséquilibre mental. L’agrandissement à l’écran du tableau, de la photographie, m’incite à augmenter encore ce détail et là, dans ce moment, quelque chose qui n’est pas nommable, prend le dessus. Plus que le dessus, c’est un  enveloppement, et c’est comme une invitation, mais dans un territoire où, comme on écrivait jadis sur les globes et cartes incomplètes, Hic sunt dracones (“Ici sont les dragons”). Et ce n’était pas une annonce pour le merveilleux, mais pour la  catastrophe.                   

            

Globe de Hunt-Lenox [Détail], circa 1510, cuivre, ∅ 11,2 cm, New York Public Library

Bien entendu, la folie de Cantor ne s’est pas déclarée en regardant un détail de tableau, plutôt, et c’est mon interprétation toute subjective, à force de côtoyer, au quotidien, et pendant des années, l’infini dans les nombres, je pense qu’il a commencé de voir l’infini partout, en toute occurrence ; dans la feuille nervurée, la branche d’arbre, le plumage d’un oiseau, les tourbillons dans un cours d’eau, etc. Or, voir partout l’infini, dans la plupart des occurrences actives du monde naturel, c’est, à coup sûr, se diriger droit vers la folie. À un moment, l’esprit ne parvient plus à dézoomer, on est pris dans une nouvelle optique, dans tous les sens du terme où, effectivement, l’on se perd, pour de bon. Et c’est ainsi que Cantor devint fou. Et la folie, c’est épouvantable. 

Voyez le bras de Jérémie (Rembrandt). Qu’est donc cette carnation peinte comme des veines de bois ? Sommes-nous aux abords de l’infini ? On peut tenter de compter les touches, et ça va prendre beaucoup de temps… Et si, justement, en tentant de les compter, nous entrions dans l’infini ? C’est fort probable. Le tout, comme on dit, c’est d’en sortir. Rembrandt, il fait ce qu’il veut. Otro : 

Savez-vous de quoi il s’agit ? C’est très duocento. Un tourbillon ? Un volcan survolé ? Des taches ? Un cyclone ? Un abîme dans le désert ? Une doline ? La surface d’une exo-planète ? C’est un œil de poisson (Goya). Là encore, on peut se demander pourquoi Goya peint-il ainsi ses yeux ; il y a plusieurs poissons, sujet principal, dans la toile. 

Ce qui peut prêter à l’infini, c’est la contemplation, dans sa version abyssale, et donc hors du temps. 

L’œil se perd dans les méandres de l’infini.

Il y a deux sortes d’infini pour Cantor, l’« infini en acte », et l’« infini potentiel » ; le premier est “limité”, le second ne l’est pas. L’infini en acte considère l’infini comme une entité achevée comme l’est l’ensemble ℕ des entiers naturels. L’infini potentiel est un infini qui ne peut être atteint, par exemple dans l’infinité de la série des entiers naturels, 0, 1, 2, 3, 4… Il semble, qu’en art pictural, nous n’ayons souvent à faire qu’à l’infini actuel. D’après les spécialistes, Cantor a rencontré de fortes réticences, auprès des mathématiciens, pour faire reconnaître son infini actuel, et il s’est alors tourné vers les philosophes et les théologiens (comme par hasard !), qui l’ont mieux accueilli. Dans cette capture de ciel de Gauguin  il n’est pas certain que nous soyons dans l’infini actuel ou potentiel, je me le demande (on aura compris que je transpose, en langage esthétique un langage mathématique dont l’équationnalité m’est interdite), car c’est trop saturé. Attention !, bifurcation mono :   

Allons droit au propos. Le sein droit d’Ève (1916-17) d’après Klimt. Bon !, rien que ce détail nous indique que nous sommes en présence d’une personne cosmique, comme l’indique cette chair tourbillonnaire, comme tout bon magma cosmologique. Rappelons qu’Ève et Adam sont des créatures cosmiques, car leur Chute, l’expulsion d’Éden, con/damne toute leur descendance, sur toute la surface terrestre, surface dès lors maudite elle aussi, pour l’éternité. L’aréole chaotique, et l’épiderme de lait sous le feu du courroux proche.  

D’un certain point de vue, et si l’on n’est pas au fait de la cosmologie, on peut trouver cela peint n’importe comment, à charge alors pour le juge spontané d’aller dire à Gustav comment il faut peindre. Je ne sais pas comment vous serez reçu… 

Et voici l’œil droit fermé d’Adam. Mais pourquoi Adam ferme-t-il les yeux ? (Il a honte ; ou bien, comme il semble, simplement en train de câliner du chef Ève)Ici, la peinture est folle. Je ne dis pas que Klimt est fou, mais que la peinture l’est, comme encore ici : 

Qu’est-ce donc ? De la chevelure d’Ève ! Ce sont des fussili (petits fuseaux) !, autant dire que rien ne les tient ensemble. C’est incroyable encore, de plus près : 

Du pinceau, la touche amoureuse, c’est-à-dire patiente et passionnelle, pour ses chevauchements et supports. Il y a bien de quoi perdre la Vernunft, lieber Maler

Mais qu’est-ce donc ? La main gauche d’Ève. Tout simplement, Klimt n’a pas terminé son tableau, il ne s’agit donc pas de chercher une explication ekphrastique. D’ailleurs, la main droite non plus n’est pas achevée :  

Voyez, Klimt a dessiné la main, et puis a peint par dessus. Mais, en sus de se dire que Klimt n’a pas achevé son tableau, on peut tout autant se dire que cela a été voulu : Ève ne devait pas avoir de main distincte. Et pourquoi ? Afin de gommer l’outil naturel qui a rendu accessible le fruit défendu. 

Ce qui est profondément novateur dans l’article de Cantor est le fait de démontrer des propriétés de l’infini. Ce que fait Cantor, c’est de démontrer le premier théorème sur l’infini, en l’occurrence qu’il existe non pas un infini, mais au moins deux : l’infini des nombres algébriques est le même que celui des nombres entiers, mais ce n’est pas le même que celui des nombres réels. Indépendamment de l’énoncé du résultat, qui n’est peut-être pas si important en soi, c’est la possibilité de son existence qui est novatrice : avec Cantor, l’infini devient objet d’étude. La lettre à Dedekind de décembre 1873 est donc le point de naissance d’une théorie mathématique complètement nouvelle, la théorie de l’infini — qui sera plutôt appelée la théorie des ensembles. Il est rare que le point de départ de ce qui deviendra un courant de pensée aussi important puisse être daté avec autant de précision. (Dehornoy, 2009).

Le grand mathématicien David Hilbert a écrit : « Nul ne doit nous exclure du Paradis que Cantor a créé.» Je dois avouer que je ne sais pas très bien, mathématiquement parlant, ce que cela veut dire. D’un point de vue philosophique, qui est davantage my cup of tea, je crois que cela veut dire que la préhension et compréhension de l’infini était, jusqu’à Cantor, l’apanage du divin, et donc de Dieu, comme l’écrivit Baruch Spinoza, dans sa (sublime) Éthique 

Proposition XIII : « Une substance absolument infinie est indivisible

Proposition XIV :« À part Dieu, il ne peut y avoir ni se concevoir de substance.»

Or l’homme, chez Spinoza, n’est pas une substance, car seule la substance est cause d’elle-même — causa sui — or, bien évidemment, l’homme n’est pas la cause de lui-même, il dépend déjà organiquement d’autres attributs (ses géniteurs). 

Par son intelligence et la poursuite de sa curiosité, l’être humain peut se rapprocher du divin, et donc de l’infini, mais c’est un jeu dangereux ; et d’ailleurs, rien n’est plus dangereux.

RefsPatrick Dehornoy, “Cantor et les infinis”, Bibnum, Mathématiques, http://journals.openedition.org/bibnum/890  /// Spinoza, Éthique, trad. Pautrat, Seuil, 1999

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

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À partir du monde magique et merveilleux de Karl Blossfeldt (feat Christ, Jacob Boehme…)

Karl Blossfeldt, “Adiantum pedatum”, ∼ 1926. Stiftung Ann und Jürgen Wilde, Pinakothek der Moderne, München 

Blossfeldt nous montre une Nature que nous ne verrons jamais, à moins d’avoir une loupe sous la main, ce qui, tout de même, est assez rare. Et quand bien même, il est guère possible d’isoler ainsi un item naturel de son environnement immédiat. L’adiante du Canada ↑ est une fougère à rhizome, à tiges érigées, avec fronde archée, à large foliole, nous dit-on dans la littérature.      

Technique. Image :12 à 45 fois le négatif. Coffrage en vitre. Travail souvent à la chambre. Plaques émulsionnées orthochromatiques et parfois panchromatiques.   

Revenons à l’étonnement de l’Enfance de l’étonnement :

Quand je regarde cette image, qui date de 1926, je suis frappé, émerveillé. C’est tout autant magnifique qu’artificiel, car, bien entendu, la Nature ne se présente pas ainsi, dans un vide conceptuel. Mais ce n’est pas ce qui importe ici. Ce qui importe, c’est le magnifique mimétisme des mouvements d’une espèce ; des courbes similaires, des penchés, replis, enfouissements, de reliefs et bas-reliefs… N’en jetez plus, c’est la Nature qui a inventé l’architecture. Après, une question se pose : Est-ce Blossfeldt qui a agencé ainsi les adiantes, ou bien a-t-il composé une sorte de partition personnelle ? Mais, à lire la légende, et à chercher ce à quoi ressemble in situ l’adiantum pedatum, on n’y comprend plus rien. Je trouve bien des photographies de la dite plante, mais aucun rapport avec celle de Blossfeldt… Je ne vais pas insérer d’image, mais, franchement, “on” ne voit pas le rapport. 

Karl Blossfeldt, “Dipsacus laciniatus”, 1928, Gelatin silver print, 25.9 × 19.8 cm, The J. Paul Getty Museum, Los Angeles

Ci-dessus, une cardère laciniée (découpé en lanières irrégulières).

D’un certain point de vue, on pourrait croire que les végétaux posaient pour Blossfeldt, ou bien qu’ils leur montraient des aspects jamais vu auparavant. C’est d’ailleurs bien ce qu’il dit dans son livre, que je lis dans sa version anglaise, Art forms in Nature (1929) : 

Grâce au ralenti et à la projection rapide, nous pouvons étudier dans des films l’expansion et la contraction, la respiration et la croissance des plantes. Le microscope révèle des systèmes de mondes dans une seule goutte d’eau et les instruments de l’observatoire astronomique nous permettent d’explorer les profondeurs infinies de l’univers. Les techniques modernes nous rapprochent de la nature comme jamais auparavant et, à l’aide d’appareils scientifiques, nous entrevoyons des mondes jusqu’alors cachés à nos sens. Et c’est également la technique qui nous offre de nouvelles possibilités de modelage artistique.  

On a beau mettre en avant la technique, en l’occurrence optique, pour découvrir de nouvelles formes, l’image ci-dessus peut sembler complètement christique. Voir les signes de la cure dans les plantes ou les représentations du Christ, c’est quasi la même opération mentale. Et c’est d’ailleurs doublement le cas pour ce qui, ici, s’apparenterait à la signature naturelle du sacré-cœur de Jésus Christ (Yeshouah). En effet, le cœur aura été, longtemps durant l’Antiquité et le Moyen-Âge, le lieu de l’intelligence. Pour Henri de Mondeville (1260-1320), chirurgien du Roi, il est avéré que l’esprit fermente dans le cœur, et que le cerveau n’en reçoit une part qu’en raison de l’afflux du sang issu de cet organe :
 
Quant à la seconde partie, qui est le cerveau, il faut savoir qu’après avoir tissé, et composé la pie-mère, lesdites artères et veines entrent dans la substance du cerveau, lui apportant du foie la nourriture, du cœur la vie et l’esprit. Cet esprit est digéré dans le cerveau même par une nouvelle digestion, et il y devient l’esprit de l’âme.
Chirurgie de Maître Henri de Mondeville, 1306-1320
 
Voyez cette cardère laciniée, et son quasi cœur transpercé par la tige principale. Et les épines !, partout autour et au dessus. La paréidolie christique, ce n’est pas nouveau. Évoquons le Psautier de Bonne de Luxembourg, 1348-49, composé par Jean Le Noir, élève de Jean Pucelle, pour la princesse de Normandie (Bonne de Luxembourg, épouse de Jean de Valois, futur roi Jean le Bon). Il s’agit de représenter la plaie du Christ, plaie qui connu un véritable culte durant le Moyen-Âge.

Autre phénomène paréidolique : Nicolas Monardes missionnaire jésuite en Amérique du Sud en 1569, découvre la passiflore (fleur de la passion). Qu’y voit-il ? Les filaments représentent la couronne d’épines ; l’ovaire évoque l’éponge trempée dans du vinaigre ; les sépales et pétales honorent les 10 apôtres restés fidèles ; le pistil représente les 3 clous qui ont servi à crucifier Jésus ; les étamines représentent les 5 plaies du Christ ; les stigmates évoquent la croix.

C’est ce qu’on appelle la Doctrine des Signatures, qui n’est qu’un dérivé christique d’une théorie plus large que l’on retrouve chez un Jacob Boehme : 

Tout ce qui est dit, écrit ou enseigné de Dieu, sans la connaissance de la Signature, est muet et incompréhensible, car il ne s’agit que d’une conjecture historique, sortie de la bouche d’un autre, et l’esprit sans connaissance est muet ; Mais si l’Esprit lui ouvre la Signature, alors il ne comprend pas le discours d’un autre, et il comprend mieux comment l’Esprit s’est manifesté et révélé (de l’Essence par le Principe) dans le Son avec la Voix. […] En second lieu, nous comprenons que la Signature ou la forme n’est pas un Esprit, mais le réceptacle, le conteneur ou le cabinet de l’Esprit, dans lequel il repose ; car la Signature se tient dans l’Essence, et est comme un luth qui reste immobile, et est en effet une chose muette qui n’est ni entendue ni comprise, mais si l’on en joue, alors sa forme est comprise, dans quelle forme et dans quel air elle se tient, et selon quelle note elle est réglée. De même, la Signature de la Nature, dans sa forme, est une essence muette ; elle est comme un instrument de musique préparé, sur lequel l’Esprit de la Volonté joue ; quelles cordes il touche, elles sonnent selon leur propriété.

— Jakob Böhme, Signatura rerum, or the signature of all things : shewing the sign, and signification of the severall forms and shapes in the creation, version anglaise 1651.

Mais comment en est-on venu à voir une vulve fichée dans le corps de Dieu fait chair ? Notez que sans la blessure causée par ce triste sire de centurion de la pointe de sa lance, la “vulve” ne serait pas apparue. Question : Y avait-il une vulve in corpore, que le centurion aurait alors révélée ? Ce centurion était-il un initié ?

Parallèlement à la théorie des signatures, il y a une longue tradition qui a conduit à réinterpréter peu à peu la sexuation du Christ, au point d’effacer quasiment toute trace d’organe mâle dans les représentations. Le Christ bébé montre des genitalia mais, une fois adulte, nulle trace, sauf, rare exemple, chez Buonarotti, avec son Crucifix de Santo Spirito :

Michelangelo Buonarotti, “Crucifix », 1492, bois dépeint et étoupe durcie, 142 x 35 cm, Basilique Santo Spirito, Florence

 

Giotto di Bondone, “La Crocifissione” [Détail], circa 1300, fresque, 2,024 × 1,855 cm, Chapelle des Scrovegni, Padoue, Italie

Comme l’indique la Notice en ligne, « le corps du Christ est modelé dans des voiles très liquides » (Il corpo di Cristo viene modellato a velature stese molto liquide). Giotto rend ce qu’on appelle le perizonium très transparent ; au point qu’il nous semble voir à travers. Mais rien ne se voit.

Plus surprenant, on apprend dans la même notice que « le centurion est représenté avec une auréole car, au Moyen Âge, il était considéré comme un saint.»  Ce centurion, d’après la légende, s’appelait Longin (Longinus), qui était un soldat gaulois des légions romaines. C’est donc lui qui perce le flanc du Christ pour s’assurer de son décès. Après son geste, il se serait écrié : «Vraiment cet homme était Fils de Dieu ! ». Mais une autre filiation, celle-ci canonique, attribue la sanctification non pas au centurion poignardeur, mais à celui qui, seul profane dans la fresque de Giotto, est auréolé. En effet, d’après Matthieu 27.54 :

Quant au centurion et aux hommes qui avec lui gardaient Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait, ils furent saisis d’une grande frayeur et dirent : « Vraiment celui-ci était fils de Dieu ! »

Du côté de Marc (15.25), on lit :

Voyant qu’il avait ainsi expiré, le centurion, qui se tenait en face de lui, s’écria : « Vraiment cet homme était fils de Dieu !»

Sur ce, et ces digressions mystiques, il est temps de conclure, en rappelant que toutes les photographies afférentes de Karl Blossfeldt sont magnifiques et extraordinaires, et que, presque cent ans plus tard, elles pulvérisent toujours nombre d’images contemporaines de fleurs et plantes, qui n’ont toujours pas compris comment saisir la grâce de la nature. Nous pourrions citer quelques noms, mais nous sommes animés, est-ce un hasard, par une douce charité chrétienne — et les chrétiens, lecteur, je te le rappelle, ne sont pas des babas-cool.  

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

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Martha Rosler. Où est la guerre ? #1

Martha Rosler, gagé-je, n’est pas assez connue. Elle a 80 ans. Elle est devenue célèbre aux États-Unis avec ses montages photographiques. En voici un :                

Martha Rosler, “Cleaning the Drapes from the series Bringing the War Home: House Beautiful”, c. 1967-72, photomontage (chromogenic print), 43.3 × 59.4 cm, MoMa

En 1967, ça devait assez claquer comme image. Aujourd’hui, après des milliards d’images dans la tête et les yeux, cela claque-t-il encore ? Pouvons-nous, fictivement, nous placer dans une situation non pas vierge d’images, mais avec un peu moins ? Voyez ? Comme si nous pouvions nous déplacer dans le temps. Tentons l’expérience. Donc ça claque. Deux soldats étasuniens, dans un poste avancé, attendant la guerre. Ça ne va peut-être pas tarder. Le temps de fumer une clope. Les armes sont posées tout près. De quel conflit s’agit-il ? C’est daté de 1967-68, donc Guerre du Viêt Nam ? Les États-Unis y entrent massivement à partir de 1965. Cette photographie des deux soldats provient-elle de là-bas ? À regarder, ils semblent bien couverts… Il ne fait pas chaud au Viêt Nam ? Où bien c’est une photo plus ancienne ? Politiquement, cela aurait moins d’effet synchronique avec cette femme posant avec ce magnifique aspirateur portatif. Mais tout à coup, je réalise le visage asiatique de la femme. Et que regarde-t-elle ? Des soldats américains ! Le titre de l’œuvre donne :“Nettoyage des Rideaux, série Amener la Guerre au Foyer : Maison Belle”. La Guerre du Viêt Nam est le premier conflit à bénéficier d’une large couverture télévisuelle, on peut donc lire, directement, non pas, Venez faire la Guerre en Amérique ; mais La Guerre dans le Foyer, c’est-à-dire sur l’écran de télévision. Ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, de faire le ménage. Joindre l’utile à l’agréable ! Je suppose qu’en 1967, cette photographie est dérangeante, voire susceptible de provoquer dans l’esprit des images violentes. Mais Rosler peut faire pire. Wait and see. Remarquez que la démonstratrice d’aspirateur en bandoulière n’est pas en train d’aspirer le rideau, c’est aussi un montage. Bien sûr, l’image ne montre pas un écran de télévision, mais plutôt ce qui serait alors une fenêtre. Mais qui y a-t-il au dehors ? La Guerre. Mais, d’un certain côté, c’est business as usual, car les États-Unis ont été en guerre 93% du temps de leur existence depuis leur création en 1776, c’est à dire 222 ans sur les 239 années de leur existence (comme on le trouve sur le Oueb). La photo incite à penser que la guerre est au dehors, cependant que le titre nous parle du foyer. Or le foyer, ce n’est pas dehors, c’est dedans. Donc, conclusion de nouveau, l’image est dans le téléviseur. Après quelques heures de ménage, et avant de préparer le dîner, rien de tel que de bonnes images de guerre. Celle-ci monte en gammes :  

Martha Rosler, “Balloons from the series House Beautiful: Bringing the War Home”, c. 1967-72, inkjet print (photomontage), 60.2 × 47.9 cm, printed 2011, MoMa

Là, la guerre a franchi l’écran, voilà le pauvre père avec son enfant blessé ou tué dans ton salon ! Ça rigole moins. Tu es dans ton salon, enfin, bientôt, le père monte l’escalier, cherche du secours ; et toi tu vaques à tes occupations. Quand tu vas revenir, et faire face, que vas-tu décider ? La guerre, à l’écran, pas dans le salon. Aider, ou 911 what’s your emergency? Entre parenthèses, c’est quand même, 50 ans avant, bien mieux et subversif que Banksy ! Il n’est pas anodin que le nom de cet individu multi-millionnaire me vienne à l’esprit. Qu’a-t-il inventé, Banksy ? Rien. Il a pompé dans l’histoire de l’art, il s’est mis au street-art… So chic et mode ! Passons. Rosler elle, je l’ai dit, ne rigole pas. Elle n’est pas là pour vendre chez Sotheby’s en suggérant un vrai happening. Cette image, donc, ci-dessus, est violente. Elle est violente non pas seulement  pour ce qu’elle montre principalement (pas les “balloons”), mais pour ce qu’elle dit, ou bien plutôt pour la question qu’elle pose : À quel degré la guerre doit-elle rentrer dans les foyers ? C’est presque une question autant digne de Marshall McLuhan que de Woody Allen ! Mais Rosler a bien raison de la poser. Le consommateur d’images du monde est prêt à regarder n’importe qui et n’importe quoi sur son écran de télévision, mais cela doit rester virtuel (eh non, ce n’est pas l’Internet qui a inventé le “monde virtuel”, pour tout dire, ça remonte à Platon). Rosler se demande : Quelle implication nous oblige face à ces images déferlantes ? On avale gentiment ? On consomme ? Ou bien on réagit et on sort dans la rue pour dire qu’il y a un problème, et un très gros ? Ce qui n’empêchera pas les media de continuer de déverser leur “contenu” (c’est comme cela que ça s’appelle, en langage communicationnel). Rosler, qui est une grande lectrice, connaît bien sûr Walter Benjamin, et il est évident qu’elle a lu le fameux texte “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” (1939). On parle souvent de ce texte pour alimenter le discours sur le sujet éponyme, mais on cite moins la fin, qui est absolument terrible, et que je redonne : 

Fiat ars, pereat mundus [Qu’advienne l’art, le monde dût-il périr] tel est le mot d’ordre du fascisme, qui, de l’aveu même de Marinetti, attend de la guerre la saturation artistique d’une perception sensible transformée par la technique. L’art pour l’art semble trouver là son accomplissement. Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. Voila l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art. 

En quelques lignes, modulo son association d’une vague énonciation de “l’art pour l’art” (voire Note plus bas), anachronisme étonnant de sa part, car l’énoncé n’a chronologiquement rien à voir avec le sinistre Marinetti, dont il ne reste, artistiquement, et justement, rienBenjamin nous décrit (encore) notre réalité, qu’il avait si bien saisie (tant d’intelligence que d’effroi), à savoir celle d’un monde qui transforme la réalité en spectacle, divisé façon Orwell : d’un côté, la gloire du système, ses exploits, ses réussites ; de l’autre, le spectacle de la destruction du monde, souvent provoqué par ce même Janus à double face qu’est, disons, le Politiconomique, et tout cela si possible en direct, au cinéma d’abord, quand les actualités passaient sur le grand écran avant le film, et plus tard à la télé. 

Nous n’oublions pas, dans les années 1990, ce couple d’amoureux à Sarajevo, filmé par les chaînes de télé, et assassiné en direct par ce qu’on appelait un “sniper” (il y avait même une “Sniper Alley”, grande et large avenue sur laquelle, chaque jour, il fallait raser les murs et courir pour ne pas se faire tirer comme un lapin. Succès et audience assurés.) Le jour où le “snuff movie” est devenu légal. Et ce n’était que le début. Alors, Rosler pose aussi cette question : “Sommes-nous des fascistes de salon ?” Sommes-nous des fascistes de salon qui sommes habitués, depuis des décennies, a contempler la mort, les cadavres, les survivants, en direct, à la télévision ? Mais vous vous dites : Pourquoi nous accuser de “fascistes” ? Mais parce que nous participons à ce spectacle mondovision. Comment ? Mais, chère madame, nous le regardons ! Regarder, c’est participer. C’est aussi l’un des messages de Rosler. Et c’est aussi pourquoi l’œuvre de Rosler est si forte, elle s’inscrit dans une propre contemporanéité artistique qui met en défaut le traitement médiatique de la réalité, traitement qui, à quelque degré, constitue une véritable intoxication, mais dont nous sommes devenus, en majorité, dépendants (heureux et louanges aux immuns !), et, de ce point de vue, une bonne partie du spectre visible et invisible de l’Internet n’a constitué que la continuité logique de ce conditionnement pavlovien (ou fasciste, ou les deux à la fois) qui avait été mis en place par le grand écran des actualités, et ensuite à domicile via le “petit écran”. C’est un peu cela que nous raconte aussi Rosler, en juxtaposant, en apposant, en mixant ces deux réalités, glamour et horreur, comme ici, de manière percutante, dans le salon des Nixon :

Martha Rosler, “First Lady (Pat Nixon) from the series House Beautiful: Bringing the War Home”, c. 1967-72, inkjet print (photomontage), printed 2011, 50.1 × 56 cm, MoMa

“Diabolique” Rosler… Juste au dessus de la First Lady, une horrible photographie d’une jeune fille criblée de balles (?). Notez l’harmonie, blanc-jaune, ton sur ton, Flotus fait partie des meubles. Sauf que… Mais c’est tellement bien fait que l’on pourrait se dire qu’il s’agit peut-être d’une œuvre d’art, vraiment accrochée dans le salon ? Non, tout de même, ce serait d’un goût bien douteux. “Diabolique”, parce que les images de Rosler agissent comme des sorts, jetés à nos visages, rendant obsessionnelle cette schize de la réalité, partagée entre beauté et horreur, entre quotidien banal et terreur ; dans l’acceptation résignée de la double réalité (dyade) insupportable de ce Monde, in(dé)formés que nous en sommes. 

Notice MoMa : À l’origine, Rosler distribuait des photocopies de “House Beautiful : Bringing the War Home” lors de manifestations contre la guerre du Vietnam. « Je ne voyais pas “House Beautiful” comme de l’art, a-t-elle déclaré plus tard. Je voulais que ce soit une œuvre d’agitation.» L’artiste a créé les photomontages originaux, dont sont issus ces collages, en combinant des photographies d’actualité de champs de bataille dévastés au Viêt Nam avec des publicités sur papier glacé pour des maisons américaines, en superposant des images de soldats avec des silhouettes d’hommes découpées dans des publicités pour polos, et en collant des images d’enterrements de soldats avec des images de marches militaires. En liant la destruction à l’étranger à l’aisance tranquille du pays, Rosler a donné une forme visuelle à la description du conflit comme “la guerre de salon”, ainsi appelée parce qu’il s’agissait de la première guerre à être télévisée.

On lit aussi que Martha Rosler était engagée dans ce qu’on appelle l’“art féministe”. L’image ci-dessous en ressort-elle ?

Martha Rosler, “Bowl of Fruit”, 1966-1972, chromogenic photograph, 20 × 16 in. (50.8 × 40.6 cm), Brooklyn Museum, Emily Winthrop Miles Fund, 2011.84. © artist or artist’s estate

Une magnifique femme (nue) dans la cuisine, une enfant taille réduite, sûrement une petite mendiante, dans le coin gauche sous l’étagère. Le titre “Bol de fruit” est interloquant. Ou bien c’est un clin d’œil car le quidam va regarder la femme nue et se ficher du bol de poires. Le collage n’est pas tip top mais nous sommes en 1966, et c’est vraiment du découpage-collage re-photographié, mais c’est quand même bien fait. Tout est bizarre dans cette cuisine, on se demanderait presque si tout n’y est pas faux. Et au fait, que veut dire Rosler avec ce photomontage ? Que l’on est toujours plus attiré par la propreté, les belles femmes, que par la misère ? Est-ce aussi téléphoné que cela ?

Martha Rosler, “Small Wonder from the series Body Beautiful, or Beauty Knows No Pain”, c. 1967-1972, photomontage, Galerie Nagel Draxler Cologne/Berlin and Mitchell-Innes & Nash, NY

Le slogan dit qu’avec le Lycra votre silhouette sera soignée. Soit. Et le texte commence par dire que « tout corps a besoin d’un peu de discipline.» Mais de discipline pour quoi ? Pour être désirable ? Consommable ? À partir de la pose suggestive et un rien non-naturelle, Rosler colle des seins nus et une bouche bien rouge, contredisant, à dessein, le sourire vertical. La taille des seins est certainement exagérée en rapport à la morphologie, mais ce doit être voulu. Mais tout ça pour dire quoi ? Eh bien, qu’on a beau vendre du Lycra, il ne faut jamais oublier de rappeler à la consommatrice, au passant, que la femme, c’est toujours mieux quand elle est un bel objet sexuel explicite. Mais voyez le propos démocratique : En sous-titre du slogan (avec Lycra votre silhouette sera soignée) on vous l’affirme : “ainsi tout le monde l’aura”. Aura quoi ? Sa silhouette soignée. Ce qui, bien entendu, n’est pas démocratique mais démagogique, et, conséquemment faux.  

Susanne Kappeler, dans son livre, The Pornography of Representation, ayant mentionné le Report for the Commitee on Obscenity and Film Censorship (London, HMSO [His Majesty’s Stationery Office] 1979), écrit :

En fait, les féministes parlent précisément du sexisme dans la culture, mais elles estiment que cette analyse peut être pertinente pour les experts siégeant dans les commissions juridiques. Elles pourraient leur fournir d’autres critères que les anciens, éprouvés et notoirement infructueux, utilisés jusqu’à présent par la loi, tout comme les féministes conseillant le conseil municipal de Minneapolis se sont efforcées d’introduire de nouveaux termes de référence pour leur ordonnance, à savoir les droits civiques des femmes. Les féministes disent d’abord que la pornographie concerne les femmes. Mais les femmes, qui sont au centre des représentations pornographiques, et qui vivent la pornographie non seulement comme une nuisance, mais comme une atteinte directe à leur image, à leur dignité et à leur identité et à la perception qu’elles ont d’elles-mêmes, n’entrent pas dans le champ d’action du comité de censure. Le comité de la commission concerne les « processus de droit » dans la « communauté bourgeoise », c’est-à-dire l’image publique de notre société, et non l’image des femmes dans notre société. Pas une seule fois dans son article, Williams n’envisage sérieusement le point de vue d’une femme dans une société qui fait circuler la pornographie. Au lieu de cela, nous entendons beaucoup parler de « l’oppression environnementale », « la question de la nuisance, l’effet gênant de la pornographie affichée en public.» Et Williams souligne fièrement qu’à cet égard, dans la protection de l’environnement contre l’oppression, la loi a eu un certain effet (l’Indecent Display (Control) Act).

Kappeler : Bernard Williams, président du “Rapport Williams sur l’obscénité et la censure des films”, publie un article dans la London Review of Books, intitulé “Pornographie et féminisme”. Il consacre deux colonnes à la discussion sur la pornographie, en examinant l’ouvrage de John Sutherland Offensive Literature : Decensorship in Britain 1960-1982, et une colonne aux « idées fausses » que les féministes radicales se font de la question. Comme source sur le féminisme, Williams cite une publication, une critique du film Not a Love Story par Susan Barrowclough, qui, selon la note de bas de page, discute des simplifications commises par d’autres féminismes. Ni l’argument de Barrowclough, ni celui du film, ni même leurs noms ou titres ne figurent dans le texte principal.

C’est exactement le problème ; plutôt que de chercher ce qui, dans la société, manque, du point de vue éthique, dans la considération des êtres humains, et spécifiquement ici des femmes, on demande à la loi de n’aborder et de ne traiter le “problème” que du seul point de vue moral ; en gros, l’image dégradée et dégradante des femmes ne donne lieu à aucune remise en question, de ce qui, par exemple, pourrait rester dans la stricte limite d’un accès ultra-confidentiel plutôt qu’en accès libre. Ainsi donc, puisque le “traitement” dégradant et humiliant  de la femme dans la pornographie ne pose aucun problème, on fait juste attention à ce que ce “territoire” ne déborde pas sur d’autres domaine de la société, et notamment l’espace public. Il n’est pas étonnant qu’un tel traitement sur une distance temporelle conséquente, et bien encore décuplée et exponentielle depuis l’accès libre à l’Internet, n’aura fait qu’infiniment régresser le moindre progrès civilisationnel qu’on eut pu espérer ces matières, et l’image de la femme n’en est pas sortie par le haut, c’est le moins que l’on puisse dire.

Note. dans son Journal, à l’année 1804, Benjamin Constant 

Le 20 [pluviôse]. J’ai la visite de Schiller. C’est un homme de beaucoup d’esprit sur son art, mais presque uniquement poète. Il est vrai que les poésies fugitives des Allemands sont d’un tout autre genre et d’une tout autre profondeur que les nôtres. J’ai une conversation avec Robinson, élève de Schelling. Son travail sur l’Esthétique de Kant a des idées très énergiques. L’art pour l’art, sans but, car tout but dénature l’art. Mais l’art atteint au but qu’il n’a pas.

Si l’on comprend bien cette note, tout de même un tantinet elliptique, l’idée de “l’art pour l’art” évoquée par Constant, lui est provenue d’une lecture, par le dénommé Robinson, de l’Esthétique de Kant (sise en la Critique de la Faculté de juger). Il est bien vrai que dans ce puissant ouvrage, Kant autonomise l’œuvre d’art, et ce à partir de la Nature (!); elle ne repose que sur ses propres principes, pour le dire ainsi, elle est, à elle-même, son propre telos. Donc, l’expression “l’art pour l’art” ne signifie pas un dédain pour la réalité, ou bien un enfermement rabougri ; au contraire, c’est un mot d’ordre : l’art doit être fait à partir de ses propres raisons, et n’en dépendre d’aucune autre. Après, il faut le dire, Kant a fait l’impasse sur la pensée propre de l’art, mais j’y reviendrai dans un autre article. 

Refs / Walter Benjamin, “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, dernière version, 1939, Folio Gallimard /// Susanne Kappeler, The Pornography of Representation, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1986

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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Richard Serra s’entretient avec Hal Foster (ArtNews, October 29, 2018)

L’interview suivante est tirée de Conversations About Sculpture, un recueil de dialogues entre l’artiste Richard Serra et le critique Hal Foster, qui se sont déroulés sur une période de 15 ans. L’extrait provient de la section consacrée à la période de formation de Serra en tant qu’étudiant à Yale et à ses études en France, et voyages en Italie et en Espagne. On y trouvera des indications très intéressantes et inattendues, et les propos sur le cadre pourront faire écho à cet article .

 

Hal Foster : Comment avez-vous négocié avec les personnalités qui vous ont rendu visite à Yale, avec leurs différents matériaux, médiums et protocoles dans l’atelier ? Outre Albers, vous aviez Rauschenberg, Johns et Stella, ainsi que Guston et Reinhardt. 

Richard Serra : Reinhardt a été très influent. Il donnait des conférences dans toute l’université, pas seulement aux étudiants en art et en architecture. Ses “Twelve Rules for a New Academy (1953) et ses manifestes étaient impressionnants, en particulier la façon dont il abordait une position par la négation. Mais il fallait digérer tous les visiteurs du mieux que l’on pouvait. De plus, deux fois par jour à Yale, je passais devant le “Foxtrot” de Mondrian ; le “Tu m’” de Duchamp était à l’étage et l’“Oiseau jaune” de Brancusi se trouvait dans le hall. Nous n’étions pas à l’école pour innover, mais pour nous frayer un chemin de Cézanne à Pollock, de Kooning, ou Johns. C’est ce que faisaient les étudiants à l’époque. Certains imitaient la scène new-yorkaise qui se trouvait juste devant eux, mais si vous ne faisiez que cela, vous étiez déjà à l’arrière-garde, et tout le monde le savait. J’ai fini par peindre des imitations de Pollock et de Kooning.

HF: Le constructivisme russe était-il alors dans votre ligne de mire ? Le livre de Camilla Gray, The Great Experiment : Russian Art 1863-1922, a été publié en 1962 et a été immédiatement important pour Carl Andre, Sol LeWitt et Flavin.

RS: Je ne m’intéressais pas au constructivisme à l’époque. J’étais peintre, j’essayais de comprendre ce que cela signifiait et si je voulais continuer à peindre. Yale attribue une bourse de voyage ; j’ai eu la chance de l’obtenir et j’ai donc passé un an en Europe. Je suis allé à Paris, et cela a complètement changé mes bases.

HF: Pourquoi ? Je sais que vous alliez régulièrement à la Cinémathèque française et que le studio Brancusi était important pour vous, mais en quoi Paris a-t-il changé toute votre orientation ?

RS: Je n’avais pas beaucoup regardé la sculpture auparavant. J’allais à l’Académie de la Grande Chaumière pour dessiner tous les jours, mais cela me semblait bien académique. J’ai vu autant d’expositions que possible ; les plus importantes concernaient des artistes bien établis : Magritte, Francis Bacon, Giacometti, des artistes de cette génération. C’étaient des figures mythiques, qui vous rendaient plus fort, mais il n’y avait pas de nouvelle scène à Paris. Ileanna Sonnabend avait une galerie qui exposait Edward Higgins et Lee Bontecou, mais Rauschenberg n’y était pas. En fait, la scène américaine n’avait pas beaucoup pénétré Paris, et la scène abstraite — l’École de Paris avec des artistes comme Hans Hartung —, était ennuyeuse. J’ai trouvé le chemin de l’atelier reconstitué de Brancusi au Musée national d’Art Moderne et j’ai commencé à dessiner. Je ne saurais dire pourquoi, mais un déclic s’est produit. Le dessin a beaucoup à voir avec la façon dont un volume touche un bord, avec la façon dont il se découpe dans l’espace, et cela m’a énormément aidé de travailler dans cet atelier. Peut-être que l’atelier avait une aura qui m’attirait aussi ; peut-être qu’il sentait comme l’art.

HF: Brancusi était-il pour vous l’égal de la sculpture ? Ou avez-vous vu une tradition — avant lui, après lui — dont vous pouviez vous inspirer ? 

RS: Non. Je connaissais très peu Brancusi, très peu de choses sur la sculpture. Mais si vous êtes jeune et que vous voulez prendre pied dans la sculpture — que ce soit dans la figuration et le contenu ou dans l’abstraction et l’espace — Brancusi est une encyclopédie. Il est très pur, il fait autorité, il est convaincant. Il y avait la Nouvelle Vague à Paris, et j’allais à la Cinémathèque pour voir Truffaut, Godard, Resnais et Bresson. J’étais conscient d’assister à la naissance d’un nouvel idiome. En comparaison, la scène picturale française n’était pas intéressante, à l’exception de l’artiste qui peignait sous l’influence de la mescaline…

HF: Henri Michaux.

RS: Oui, j’ai vu une de ses expositions et je ne l’ai jamais oubliée ; ce fut l’un des événements les plus intéressants de mon année à Paris. J’avais alors une assez bonne idée de Pollock, et cette exposition — en termes de marquage d’un champ — suggérait une sortie non analytique similaire. Cela n’avait certainement rien à voir avec Brancusi : il s’agissait pour lui d’une réduction à la forme, au volume, à l’aspect. Michaux, comme Pollock, a ouvert le champ.

HF: Absence d’analyse, c’est-à-dire absence de calcul complet ? Aucune intention apparente n’a précédée les notes réelles ?

RS: Oui, il n’y avait rien de prescrit, et cela m’intéressait. J’avais pris de la mescaline à Santa Barbara, mais je ne comprenais pas comment on pouvait faire de l’art dans cet état. Au cours de ma dernière année d’études, j’ai lu Michel Butor et Camus. Le langage dépouillé de Butor m’a influencé : la clarté de ses descriptions et son rapport concret à l’expérience. Plus tard, j’ai découvert que Roland Barthes avait la même clarté de langage. Encore une fois, entre Santa Barbara, Yale et Paris, beaucoup de choses m’arrivaient : Camus, Michaux, Brancusi, le cinéma… Je ne savais pas comment toutes ces choses allaient se combiner.

HF: Le travail que vous avez commencé à faire à l’époque — objets, assemblages…

RS: C’était l’année suivante, en 1966, lorsque je suis allé à Florence dans le cadre d’une bourse Fulbright. J’avais lu Silence (1961) de John Cage ; Phil Glass et moi l’avons lus l’un pour l’autre à Paris. Cage collait ses conférences à partir de conventions et de disciplines différentes, et il le faisait d’une manière très ludique. Avec ses antécédents dans Dada, cela ressemblait trop à de la poésie débridée, et cela ne m’intéressait pas. Je m’intéressais au langage, à sa spécificité — que ce soit chez les Américains comme Faulkner ou Steinbeck, ou les Russes comme Dostoïevski, Pouchkine ou Gogol, ou les Français comme Stendhal, Camus ou Butor — et la poésie permissive de Cage n’était pas assez structurée pour moi.

HF: Pour vous, c’était une impasse, contrairement à de nombreux membres de la génération qui vous a précédé à New York. 

RS: Oui. À Florence, j’ai commencé à peindre des grilles avec des couleurs arbitraires, couvrant chaque carré en une minute environ. Puis je suis allé à la bibliothèque américaine, j’ai vu un numéro récent d’Artnews qui comprenait une grille peinte par Kelly avec des couleurs aléatoires, et cela ressemblait à ce que je venais de faire. J’ai pensé que si Cage allait m’amener à devenir un Kelly formaliste, je ne pouvais pas continuer, alors j’ai laissé tomber Cage et Kelly. Puis j’ai fait un voyage en Espagne, et voir Velázquez a été très important. C’est ce qui a mis fin à ma carrière.

HF: “Las Meninas” en particulier ? Fini quoi au juste ? Il semblait n’y avoir plus rien à faire avec les problèmes fondamentaux de la peinture ? 

RS: Je me suis rendu compte qu’il y avait une séparation entre l’illusion intérieure de l’espace et l’espace projeté dans lequel je me trouvais, et que j’étais le sujet du tableau et que Velázquez me regardait. Cela m’a vraiment dérangé — que je sois le sujet du tableau — parce que je ne pensais pas pouvoir faire un tableau dont le spectateur serait le sujet. Les miroirs ne m’intéressaient pas. Je savais ce que les Hollandais avaient fait, et Velázquez l’avait fait mieux. J’étais sidéré.

HF: Pourquoi ? Vous faites de la sculpture dont le sujet est le spectateur, pourquoi pas de la peinture ? Il est intéressant de noter que votre rencontre avec “Las Meninas” a eu lieu à peu près au moment où Foucault en a fait le parangon de la représentation classique dans L’ordre des choses (1966). Et il dit à peu près la même chose : le tableau fait du spectateur son sujet. [Foster se trompe, il mixe deux titres de Foucault, L’ordre du Discours (1971), et Les Mots et les Choses (1966), dont le Chapitre 1 s’ouvre fameusement sur une description des “Las Meninas”].

RS: “Las Meninas” m’a fait comprendre que ma façon d’aborder la peinture se limitait à regarder quelque chose à l’intérieur d’un cadre. Vivant à Florence, j’en étais venu à aimer les peintres florentins — Fra Angelico, Uccello, tous. Mais je me suis dit : « Bon sang, je fais la même chose. Je pourrais tout aussi bien regarder par la fenêtre. Tout ce que je fais, c’est regarder une peinture à l’intérieur d’un cadre.» C’est alors que j’ai décidé de faire des cages, de les remplir de matériel, d’utiliser des animaux vivants, de faire n’importe quoi pour m’éloigner de mon éducation, de tout cela.

HF: Pour sortir de l’espace pictural ?

RS: Oui. Au Museo della Specola de Florence, on trouve des cadavres empaillés de Clemente Susini, faits de cire, fendus du scrotum à la gorge et ouverts de manière à ce que l’on puisse voir les intestins évasés. Ils sont extraordinairement beaux, mais aussi pervers et sexuels. Nancy Graves et moi (nous étions ensemble à l’époque) avions l’habitude d’aller les voir. À la même époque, j’ai commencé à m’intéresser aux zoos (Florence avait les premiers zoos). J’ai donc eu l’idée d’empailler des animaux et de présenter des assemblages, et j’ai utilisé des cages, les empilant les unes sur les autres à la Brancusi. Encore une fois, je voulais faire quelque chose que l’on ne m’avait pas appris ou que je n’avais pas vu auparavant, quelque chose qui traitait de matériaux différents. J’ai pris des objets dans des brocantes, des magasins d’occasion et dans la rue, je les ai jetés ensemble et j’ai essayé de créer une métaphore à partir de ce qui était empaillé et de ce qui était vivant, de l’illusion et de la réalité. C’était de l’assemblage de basse-cour, du surréalisme, un travail d’étudiant.

HF: Y avait-il là une sorte de commencement de l’Arte Povera alors ?

RS: Lorsque je suis allé à Rome, j’ai présenté un spectacle qui a suscité un énorme tollé.

HF: Nous sommes toujours en 1966 ?

RS: Oui. La police a fermé l’exposition à cause des animaux vivants, et nous avons obtenu une injonction pour la rouvrir. Tous les gens de la galerie Tartaruga sont venus la voir (Tartaruga a exposé Cy Twombly et Piero Manzoni, ainsi que Jannis Kounellis et d’autres qui formeront plus tard l’Arte Povera). Beaucoup de choses étaient dans l’air : Rauschenberg, Lucas Samaras, Ed Kienholz et bien d’autres qui s’intéressent à l’assemblage. Trois ans plus tard, Kounellis alignait ses douze chevaux dans cette galerie. Mon travail a donc été relié par inadvertance à l’Arte Povera.

HF: Mais vous n’avez pas donné de précisions sur ce domaine d’activité.

RS: Je ne savais pas ce que c’était. Nous étions isolés. Nous pensions que nous ne faisions rien de bon, mais nous ne savions pas si ce qui n’était pas bon était bon, ou si quelqu’un serait intéressé.

Traduit par Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

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Sur un dessin de N. Poussin (via W.H. Jackson)

Cela fait un moment (des années) que je tourne autour de ce dessin. Je me lance.           

Nicolas Poussin, “Deux bouleaux d’argent, celui de devant étant tombé”, c. 1629 , pinceau, lavis de bistre, sur crayon graphite, Albertina Museum, Vienne, Autriche

Le bouleau, c’est blanc. Ici, presque, blanc sur blanc. Non uniformément, certes. Mais tout de même. D’ailleurs, le “fond” est, aussi, étonnamment, blanc. Sommes-nous en haut d’une colline ? Ce qui expliquerait le vide du fond… Ou bien Poussin a fait abstraction du reste, comme le dessin le permet, contrairement à la peinture, qui ne peut pas vraiment se le permettre ; je veux dire par là que la plupart des dessins de Poussin sont faits dans le “vide”, comme d’ailleurs la plupart des dessins des grands artistes. Et c’est compréhensible car, ce qui compte, c’est le sujet, et non pas l’environnement, justement. Dans ses Observations sur la peinture, Poussin écrit :  

Que le dessin soit tel que les choses dont il exprime la pensée.

Poussin, c’est un érudit, il lit Aristote, i tutti quanti. De fait, cette première phrase est assez retorse. Si l’on comprend bien, il s’agit d’établir une isomorphie mentale entre

réel/(± chose), pensée, dessin

de sorte que, par l’opération hypostasique de l’esprit artistique, nous avons :

réel/(chose) = pensée = dessin

Il faut prendre ce signe = comme une égalité isomorphique, c’est-à-dire comme, à chaque fois, une équivalence, nommée « équivalence », permise par l’hypostase artistique. Du point de vue de l’hypostase artistique, pratiquée par la plupart des artistes, qu’ils en soient conscients ou non, qu’ils soient au fait de ce concept ou pas, et à commencer donc ici par Poussin, qui connaît le principe de la mimésisle dessin de ces bouleaux correspond au réel. Il pourrait dire « je dessine ce que je vois ». Mais comment faire autrement ? Nous sommes aux environs de 1624, et c’est tout de même très réaliste, dans le genre ancienne photographie, comme ici :

William Henry Jackson, “Mammoth Hot Springs, North from Upper Basins, 1869-76, photography

Franchement, ce pourrait être un dessin. Mais c’est une photographie. On dira “ancienne”, comme on dit un “vieux film”, tandis qu’on ne dit jamais, comme le faisait remarquer Godard, un “vieux livre”. Jackson a produit des images plus réalistes, mais celle-ci, plus éthérée, a quelque chose de fascinant. Elle est fascinante parce que, justement, elle n’est pas trop réaliste, elle est presque, oui, dessinée. Et c’est très beau. Après, le tirage se voulait-il ainsi ? Quand cela a-t-il été produit ? je ne sais pas. Le livre d’où je retire cette image, American landscapesphotographs from the collection of the Museum of Modern art, John Szarkowski, 1981, n’en dit rien, pas plus quant à ses dimensions. 

Montage of heck

À chromie différente, même éthérisation, trouvé-je. Il existe une même photo de Jackson sous ciel dégagé, et l’on peut voir des arbres du côté gauche, là où sur le cliché ci-dessus il y a de la brume. Eh bien, avec les arbres, et parce que la photographie est plus nette, ce n’est pas éthéré. Et c’est éthéré chez Poussin justement à cause ou grâce au blanc (voir plus bas dans l’article). Mais d’abord, l‘événement, ici, pour Poussin, c’est la cassure 

assurée par deux traits de graphite. Que Poussin aurait oublié d’effacer ? Autre chose : Le lavis (utilisation d’une seule couleur, à l’aquarelle ou encre de Chine) à cette propriété, comment dire, je ne suis ni peintre ni dessinateur, mais comme de se mêler vraiment intimement avec le support, voyez ? Je veux dire, les contraste produites ici sont doux, voire presque fondus, comme ici :

Je pourrais ajouter des flèches, un point de couleur, mais je pense que vous pouvez, lecteur, voir de vous même la zone de fusion, entre fond — sous-entendu “environnement” — et écorce du bouleau. (Par ailleurs, j’aime beaucoup les bouleaux. Il y en avait un dans le parc de mon grand-père, et là, tout à coup, j’ai très de le revoir, et passer ma main sur son bois, mais c’est impossible.) C’est quand même très étonnant, l’écorce d’un arbre ; c’est sa peau, son épiderme, et elle est très dure, mais fragile. En cherchant, que trouve-t-on ? Que l’étymon d’« écorce » provient du latin impérial scŏrtea « manteau de peau ». Vous rendez-vous compte comme c’est beau ? Je connaissais le “manteau de pluie”, du poète Bashô, et voici maintenant le “manteau de peau” de l’arbre. Voilà !, comme on dit en anglais, “it made my day”. 

Donc, voyez ?, cette fusion du blanc de bouleau dans le blanc environne-mental (Nicolas eut apprécié le “pun”), ajouté au manteau de peau, c’est trop (entendez, “c’est assez”), je ne peux que cesser de poursuivre cet article. Je vais y revenir.  

(Le lendemain). J’y reviens, en laissant la parole à Monsieur Poussin :

Que le dessin soit tel que les choses dont il exprime la pensée. Que la structure ou composition ne soit point recherchée avec peine, ni sollicitée, ni fatiguée, ni pénible, mais semblable au naturel. Le style est une manière personnelle, une habileté à peindre et à dessiner née du génie particulier de chacun; dans l’application et dans l’emploi de l’idée, le style, la manière ou le goût tiennent de la nature et du tempérament. (Observations sur la peinture, transcrites littéralement du manuscrit original de Nicolas Poussin, publiées par Bellori, en 1672, et traduites de l’italien, par P. M. Gault de Saint-Germain). 

Note. Lavis de bistre, qu’est-ce donc ? Le bistre est de la suie détrempée, anciennement utilisée pour peindre au lavis. Son odeur est piquante et désagréable. Le lavis est une technique picturale consistant à n’utiliser qu’une seule couleur (à l’aquarelle ou à l’encre de Chine) qui sera diluée pour obtenir différentes intensités de couleur. Les bâtons d’encre noire artisanaux offrent alors des nuances de couleurs monochromatiques en rapport avec le support.

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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Qu’est-ce que le réel ? Avec Thomas Demand, et le “mythe du donné”. #1

      every artwork is an idea. TD

Thomas Demand est certainement l’un des plus grands photographes de notre époque, chanceux que nous  sommes ! Demand, vraiment, est aussi certainement le seul photographe qui interroge le donné, le « donné »  (‘given’) qui, le philosophe Wilfrid  Sellars l’a écrit de longtemps (1955), est un « mythe »:   

At this point, it is clear, the concept — or, as I have put it, the myth of the given is being invoked to explain the possibility of a direct account of immediate experience.

À ce stade, il est clair que le concept — ou, comme je l’ai dit, le mythe du donné est invoqué pour expliquer la possibilité d’un compte-rendu direct de l’expérience immédiate.  

Ce que veut dire Sellars, dans ce célèbre article, c’est d’arguer, contre la Phénoménologie, que le “donné” en tant que tel, est une fiction, même dès justement l’immédiate expérience, car toute expérience est toujours le résultat de processus (aux sens whiteheadien), la question étant toujours de se demander À quel stade de l’expérience m’arrêté-je ? Au stade de l’émotion sans conceptualisation ? Au sens de la première impression ? Au sens de la première écoute de telle œuvre musicale ?, etc. Comparons avec ce rappel proposé par le philosophe Jocelyn Benoist (2010) :

La thèse fondamentale de la phénoménologie est bien connue : les choses mêmes peuvent être données. Cette possibilité d’une donnée dans laquelle la chose même est donnée, en d’autres termes d’une « donnée en personne », d’une « auto-donnée » (Selbstgegebenheit), est fondatrice du sens phénoménologique de la donnée en général. Cela ne signifie pas que toute donnée phénoménologique soit auto-donnée, mais que l’auto-donnée est une possibilité essentielle de la donnée phénoménologique. Or la phénoménologie affirme bien que, dans ce cas, ce qui est donné, est. Elle est donc capable de thématiser un don qui est un authentique don : le don de quelque chose qui est

Suivant le “camp” philosophique dans lequel on se trouve, on jugera que le “donné” est un mythe, car rien, justement, n’est donné — en tant que Fait global —, dans l’immédiat, et même la “chose”, supposée innocente dans son apparition complète, dans sa présence, est toujours elle aussi le résultat d’une construction, mais plus, d’une activité — la phénoménologie n’a jamais envisagé, a contrario de la philosophie organique whiteheadienne, la chose comme un agrégat légitime d’expériences, produisant ainsi l’image somme tout naïve d’une chose toute faite, toute toujours déjà composée, prête en bloc, à être expériencée globalement par un sujet humain. C’est contre cette naïveté que se seront élevés notamment des philosophes tels que William James, Edwin B. Holt, Alfred N. Whitehead, Wilfrid Sellars, entre autres. 

De fait, sans en être au fait eux-mêmes, la plupart des photographes, voire la majorité, n’interrogent pas le réel ; souvent ils se contentent de le “montrer”, justement comme s’il était (toujours) donné. Or le réel, et cela paraîtra une tarte à la crème pour d’aucuns, est une construction. Attention, il ne s’agit pas de verser dans le  constructivisme épistémologique, qui presque obsessionnellement cherche toujours à déconstruire ce qui a été rationnellement construit comme si se cachait toujours là une sorte d’avatar de démon cartésien. Non, le réel ne cherche pas à nous tromper, juste à nous poser des énigmes. À défaut de constructivisme obsessionnel, et si besoin, je postulerais un “constructionnisme neuronal”, à savoir, et c’est encore trivial de le rappeler, que la réalité, le réel, sont interprétés par notre cerveau, en tant que “centre” intégrateur du monde. Notez que notre propre  personnalité, ce que nous pensons être, ce que nous voulons être, ce que nous espérons être, tout cela, et plus encore, c’est une construction, mais à un niveau, comme dirait Freud, métapsychologique. Plus bas dans les étages constructibles et constructeurs, il faut déjà bien établir la rencontre du réel, à partir de mon corps, l’espace autour, l’espace extérieur, etc. Nous ne nous en rendons pas compte, mais notre cerveau (pour simplifier, car c’est bien plus complexe qu’un simple mot) ajuste en permanence son rapport au réel, et c’est valable autant pour ce moment où, chaque matin, nous mettons le pied au sol pour nous lever, que pour cette partie de paysage que je vois en levant les yeux de mon écran d’ordinateur. Tout cela est extraordinairement compliqué, et nous ne nous en rendons pas compte ; sauf quand nous sommes malades, ou bien quand nous sommes très âgés — voyez cet octogénaire qui descend un escalier ; combien il prend son temps, pour bien ajuster son pied sur chaque marche, comment le temps de la descente du pied sur chacune est mesuré, appliqué, combien tout cela devient délicat, voire périlleux. Et sans oublier la main bien agrippée sur la rampe, qui s’assure de la prise. 

Ce qui apparaît donné — je vois l’écran, je vois le ciel, je vois les branches agitées par le vent, je vois l’oiseau passer… tout cela est construit. Bien évidemment, de leur côté, tous ces objets sont eux aussi construits, de l’intérieur ; ce sont des structures dimensionnelles et temporelles, matérielles, cellulaires, moléculaires, atomiques, quantiques, etc. On peut alors comprendre pourquoi le constructionnisme neuronal n’est pas une option parmi d’autres — il ne sous-tend pas un scepticisme tel que celui porté, par exemple, par le constructivisme épistémologique —, c’est-à-dire qu’on ne peut pas proposer une manière alternative de se lever, de marcher, de voir le ciel, au quotidien… Quand cela nous arrive, c’est que nous sommes malades, ivres, drogués, dans des états généralement provisoires, dans lesquels nous ne voudrions jamais nous “trouver” constamment au quotidien.        

À partir de là, l’artiste peut penser à plusieurs possibilités. Il peut décider que ce morceau de pastel est un donné, et que le trait qu’il trace est lui aussi un donné. Il peut aussi s’interroger sur cette supposée évidence, et mettre en question soit la matière même du pastel, soit celle du tracé, du trait, etc. De la même manière, le photographe peut très bien photographier ce qu’il voit, ce qu’il a envie de “prendre”, et enclencher. Une fois fait, il peut développer, faire développer, mais souvent il va passer en postproduction, c’est-à-dire travailler lui-même son image, afin d’y ajouter, ou retirer, tel ou tel effet, tel ou telle chromie, etc. Dans la majorité des cas, le photographe n’interroge rien du tout ; ni le réel, ni son medium. En cela, et consciemment ou non, il cède au mythe du donné, et livre au spectateur le soin d’acquiescer à sa vision “directe”. Bien entendu, le summum de cette cession, c’est la tautologie « je photographie ce que je vois, il n’y a rien à voir de plus que ce que je vois ». Tout cela ressort à une grande naïveté. Le photographe-artiste, celui qui se pose quelques questions sur le réel et la réalité, va évidemment adopter une démarche plus complexe, plus détournée, mais je n’en connais aucun qui le fasse avec autant de questionnements que Thomas Demand. Tout de suite, une image :   

Thomas Demand, “Daily #20”, 2012, dye transfer print, 61,8 x 76,6 cm , Sprüth Magers Gallery, Cologne

Cette photographie s’inscrit dans les formats, modestes, de la réalité et du réel ; série appelée “daily”, « quotidien », comme ce gobelet sur ce rebord de fenêtre. La série “daily” a été, dit Demand, en partie faite pour faire écho aux “photographies” faites au smartphone, au cadre souvent restreint et qui, on le sait que trop, “shootent” tout autant n’importe quoi que des visages souriants. Et si Demand le précise, c’est qu’une bonne partie de ses (bien plus) grands formats, ne visent pas le quotidien le plus banal. Mais là, déjà, méfions-nous de cette pensée qui pourrait surgir et nous faire déjà accroire que le “daily”, pour Demand, est simple et banal. Et, afin de nous démontrer le contraire, il photographie aussi le plus trivial, le plus, dira-t-on, sans intérêt immédiat ni prolongé car, précisément, qui regarde un gobelet sur un appui de fenêtre quand voir y suffit ? Or, bien entendu, et généralement (mais c’est de moins en moins vrai dans le monde réel) on ne voit pas une œuvre d’art, on la regarde. Et c’est bien ce que nous faisons avec ce gobelet ; on le regarde. Rappelons que, chez Demand, dans la plupart des cas, les scènes qu’il photographie sont le fruit d’un travail manuel, ce sont des maquettes, plus ou moins grandes, ou gigantesques. R. Marcosi (2005) :

En règle générale, Demand part d’une image, le plus souvent, mais pas exclusivement, d’une photographie tirée des médias, qu’il traduit en un modèle tridimensionnel grandeur nature. Il prend ensuite une photo du modèle à l’aide d’un Sinar de fabrication suisse, un appareil photo grand format doté d’un objectif télescopique pour une résolution et une vraisemblance accrues.

Le modèle qu’il crée semble incroyablement naturel de loin, jusqu’à ce que vous voyiez l’artifice. Il utilise des techniques de peinture des années 1500 connues sous le nom de “grottesca” et la technologie informatique virtuelle pour aider à la création du modèle 3D. (Public Delivery, July 8, 2022)

Ainsi donc, la photographie demandienne est fictive, elle ne photographie jamais le “vrai” réel. Mais entendons-nous sur cet aspect du réel. Le carton et le papier qu’utilise Demand est tout autant réel que ses doigts ou ses yeux, seulement, une tablette ni un cadre de miroir ne sont faits de carton. Ainsi, Demand fait jouer au réel premier — ses matériaux de base —, un rôle ir-réel. Comme souvent, dans telle ou telle image de Demand, on se questionne sur la “vraie”-réalité, tout de même, de tel ou tel objet. Ainsi il en va par exemple du gobelet. Est-il réel ? Demand est-il capable de fabriquer un faux gobelet ? C’est fort possible. Bien qu’il ait l’air vraiment réel… Mais ce questionnement est au fondement de la démarche photographique chez Demand. Face à ses images, on se demande (sans jeu de mots) souvent à quoi nous avons affaire, du réel, ou du fictif ? On se pose des questions, malgré tout, même quand nous savons, au préalable, que Demand a tout fabriqué de ses mains, éclairé soigneusement, comme un chef opérateur, et, enfin, photographié l’ensemble. Mais il ne faudrait pas se focaliser que sur ce gobelet ; une image de Demand, c’est toujours une œuvre totale, tout compte, tout est pesé au trébuchet du sensible. Cependant toute l’attention porte sur ce gobelet, car ici Demand joue aussi avec le mythe de l’‘instant photographique”, car on dirait bien que ce gobelet est en train d’amorcer un  basculement. Ou bien c’est le rebord de fenêtre qui n’est pas droit… Mais ce n’est pas un rebord de fenêtre, c’est une tablette ; nous sommes dans une salle de bain, et c’est donc la tablette qui n’est plus tellement de niveau — visez le côté gauche du décochement, qui devrait coller au montant. Remarquez, en passant, que Demand nous a encore demandés de nous interroger sur ce que nous voyons… Cela peut paraître vraiment banal et anodin, mais ça ne l’est pas ; la preuve, on se pose des questions. Et ce n’est pas fini. Nous avons supposé que le gobelet allait probablement chuter, tout en constatant qu’il est pourtant bien posé sur la tablette… Contradiction. Et puis nous constatons que c’est la tablette qui penche. Et tout cela, il ne faut pas en douter, tourne toujours autour de ce qui est, et ce qui semble. On peut tout autant s’interroger sur le miroir. Est-ce un vrai miroir ? Dans le cahier des charges de Demand, rien n’est réel d’origine (matériau y pour objet y), donc ce ne peut être un vrai miroir. Si ça l’était, alors le cahier des charges serait trahi, et la déontologie demandienne s’effondrerait. Alors quoi ? On supposera qu’il n’y a pas de miroir ; mais un autre “gobelet” de l’“autre côté”, tout comme les montants de l’entrée y sont placés pour le soi-disant reflet. Là encore, Demand sollicite du temps chez le spectateur ; car si ce dernier passe trop vite, il n’aura rien vu, même s’il pourra dire qu’il a vu. Voilà encore une façon de questionner ce que nous “donne” à regarder, tout autant qu’à réfléchir (c’est intéressant dans le cadre des miroirs, et profitons-en pour saluer Cocteau, qui disait si justement que « les miroirs feraient bien de réfléchir »), Demand.

Cependant, à bien regarder ce reflet, je me dis que Demand ne s’est pas embarrassé de reproduire un nouveau gobelet et le montant ; je me dis qu’il s’agit, tout bonnement, d’une photographie placé derrière la maquette ! Mais, là encore, on voit bien mon incertitude ; je ne sais pas vraiment de quoi il retourne. Et on constatera, et une fois de plus, que décidément, cette photographie, et rien que celle-ci, fait cogiter, et surcogiter ! (J’espère que le lecteur est proche d’un état semblable, sinon je prierai pour son âme…). S’il s’agit d’un vrai reflet, alors il devrait y avoir un soupçon d’ombre du gobelet réfléchi, mais il n’en est rien. Ce reflet est un mystère. Bien, exerçons-nous avec une nouvelle image : 

Thomas Demand, “atelier”, 2014, tirage chromogène / Diasec, 240 x 340 cm,  © Thomas Demand, Adagp, Paris, 2023

Demand a déclaré, dans le flux d’un entretien : “every artwork is an idea”, « chaque œuvre d’art est une idée.» À vrai dire, nous prenons Demand au mot, tout en supposant qu’il y a certainement davantage qu’une seule idée pour chaque œuvre, même si la première, qui vient probablement souvent en avant-scène, c’est la question “Qu’est-ce qui est plus réel que le réel ?” Dans l’image ci-dessus, du papier est abandonné au sol sur du papier, ou du carton (ce n’est pas du bois). Demand s’amuse-t-il à imiter le papier dans ses chutes ? Irait-il jusque là ? Cela paraît pléonastique. Les chutes que nous voyons, c’est certainement du papier. Il s’agit donc d’un léger “accroc” au processus demandien qui, pensions-nous, ne matérialise jamais la matière elle-même, i.e., le verre n’est pas du verre, le bois n’est pas du bois, etc. 

Détail prélevé sur le site Internet de Thomas Demand 

Ces questions, qui pourraient paraître anodines, triviales, voire ridicules, ne le sont pas ; dans leur (apparente) simplicité, elles touchent au plus près de ce qu’il en est de l’essence des œuvres plastiques. Mais une question, propre à la nature de l’art, se pose : En quoi reconnaissons-nous l’essence d’une œuvre d’art à partir du moment où les manifestations de cette essence peuvent être “polysémiques”? Eh bien, nous venons de le démontrer, en partie : Une œuvre d’art est une proposition et, comme toute proposition qui n’est pas issue de la science de la logique (Boole), il s’agit d’une proposition ouverte, et donc sujette aux questionnements. C’est exactement la définition d’une œuvre d’art. Une œuvre d’art fermée sur elle-même, on le craint, ne peut conduire immédiatement qu’à une absurdité, ou, cela arrive aussi, à un échec. Mais l’échec a aussi ses beautés, voire son sublime. À partir de là, on peut encore se demander : Face à quelles œuvres d’art nous posons-nous des questions sur ce que nous voyons, pensons, comprenons ? Je gage qu’elles ne sont pas si nombreuses.  

Thomas Demand, “Flügel”, 1992, tirage couleur, 61,6 x 156,2 cm, Private collection, Bavaria; private collection, North Rhine-Westphalia

Voici une rare occurrence anthropique dans une œuvre de Demand. Sur un piano à queue, des portraits. Mais des portraits de “qui” ? Si vous dites : des portraits de personnes, je vous demanderai si vous avez déjà vu des personnes semblables dans le monde réel ? Et je doute que vous répondiez par l’affirmative.

Ce sont des formes, des formes anthropiques. Elles “font” évidemment penser à. Il y a bien une absence d’humains dans les installations demandiennes. Non pas qu’ils pourraient y être, puisque nous ne vivons pas dans un univers de papier et de carton ; ils ne peuvent pas y être (voir article), ce serait une contradiction dans l’essence même de l’œuvre demandien. Alors pourquoi, dans telle ou telle œuvre (au nombre très restreint de deux, il me semble, celle ci-dessus, “Flügel”, et “Presidency”, 2008), malgré tout, montrer des indices patents de portraits humains ? Dans certains entretiens (et ils sont très nombreux), Demand dit souvent que la présence de l’humain est constante, car derrière chaque œuvre, il y a ses propres mains. Ajouté à cela, bien entendu, le fait que toutes les scènes restituées, resituées (constructions, photographies) sont anthropisées, il ne s’agit pas de scènes de désert sans personne ou des vues de l’Antarctique, ce sont des scènes qui, en réalité, ont été construites par la main de l’homme, habitées, qui ont vu passer quelqu’un, etc. Alors revenons à notre dernière question : Que signifient ces “non-portraits” sur le piano ? Ils évoquent la présence, mais en négatif, ce sont des esquisses, des esquisses fictionnelles, donc des contre-portraits. On pourrait s’interroger encore un certain temps sur ces portraits sans visage, mais je frise la panne sèche, et ainsi j’arrête sur ce sujet.            

Remarque. Le (très) grand paradoxe de l’œuvre de Demand, c’est qu’elle pourrait courir le risque de l’évidence : nous voici en pleine mimésis, = régression ! Demand n’invente rien, ces images ne sont que des représentations du réel et de la réalité. Mais s’arrêter à ce seuil de la compréhension, c’est manquer quelque chose, voire plusieurs.

Reprise (de myself) : Quand on regarde la photographie d’un paysage, d’un vrai paysage réel, on n’a pas besoin de croire à l’image que l’on voit ; il s’agit là d’un “vrai”, du moins, d’une “vraie” représentation d’un paysage réel, le paysage m’est représenté, je synthétise l’espace en tant que paysage. Mais ce ne sont pas ces mêmes événements mentaux qui s’actualisent face à une photographie de Demand. Et c’est bien ici que se situe encore un décalage artefact/réalité, car il y a indéniablement, chez Demand, une volonté, une intentionnalité de “montrer” qu’il y a justement un problème dans la mimésis. Pour le dire ainsi : elle est fausse. Il le dit lui-même dans Apollo :

« Ce qui me plaît, c’est que les gens regardent l’œuvre et se rendent compte de ce qu’elle est […] Si vous accrochiez une photographie d’un objet réel à côté d’une photographie de mon objet du même type, vous verriez à quel point ma représentation de la réalité est maladroite. Je ne supprime pas les erreurs, je fais disparaître un certain nombre de détails : les traces d’utilisation, les écritures, d’autres détails — on a toujours l’impression que quelqu’un a laissé l’objet. Cela ressemble plus à une idée, à une composition utopique de la chose qu’à la chose réelle. C’est une proposition de chose plutôt que la chose réelle”.»

On se trouvera content de constater que Demand parle de « proposition ». Cependant, il sait certainement mieux que personne que ses images ont bien souvent l’effet d’un leurre ; nombreux sont ceux qui se laissent avoir, qui sont certains de voir une réalité retranscrite simplement par la photographie, et cela, nous l’avons constaté nous-même au Musée du Jeu de Paume, en examinant la réaction de quelques visiteurs, persuadés qu’ils étaient d’avoir vu une “vraie” chambre de centre de rétention, ou encore “une” vraie salle de bain… Ces visiteurs là étaient hors-doute, c’est-à-dire qu’ils ont consommé leur environnement visuel immédiat (Musée, art contemporain, images photographiques), comme ils consomment visuellement ce qui s’offre sur les étagères de supermarché — jamais ils ne peuvent se demander si cette tablette de chocolat est vraiment une “vraie” tablette de chocolat, pas plus qu’ils ne s’inquiètent de savoir si dans la bouteille d’eau minérale on ne trouverait pas autre chose que de l’eau… Certes, et de fait, pour commencer de douter, il faut effectuer des pauses, et regarder plus attentivement, et ce n’est qu’à partir de cette attention que l’on peut entamer le processus du doute. Mais franchement, Demand, là encore, sait très bien, comme des centaines d’artistes, que le public, pour sa plus grande part, ne voit rien, et qu’à partir de là, il est déjà drôle et ironique de le berner à son insu. S’il en sort (de l’exposition) en disant que les photos de Demand sont magnifiques tant elles montrent bien le monde réel, tant pis pour lui ! Et on aura, de toutes façons, bien en tête que ce “public”-là n’est pas celui qu’escompte Demand.

Une œuvre de Demand ne peut se dévoiler que durant le passage du temps, or, qu’est-ce, historiquement, une photographie, si ce n’est la trace, le témoin, de ce même passage ? Et là se trouve encore l’une des clés du travail de Demand, dont le message subliminal pourrait être : « Ce que vous voyez est une photographie, mais ce n’est pas réel ». Là encore, ce message ne pourra s’actualiser que chez celui qui aura pris le temps. Mais c’est à se demander si Demand sait vraiment ce qu’il fait avec son œuvre, car, par exemple, on trouve, dans la littérature, cette citation :

« les choses entrent dans la réalité par le biais des photographies.»

On lit aussi que Demand a étudié la philosophie, et qu’il fut très intéressé notamment par Nietzsche et Wittgenstein, autrement dit, des philosophies sceptiques face à la réalité. À ce titre et si, comme il le postule, every artwork is an idea, alors comment Demand peut-il dire qu’il photographie des « choses » ? Littéralement, il n’y a pas de choses dans les photographies demandiennes, mais que des matériaux transformés qui ne sont utilisables qu’en tant qu’“objets” artistiques ; il ne “servent”, littéralement, à rien d’autre. On ne peut pas monter dans l’avion du “Gangway” (2001), ni s’asseoir dans la “Kontrollraum” (2011), ni utiliser le téléphone dans “Gate” (2004), même si, rappelons-le, et ce n’est pas un détail, que les maquettes de Demand sont à l’échelle 1 !

Mais alors, Qu’est-ce qu’une chose ?, demandait Heidegger :

« Il est maintenant clair que nous comprenons le terme “chose” à la fois dans un sens étroit et dans un sens plus large. Le sens étroit ou limité de “chose” est ce qui peut être touché, atteint ou vu, c’est-à-dire ce que l’on peut atteindre ou voir, c’est-à-dire ce qui est présent, à portée de main (Zuhandenheit). Au sens large du terme, la “chose” est toute affaire ou transaction, quelque chose qui est dans tel ou tel état, les choses qui sont dans tel ou tel état, dans telle ou telle condition, les choses qui se produisent dans le monde, les occurrences, les événements. Enfin, il existe encore un autre usage de ce mot au sens le plus large possible ; cet usage a été introduit dans la philosophie du dix-huitième siècle et a été longuement préparé. À cet égard, Kant parle de la “chose en soi” (Ding an sich) pour la distinguer de la “chose pour nous” (Ding fur uns), c’est-à-dire du “phénomène”. Une chose en soi est ce qui n’est pas accessible à travers l’expérience comme le sont les roches, les plantes et les animaux.» 

À partir de cet intéressant rappel du philosophe (ici Heidegger écrit de la pure philosophie, ce n’est pas toujours le cas), où classer le terme de « chose » employé par Demand ? Si l’on dit que la chose demandienne est “à portée de main” (Zuhandenheit), que nous pouvons en faire l’expérience, alors nous sommes dans l’erreur : on ne peut pas faire l’expérience des objets fabriqués par Demand. Premièrement, seul Demand a touché à ces matériaux, et quand bien même ils seraient restés disponibles, et touchables pour le public, nous ne pourrions rien en faire, leur forme ne correspond pas à leur usage. On pourrait pointer qu’un verre d’eau peint par Chardin n’est pas non plus utilisable, mais cela, nous le remarquons immédiatement ; personne, face au tableau “Panier de prunes avec un verre d’eau” (1758) ne va tendre la main pour se désaltérer. En revanche, nous savons, car nous l’avons constaté, qu’un spectateur peu avisé, ou bien inattentif, “croit” aux scènes de Demand ; il croit qu’il s’agit là d’une vraie salle de contrôle, qu’il s’agit d’une vraie baignoire, d’un vrai nœud sur la grille. Il ne s’agit pas ici d’hyperréalisme, Demand ne cherche pas à imiter (mimer, mimésis) le réel, ou la réalité ; comme Chuck Close par le dessin imite la photographie. Demand re-fabrique du réel qui ne l’est pas, dans le sens de la “chose pour nous”, au sens kantien (Ding fur uns). Alors, si l’objet d’art demandien n’est pas une chose, qu’est-ce que c’est ? C’est, pour chaque item, une œuvre d’art. Dans son Art and its Objects, le philosophe Richard Wollheim (1968) pose la question de savoir ce qui distingue un « objet » d’un « objet d’art » ?, et j’invite le lecteur à lire cet article, afin de ne pas me répéter. Après ce rappel heideggerien, j’ai bien l’impression que

chacune des œuvres demandiennes est une “chose en soi” (Ding an sich), au sens kantien, car nous avons bien compris qu’une “chose en soi”, c’est ce dont nous ne pouvons faire l’expérience.

 

Refs / Wilfrid Sellars, “The Myth of the Given” (1956), repris dans SciencePerception and Reality, Ridgeview Publishing, Atascadero CA, [1963] 1991 /// Roxana Marcosi, “Paper Moon”, In Roxana Marcosi (Ed), Thomas Demand, MoMa, 2005 /// Kevin Greenberg, “A short interview with artist Thomas Demand”, Pin-Up (en ligne) /// Martin Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose ? , Gallimard, 1971 /// Joycelyn Benoist, “Critique du donné”, Archives de Philosophie, 2010, Tome 73 /// Richard Wollheim, Art and its Objects, 2nd Ed., 1980, Cambridge, UK

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, 

chercheur indépendant

critique d’art,

membre de l’AICA-France

 

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Sur une sculpture de Nedda Guidi

Je ne connais rien de Nedda Guidi, trouve peu d’œuvres d’icelle sur l’Oueb, mais m’arrête sur cette sculpture, qui donc m’intéresse. C’est une très belle pièce, que l’on penserait en pierre, mais qui est en terre cuite. On constate, assez vite, que cette pièce nous raconte quelque chose. Qu’est-ce donc ? En un mot, je dirais une histoire de rupture. Un parallélépipède qui, pour des raisons inexpliquées, s’est ouvert et fendu comme le bois sous un coup de hache, ou bien par fatigue du matériau. Question : Ce mouvement de fente va-t-il se poursuivre, ou bien a-t-il cessé ? Voyez comme la fente en parement descend très bas, proche, justement, de la rupture. (J’aimerais bien pouvoir faire le tour de cette “Scultura oggetto”, objet de sculpture, mais je n’ai trouvé que cette seule image.) Certes, l’attache du dessus en croisillon semble assez large, mais avec le jeu des forces, combien de temps cela va-t-il durer avant que la partie gauche ne s’emporte ? Mais même, ne tiendrait-elle pas encore debout ? Si, probablement. Ce n’est donc pas un drame, juste l’histoire d’une séparation en suspens.   

Nedda Guidi, “Scultura Oggetto n.2”, 1966, terracotta semirefrattaria a smalto mat granulato su smalto secco, 48 x 48 x 22 cm

 

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, 

chercheur indépendant

critique d’art,

membre de l’AICA-France

 

The strange and supernatural flowers by Kathrin Linkersdorff (Purdy Hicks Gallery, London)

The notice from the Purdy Hicks Gallery (London) tells us that Linkersdorff’s         

series, Fairies I-VI, represents the result of years of experimentation and testing: capturing fading moments of transience with the lightest possible touch. Research and the practice of biological methodology has turned her studio into a laboratory. Colours are extracted from the plants and, at the same time, she creates coloured liquids based on the concentrated, water-soluble plant pigments, anthocyanins. These extracted colours are carefully reintroduced to the faded plant tissues and given space to again unfurl. The interaction between colour and form becomes a poetic dance that also reveals the hidden alchemy present in all living matter.  

Truly, what we have here is a phenomenon that has something to do with vampirism, and at the same time a kind of work that is effectively alchemico-biological: rendering bloodless and re-instilling the lacework of survival. What could, literally, be described as a result, is an aesthetic that has become poisonous. You may look, but you can’t touch.      

Kathrin Linkersdorff, from the Series “Fairies, II/1”, 2020, archival pigment print, Edition of 3 + 2 APs, 150 x 150 cm / 59 x 59 in, Edition of 8 + 2 APs, 35 x 35 cm / 13.8 x 13.8 in, Courtesy Purdy Hicks Gallery, London

Linkersdorff’s images do not “give” what might come to mind: dried flowers or a collection of simples; it has to do with what I have call the “Shift of mimesis”, in other words, Linkersdorff’s offering of another way of looking at what we traditionally call “beauty” and its possible translation in the field of art. It is quite clear that the notion of  “beauty” in our contemporary world, and especially in art, is somewhat dodgy. There are, for example, those who find Othoniel’s glass installations beautiful, or Kieffer’s paintings beautiful, and so on. The notion is still very much alive, and we can only welcome it, because it is clear that we need beauty (which, as Dostoyevsky wrote, will save the world). In a way, the artist is showing us a true Nature that does not exist, or at least can only exist through her  interventions (hence the “shif”), since it is certainly impossible to come across such flowers in the natural world. There is magic in there. In other words, Linkersdorff knows very well (I suppose) that what she shows in this Series is supernatural (lat. supernaturalis). And yet, to use the names of Othoniel and Kieffer, there is nothing supernatural about their artwork, which is not the case with Linkersdorff’s. Why? Perhaps, and this is rather complex to explain, but let me try; because glass and paint are already unnatural, whereas flowers are not. Now, injecting the supernatural into something that isn’t in the first place is not an option, which tends to prove that the supernatural can only be initiated from the natural  — which, once again, is not represented by glass balls, painted pictures or classical sculpture, for instance — therefore Linkersdorff produces an unnatural shift in mimesis, which seems to me to be unprecedented (but I’m not omniscient), reminding that the “shift in mimesis” was a recommandation from Aristotle, who never strictly wrote that an artwork should be absolutely aesthetically faithful to the products of Nature.

Some artists, particularly in digital art, fill the screen with overflowing psychedelic colours, imagining that the excess of pop and saturated colours is necessarily a guarantee of beauty-effect. The opposite is true, not to mention the paradoxical dated nature of the process, which yet is supposed to be so up to date. But beauty is often the result of a skilful balance which, with Linkersdorff, borders on purity, and especially, in this case, the impurity of the pure.

What is quite extraordinary is that, from my point of view, the artist manages to make her flowers “speak” even more than the florist’s most beautiful flower; it’s as if each part had something to say, as here 

(or) there

Colour and folds say something. But what is it? It’s up to the viewer to make up his or her own mind. I wouldn’t want to encroach on such territory, which I run the risk of creasing.

Linkersdorff is painting not on but inside the flower, and this is also very curious, in the interesting sense of the word. It’s a question of inserting the colour, the anthocyanins, literally, the colours of the flowers, back into the frail and fragile body. It’s an extremely delicate operation, almost surgical.

As sometimes they seem to bleed 

Kathrin Linkersdorff, from the Series “Fairies IV/15, 2021, archival pigment print, Edition of 5 + 2 APs, 80 x 80 cm / 31.5 x 31.5 in, Edition of 8 + 2 APs, 35 x 35 cm / 13.8 x 13.8 in, Courtesy Purdy Hicks Gallery, London

Here the flowers tell a different story. Decidedly, I prefer them non-sinking, because it seems to me that this dramatic addition of splashing and dripping contradicts the purpose, which, I thought, was “silent”. But you can’t reproach an artist for experimenting, and choosing several paths, can you?

Our lay eyes see Nature as it is, artists as they envision it, imagine it, dream it, awake.

ψ

The ban of the mediaeval Church on magic had forced it into dark holes and corners, where the magician plied his abominated art in secrecy. Respectable people might sometimes employ him surreptitiously and he was much feared. But he was certainly not publicly admired as a religious philosopher. (Frances Yates, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, University of Chicago Press, 1964)

ξ

Supernatural (adj.) [Online Etymology Dictionary]

early 15c. “of or given by God, divine; heavenly”, from Medieval Latin supernaturalis, “above or beyond nature; divine”, from Latin super “above »+ natura « nature ». Originally of revelation, etc.; the notion is “being beyond or exceeding the powers or laws of nature.” The association with ghosts, etc., has predominated since 19c. The older sense is maintained in supernalThat is supernatural, whatever it be, that is either not in the chain of natural cause and effect, or which acts on the chain of cause and effect, in nature, from without the chain. [Horace Bushnell, “Nature and the Supernatural”, 1858]. The religious sense has been better preserved in supernal. That which is supernatural is above nature ; that which is preternatural or extra-natural is outside of nature ; that which is unnatural is contrary to nature, but not necessarily impossible. [Century Dictionary]

 

Léon Mychkine 

writer, Doctor of Philosophy,  independent researcher, art-critic, member of AICA-France

 

 

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Les étranges et sur-naturelles images de Kathrin Linkersdorff

La notice de la Purdy Hicks Gallery (Londres) nous dit que la

série, “Fairies I-VI”, représente le résultat d’années d’expérimentation et de tests : capturer des moments de fugacité avec la touche la plus légère possible. La recherche et la pratique de la méthodologie biologique ont transformé son atelier en laboratoire. Les couleurs sont extraites des plantes et, en même temps, elle crée des liquides colorés à base de pigments végétaux concentrés et solubles dans l’eau, les anthocyanes. Ces couleurs extraites sont soigneusement réintroduites dans les tissus végétaux décolorés et on leur donne de l’espace pour se déployer à nouveau. L’interaction entre la couleur et la forme devient une danse poétique qui révèle également l’alchimie cachée présente dans toute matière vivante.  

Nous avons là, véritablement, un phénomène qui tient au vampirisme en même temps qu’à une sorte de travail effectivement alchimique, mais biologique ; rendre exsangue, et réinsuffler une dentellerie de survie mais seulement en image. Le résultat tient alors de ce que l’on pourrait qualifier, littéralement, d’une esthétique devenue vénéneuse. On regarde, mais on ne touchera pas.  

Kathrin Linkersdorff, from the series “Fairies, II/1”, 2020, archival pigment print, Edition of 3 + 2 APs, 150 x 150 cm / Edition of 8 + 2 APs, 35 x 35 cm, Purdy Hicks Gallery, Londres

Les images de Linkersdorff ne “donnent” pas à voir avec ce à quoi nous pourrions penser, par exemple des fleurs séchées, un recueil de simples ; cela a à voir avec ce que j’ai appelé le décalage de la mimésis, soit ici, l’offert, par Linkersdorff, d’une autre manière de considérer ce que, dans la tradition, on appelle la beauté et sa possible reproduction dans le domaine artistique. Il est bien évident que la notion de « beauté », dans notre contemporanéité, et spécialement en art, est quelque peu “dodgy”, comme on dirait en anglais, c’est-à-dire « louche ». On trouve par exemple des thuriféraires qui trouvent belles les installations de verroterie d’Othoniel, ou bien beaux encore les tableaux de Kieffer, etc. La notion est encore bien vivace, et nous ne pouvons que nous en féliciter, car il est clair que nous avons besoin de beauté (qui, comme l’a écrit Dostoievski, sauvera le monde). Or c’est justement, entre autres, mais singulièrement, ce que nous offre le travail de Linkersdorff. D’un certain côte, l’artiste nous montre une nature vraie, mais qui n’existe pas, ou, à tout le moins, qui ne peut exister que depuis ses interventions. Il est certainement impossible de tomber, dans le monde naturel face à de telles fleurs. Bien sûr, Linkersdorff le sait, puisque tout cela est le résultat de manipulations très délicates dont l’ensemble est titré “Fairies”, c’est-à-dire « fées ». Autrement dit, Linkersdorff sait très bien (supposé-je) que ce qu’elle montre, dans cette série, est sur-naturel. Et voilà justement, et pour reprendre les noms d’Othoniel et Kieffer, on ne saurait rien trouver de surnaturel dans leurs œuvres, ce qui n’est pas le cas chez Linkersdorff. Pourquoi ? Peut-être, et c’est assez complexe à expliquer, et je parle pour moi, parce que le verre et la peinture ne sont déjà pas naturels, tandis que les fleurs, n’est-ce pas ? Or injecter du surnaturel dans ce qui ne l’est pas au départ, ce n’est pas jouable ; ce qui tend à prouver que le surnaturel ne peut s’amorcer que depuis le naturel (ce qu’encore une fois ne représentent ni boules de verre ni tableaux peints, ni sculpture classique); et donc, en quelque sorte, Linkersdorff produit un décalage in-naturel de la mimèsis, ce qui me semble inédit (sous réserves).

Certains artistes, notamment en art numérique, remplissent à l’envi l’écran de couleurs psychédéliques, devant s’imaginer que l’outrance de couleurs Pop et saturées est forcément gage de beauté. C’est le contraire, sans compter l’aspect daté, paradoxalement, du procédé supposé absolument dans l’air du temps. La beauté est souvent le fruit d’un savant équilibre qui, chez Linkersdorff, confine à l’épure. Ce qui est assez extraordinaire, c’est que l’artiste, de mon point de vue, parvient à faire encore plus “parler” ses fleurs que la plus bellement quelconque chez le fleuriste ; c’est comme si chaque partie avait quelque chose à dire, comme ici 

ou là

La couleur, les plis, disent quelque chose. Mais quoi ? Au regardeur de se faire son idée, je ne saurais empiéter sur un tel territoire, que je risque de froisser.

À sa manière, Linkersdorff peint non pas sur mais dans la fleur, et cela est aussi très curieux, dans le sens intéressant du terme. Il s’agit de faire entrer la couleur, les anthocyanes, littéralement, ou presque, couleurs des fleurs, dans le corps si frêle et fragile de la fleur. C’est une opération qui doit demander une extrême délicatesse.

Parfois, elles semblent saigner 

Kathrin Linkersdorff,  from the “Series Fairies, IV/15, 2021, argchival pigment print, Edition of 5 + 2 APs, 80 x 80 cm / 31.5 x 31.5 in, Edition of 8 + 2 APs, 35 x 35 cm / 13.8 x 13.8 in, Purdy Hicks Gallery, Londres

Ici les fleurs racontent autre chose. Décidément, je les préfère non-saignantes, car il me semble que cet ajout dramatique d’éclaboussure et de coulure contredit le propos, que je pensais silencieux. Mais on ne saurait reprocher à une artiste d’expérimenter, et choisir plusieurs pistes.

Nos yeux profanes voient la Nature telle qu’elle est, les artistes telle qu’elles et qu’ils l’envisionnent, l’imaginent, la rêvent, éveillés.  

ψ

The ban of the mediaeval Church on magic had forced it into dark holes and corners, where the magician plied his abominated art in secrecy. Respectable people might sometimes employ him surreptitiously and he was much feared. But he was certainly not publicly admired as a religious philosopher. (Frances Yates, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, University of Chicago Press, 1964)

L’interdiction de la magie par l’Église médiévale l’avait repoussée dans les coins et les recoins sombres, où le magicien exerçait son art abominable dans le secret. Les gens respectables pouvaient parfois l’employer subrepticement et il était très craint. Mais il n’était certainement pas admiré publiquement en tant que philosophe religieux.

ξ

Étymol. et Hist. 1. 1552 adj. (Pontus de TyardSolitaire premier, Discours philos., 29a, éd. 1587 ds Rom. Forsch. t. 32, p. 169: science universelle des choses naturelles, surnaturelles et divines); 2. 1727 subst. (RamsayVoyages de Cyrus, p. 344). De naturel*; préf. sur-*. Cf. antérieurement supernaturel (1464, Pierre MichaultDance aux aveugles, p. 2 − 1660, Oudin, att. sporadiquement aux xixexxes., empr. au lat. chrét. supernaturalisvies. ds Blaise Lat. chrét.).

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

 

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Quelques œuvres de Władyslaw Strzemiński + Déclarations (1932-33) + Y.A Bois

Je le dis, je suis impressionné par Władyslaw Strzemiński (prononcez, à peu près, “Ouadislafs Schteminksi”). Ce fut un peintre assez extraordinaire. Je regarde plus attentivement sa production, et je suis stupéfait par la  polymorphie de son art. Je ne le connais pas plus que cela, mais je me sens proche de ce peintre, qui mourut trop tôt (59 ans), et qui eut une vie bien remplie, dévouée à l’art et à la connaissance tant de la pratique que des œuvres de ses confrères de par le monde. En 1930, Strzemiński, avec quelques amis artistes et poètes, sont parvenus à réunir la deuxième collection d’art moderne en Europe, qui est exposée dans le nouveau musée Sztuki (prononcez “Chtouki”) à Lodz. Il est étonnant, enfin, pour ceux, comme moi, qui ne l’avaient jamais su, qu’en 1931 s’était créé le groupe Abstraction-Création, fondé au départ par Augustin Herbin, Jean Hélion et Georges Vantongerloo, groupe dont la raison d’exister fut la résistance au mouvement Surréaliste. Ainsi, ce groupe prônait l’abstraction contre la figuration, et de très nombreux artistes s’y agrégèrent, tels que Jean Arp, Naum Gabo, Barbara Hepworth, Wassily Kandinsky, Piet Mondrian, Kurt Schwitters, Sophie Taueber-Arp, Taro Okamoto, parmi d’autres. On est donc tout à fait surpris d’apprendre que, pendant la Révolution Surréaliste, s’était constitué un mouvement d’une telle ampleur, avec autant d’excellents artistes. Ajoutons que, plus tard, d’autres artistes les rejoignirent, tels que Katherine Dreier, Jenny-Laure Garcin, et Frantisek Kupka, entre autres. La vie de Strzemiński est très riche, et je renvoie à “sa” page Wikipédia, qui me semble assez complète.              

Władyslaw Strzemiński, “Kompozycja postsuprematyczna 2”, 1923, peinture à l’huile, toile, peinture à l’huile, 66 x cm 65 cm, Musée Sztuki, Lodz  

Si je comprends bien le polonais (je plaisante), il s’agit ici d’une “composition postsuprématiste”. On se souvient que le Suprématisme est une manière de peindre, fondée sur une philosophie assez mystique, promue par Kasimir Malévitch ; et que son “Carré noir sur fond blanc” date de 1915. Ce «“post” doit donc signifier non pas d’après Malévitch, mais après Malévitch. On supposera une certaine ironie dans le titre, puisqu’il est fort probable que le geste, ici, n’a rien à voir avec celui de Malévitch ; et entendez par geste la manière de peindre et l’intentionnalité qui la dirige (rappelons que l’intentionnalité, classiquement, désigne un acte de conscience dirigé vers). Ainsi donc, Strzemiński, en peignant ce tableau, n’a sûrement pas tellement en tête une quelconque filiation. On peut même détecter un brin d’humour dans cette kompozycja. Sous quelle forme ? Le Suprématisme, ce sont, principalement, des angles, des rectangles, des carrés, et ce ne sont surtout pas des formes molles ; ça ne plaisante pas. Avec “Kompozycja postsuprematyczna 2, nous avons un amollissement géométrique. Voyez cette forme orange citrouille. Est-elle en train de s’affaisser en haut à gauche et de s’inverser en bas à droite ? Va-t-elle devenir une forme plus allongée ? Et on pourrait en dire autant de la forme gris céladon au dessus. Ou bien va-t-elle rentrer dans la forme en dessous ? Et là-bas, à gauche, ce petit point vert de cobalt en glacis. Indépendant ? Immobile ? En train de se promener ? Mais, on a beau sembler s’amuser depuis Malévitch, on n’en est pas moins tenté par la théorie, et c’est donc avec Strzemiński que nous allons découvrir la théorie Uniste. La peinture uniste, ça ressemble à ça : 

Władyslaw Strzemiński, ‘Kompozycja unistyczna 4’, malarstwo olejne, płótno, farby olejne, szerokość, 64 x 64 cm, 1925, Musée Sztuki, Lodz

et à cela

Władyslaw Strzemiński, ‘Kompozycja unistyczna 7’, 63 x 77 cm, 1929, Musée Sztuki, Lodz

Tandis que le Suprématisme avait des antécédents théoriques chez Cézanne, d’après ce que l’on peut lire dans la littérature, d’après Leszek Brogowski (1997), enseignant-chercheur en philosophie de l’artStrzemiński fait remonter l’unisme à la période baroque :

[d]epuis le XVIIe siècle, toute la peinture évoluait, selon lui, [i.e., Strzemiński] dans l’ombre du baroque : Cézanne, les cubistes, et même Malevitch ou Mondrian étaient encore des peintres baroques. […] C’est exactement ce qu’observe aussi Wölfflin chez les classiques, et dont il note l’effacement dans la peinture baroque: « Au XVIIe siècle, le contenu s’est dégagé de la servitude du cadre. Rien ne doit laisser supposer que la composition a été conçue précisément pour entrer dans le cadre du tableau […] le parallélisme des colonnes ne doit pas se rapporter aux lignes parallèles du cadre ». À cette vision dualiste de la peinture baroque, à ses conflits et ses antagonismes, à ses contrastes et ses tensions, Strzemiński oppose une conception uniste du tableau,

« conception du tableau comme chose homogène [‘jednozgodna’] et organique. La conception dualiste doit être remplacée par la conception uniste. Non au pathos d’éruptions dramatiques, non à l’ampleur des forces, mais le tableau aussi organique que l’est la nature ». 

Si l’unisme se définit comme un anti-baroque, il doit alors, dans le modèle binaire de Wölfflin, tomber sous la catégorie du « classique ». Ce qui est bien le cas, et les descriptions de Wölfflin adhèrent aux postulats de Strzemiński (ou inversement), jusque dans ce que ce dernier désigne comme « données originelles » du tableau : « On admet à l’époque classique, lit-on dans les Concepts fondamentaux [i.e., Wölfflin], que les conditions matérielles données doivent être acceptées comme une règle que l’on aurait volontairement établie ; l’ensemble apparaîtra donc comme si le contenu du tableau avait été choisi tout exprès pour être enfermé dans le cadre, et celui-ci, réciproquement, pour le tableau ». L’analogie entre Wölfflin et Strzemiński est frappante, aussi bien quant aux principes que dans les détails ; lorsque le premier décrit « les vastes étendues d’un Patinir où verticales et horizontales s’apparentent à la tectonique même du cadre » — ce même Patinir étant « un magnifique exemple de style en surface ».

[…]

Strzemiński, lui, repère les principaux conflits picturaux du baroque à tous les niveaux : dans l’indépendance réciproque de la couleur et de la ligne, dans le choc d’une ligne contre une autre, dans les contrastes des formes et des couleurs. Mais le conflit fondamental de cette peinture se situe dans l’antagonisme entre les formes de la composition et le cadre du tableau, ainsi que dans l’opposition entre la surface plane de la toile et la profondeur représentée. Ces « données originelles (limites quadrilatérales et planéité de la surface) — écrit Strzemiński — constituent les éléments de la construction du tableau, éléments peut-être les plus importants dans la mesure où c’est uniquement à partir d’eux que peuvent être créées d’autres formes du tableau » (W. Strzemiński, “Dualizm i unizm”).

Ce qui est intéressant avec les théories artistiques, c’est que la plupart des gens ne les connaissent pas, non seulement du vivant de leurs auteurs, mais encore moins (si l’on peut dire) après leur décès. Mais — si l’on suit bien —, la théorie uniste a pour but d’annuler le cadre, ou, plutôt, de le faire oublier. On a envie de dire : Bon courage ! Mais c’est une théorie. Or en art, il n’existe pas de théorie vraie pour l’éternité (tandis que la Théorie de la Chute des Corps, la Chute des Gravesde Galilée, est vraie pour l’éternité). Ce qui veut dire que la théorie de Strzemiński est vraie aussi longtemps qu’il y croit. De la même manière, les disciples de Strzemiński, s’ils existent, considèrent comme vraie sa théorie ; tandis qu’après la mort de Galilée, sa théorie était toujours aussi vraie, que l’on y crût, ou pas, qu’on la connût ou non. Ainsi, d’un certain point de vue, on peut se demander s’il est nécessaire de s’intéresser de (trop ?) près aux théories des artistes, dans la mesure où l’on peut bien souvent être confrontés à leurs œuvres sans être d’aucune manière au fait des présupposés conceptuels… Je ne suis pas en train de dévaloriser les théories artistiques, bien entendu, je pose simplement la question de leur pertinence, du point de vue de la réception esthétique, et par exemple 95 ans plus tard la formulation de la théorie uniste par Strzemiński…  Revenons sur “Kompozycja unistyczna 4”, “Composition uniste 4”. À première vue, les mêmes genres de motifs, ou figures, que nous voyons en 1923 (1ère illustration en début d’article), sauf qu’en 1925, le geste du peintre semble plus doux, moins appuyé. Même si on voit bien trois motifs distincts, il semble qu’ils soient réunis par un effet de voile qui, du coup, en homogénéise la douceur. Passons à “Kompozycja unistyczna 7”. La dispersion de la “Composition 4” est annulée ici, les motifs, curieusement, reproduisent d’une certaine manière, sur les bords, ceux d’un cadre. Ensuite, les motifs présentent deux aspects opposés : à l’extérieur, comme déjà dit, nous avons des lignes. À l’intérieur de ces motifs-formes, nous sommes dans l’imbrication. Donc nous avons deux rythmes pour chaque forme. 

ψ

Mais qu’avait à nous dire Strzemiński en 1932 et 1933 ?

Wladyslaw Strzemiński

Déclarations

1

Là où il y a une division, et le tableau découpé en parties, quelle doit être leur relation ?S’il n’y en a qu’une, on voit alors sa relation avec le bord du tableau, S’il y en a plusieurs, on voit les relations entre les lignes et entre chaque ligne et le bord du tableau.

La ligne a toujours créé des divisions dans le tableau, là où nous avons des divisions, quelle devrait être leur relation réciproque ? Nous relions les parties divisées dans un rythme de connexions mutuelles, une dimension avec une autre, il existe alors un rythme comme les émotions esthétiques essentielles du tableau. Ce rythme est formé de l’opposition des directions et des dimensions.

Quelle est la loi de l’unité du rythme ? L’unité du rythme est obtenue en subordonnant les relations dimensionnelles à la même formule mathématique. Cette formule mathématique détermine la relation entre la hauteur et la largeur du tableau. Toutes les fractions et formes sont maintenues dans cette relation mathématique. De cette façon, nous obtenons une unité rythmique absolue de toutes les formes, dont la plus grande est le tableau lui-même.             

Cependant, là où nous avons une ligne, nous aurons une division et au lieu d’un tableau unique, nous aurons des parties séparées. La ligne divise — le but ne doit pas être la division du tableau, mais son unité, présentée d’une manière directe : optiquement.

Il faut donc renoncer à la ligne. Il faut renoncer au rythme, car il n’existe que dans les relations entre parties indépendantes. Il faut renoncer aux oppositions et aux contrastes, car seules des formes séparées peuvent créer des oppositions et des contrastes. Il faut renoncer à la division, car elle donne la concentration et la plus grande intensité aux formes proches des contours  et découper le tableau en sections, contenant des formes concentrées et des formes faibles. 

Après avoir étudié dans mes tableaux le problème du rythme structurel, je m’interroge maintenant sur l’unité d’un tableau — ces tableaux n’étant pas reproductibles photographiquement, je présente des reproductions de tableaux plus anciens.

2  

1  Lorsque l’on peint un nu, on est également obligé de peindre l’arrière-plan. En tout cas, quand nous peignons un objet, nous trouvons dans le tableau l’objet et l’arrière-plan, donc deux choses dans un même tableau.Parfois même plusieursobjets et le fond, donc plusieurs expériences visuelles dans un seul tableau.

2  Les arbres m’ont démontré ce que n’est pas une œuvre d’art. La forme d’un arbre résulte depuis : a) la symétrie (dans la forme et la distribution des feuilles). Cette symétrie est le résultat de la division des cellules d’une plante. Le tableau ne grandit pas, ses cellules ne sont pas sujettes à la division et c’est pourquoi la symétrie n’y a pas sa place, b) une courbe fluide des branches et du tronc, résultant de la pression du vent, de la direction du soleil (de la lumière), de la vaporisation de la sève dans une plante.Nous trouvons pas ces forces dans une peinture, sa forme est donc différente. 

3 Le but d’une locomotive est de produire de l’énergie, nécessaire à la mise en mouvement du train. Lorsque nous projetons sa forme, nous tenons compte de ce but, c’est-à-dire le meilleur moyen de produire de l’énergie. Indépendamment de cela, il se peut que la locomotive, dans son ensemble ou en partie (par hasard), soit belle. 

Le but d’une œuvre d’art est l’unité de composition. Plus cette unité est grande, plus nous nous approchons du but. Indépendamment de cela, une œuvre d’art et ses fragments peuvent être beaux. Mais ce n’est qu’une question de hasard, ce n’est pas le but de l’art.

La beauté accidentelle d’une locomotive, d’un animal ou d’un tableau ne détermine pas la réalisation des objectifs artistiques, puisque le seul critère admissible est la mesure dans laquelle le but de faire quelque chose a été atteint.

Une machine n’existe que pour produire certains objets ou l’énergie nécessaire à leur construction.

Le monde animal n’existe que pour manger, vivre dans un monde de sensations et être mangé par l’homme. 

Une œuvre d’art vise un degré plus élevé d’unité de composition. Plus son homogénéité est ciblée, plus on se rapproche du but.

Ces deux déclarations ont été publiées dans les annuaires “Abstraction-Création”, n° 1 et 2, Paris, 1932 et 1933, dont sont extraites les présentes traductions. (La seconde prend la forme d’une réponse à un questionnaire diffusé par les éditeurs d’Abstraction-Création). [Traduction de l’anglais par votre serviteur, depuis l’ouvrage de Charles Harrison & Paul Wood [Eds],  Art in Theory. An Anthology of Changing Ideas, Blackwell, 1992]

Władyslaw Strzemiński, “Composition Uniste”, 1932, humille sur gypse, 40.6 x 30.4 cm, The Museum of Modern Art, New York. The Riklis Collection of McCrory Corporation

Il est bien évident que toute théorie instaure, et ce n’est pas ironique, un cadre, et que, bien entendu, à partir de là, des limites sont posées, inconsciemment ou non, par ailleurs. À ce sujet, Yve-Alain Bois écrit :

Strzemiński fut contraint d’abandonner l’unisme une fois qu’il eut atteint le point où ce système ne lui laissait plus rien à dire (et l’on devrait probablement expliquer de la même manière – et non par les circonstances, du moins les seules circonstances — le brusque arrêt de la carrière de Kobro [Katarzyna Kobro, artiste et épouse de Strzemiński]. Le sentiment d’être pris dans une impasse est, selon moi, la conséquence obligée de la théorie uniste – à dire vrai, de toute théorie moderniste, entravée qu’elle est par le désir d’éliminer tout arbitraire. Le même sentiment tragique reparaît à plusieurs reprises dans l’histoire du modernisme, au point qu’on pourrait y voir une des conditions de possibilité de ce courant. Mais l’impasse est plus que formelle. Elle est aussi politique, au sens le plus large du terme, et concerne la rêverie utopique qui fut l’un des ressorts de l’unisme comme de tous les mouvements du « premier moment » moderniste. Un an après avoir écrit ces lignes, Strzemiński réitère cette manière de disculpation dans ce qui sera l’ultime apologie de l’unisme (il s’agit, et ce n’est pas indifférent, d’un texte polémique) :

[…] ces paysages marins que j’ai exposés à Lwów [ci-dessous] ne témoignent pas de mon abandon de l’abstraction ni de mon rapprochement de la « réalité ». Je les ai peints à titre de loisir, car ils exigent un effort moindre. Je ne pense pas que la reproduction de la réalité soit plus proche de la vie que la transformation de cette réalité, que son organisation. Qu’est-ce qui est le plus proche de la vie : relater ses événements ou rechercher les lois et principes qui les régissent ? Aujourd’hui, ce ne sont pas la soumission à la réalité et sa reproduction qui sont nécessaires, c’est sa transformation. Je considère donc l’anti-unisme comme un abandon du cours fondamental des aspirations de notre temps.

Władysław Strzemiński, “Seascape”, 1933, cardboard, tempera, 27,5 x 21 cm, Muzeum Sztuki, Łódź [Illustration présente dans le livre de Bois]

Or l’œuvre de Strzemiński, au moment où il écrit ces lignes et jusqu’à sa mort, est précisément anti-uniste. Toutes les caractéristiques de son œuvre d’alors — composition centrée, opposition figure/fond, dynamisme, illusion de profondeur, structure non-déductive, etc. – contredisent aux principes de l’unisme. Qu’est-ce à dire ? Qu’à l’heure où il rédige, Strzemiński ne croit plus à la valeur modélisante de l’art, à son rôle comme héraut d’une nouvelle réalité sociale parce qu’il ne croit plus à la possibilité d’un futur âge d’or. (p.255)

[…]

Malgré la radicalité de leurs œuvres, malgré l’intelligence sans précédent de leurs théories, Strzemiński et Kobro ne se départiront jamais d’un principe qui renvoie leur entreprise dans l’orbe de la métaphysique au moment même où ils s’en croyaient libérés. Ce principe, qui sous-tend leur « loi de l’organicité » et l’essentialisme du modernisme en général, est le principe d’unité. Strzemiński et Kobro étaient pleinement conscients de la difficulté qu’il y a à rompre avec une tradition séculaire (« nous pensons inconsciemment encore baroque », disaient-ils). Ils pensaient y parvenir en déconstruisant l’arbitraire compositionnel grâce à leur stratégie si complexe. Pourtant, faute d’avoir abandonné le vieux concept d’unité de l’œuvre d’art (qui remonte au moins à Vitruve) et bien qu’ils ne s’y soient jamais conformés de manière traditionnelle, leur œuvre accomplit l’une des plus subtiles consolidations de cette tradition (comme le feront, dans les années 1960, les œuvres des artistes américains travaillant sur les mêmes prémisses, utopie en moins). …

____

Bois nous éclaire sur ce fait précis, qui devient général : toute théorie moderniste est entravée qu’elle est par le désir d’éliminer tout arbitraire. Mais n’est-ce pas le cas de toute théorie ? Comme l’écrivait A.N. Whitehead, une théorie n’est vraie que dans le cadre de son propre système. Il est bien vrai qu’à lire ces lignes de Strzemiński on voit bien la difficulté à se sortir d’un système dans lequel on est soi-même enfermé ; d’où cette grandiloquence de l’abandon du cours fondamental des aspirations de notre temps. Mais n’était-ce pas typique de l’époque, propre à tant de ces mouvements qui s’étaient jurés de changer la vie, changer le monde, de tout révolutionner ? Et peut-être que Strzemiński se contredit, si au moment de ces lignes (1934) comme l’écrit Bois, son œuvre n’est plus uniste. Mais un artiste est-il un chef de parti ? Peut-il dire tantôt blanc et tantôt vert ? N’a-t-il de comptes à rendre — si jamais — qu’à lui-même ? Nietzsche l’a bien pointé : l’homme est un fleuve de contradictions. Strzemiński, c’est un explorateur, il y a ce qu’il dit, ce qu’il écrit, et ce qu’il fait, et cela ne produit probablement pas un système trinitaire. Par exemple, en 1934 :

Strzemiński, Władysław, “Kompozycja abstrakcyjna”, 1933, papier, tempera, 25 x 19 cm, © Ewa Sapka-Pawliczak & Muzeum Sztuki w Łodzi

“Kompozycja abstrakcyjna” 1933 est-elle est uniste ? Je n’en ai pas l’impression. Et puis, après tout, quel sens cela a-t-il, ou pas, de le dire ? Remontez à “Composition uniste” 1932, et s’il s’agissait d’ignorer le cadre, c’est vraiment tout le contraire ! Plus je regarde et compare et plus je me dis que l’artiste était doté de ce que j’appellerais un agir polysémique, pour ainsi dire ; au moment de créer, il n’y a plus de théorie qui tienne, l’important, c’est la création et, surtout, la liberté. Ensuite, pour revenir à l’extrait d’Y.A. Bois, j’émettrai des réserves sur l’usage du mot métaphysique. Je redonne : 

Malgré la radicalité de leurs œuvres, malgré l’intelligence sans précédent de leurs théories, Strzemiński et Kobro ne se départiront jamais d’un principe qui renvoie leur entreprise dans l’orbe de la métaphysique au moment même où ils s’en croyaient libérés.

Du pur point de vue de la théorie, ou des théories, il me semble que la métaphysique n’a rien à faire en art, quand bien même tel ou tel artiste s’en revendiquerait. J’écoutais il y a peu une émission de radio, qui prône la Culture, où un éminent spécialiste de Kandinsky déclarait que ce dernier avait repris en charge la métaphysique occidentale, ayant abandonné qu’elle avait la question de l’“Être”, tel que Heidegger l’avait “découvert”, précisait le spécialiste. Et son interlocuteur d’opiner : Oui-da. Mais si l’on peut certainement s’incliner face au savoir kandinskyen, l’éminent spécialiste se fourvoie grandement en embrayant sur Heidegger, qui s’était fait à cette idée saugrenue que l’Occident avait oublié l’“Être”, et qu’il fallait donc tout reconstruire (il parle d’abord de “Destruktion de la métaphysique” en 1922, dans ses Interprétations Phénoménologiques d’Aristote, d’où, plus tard, quelqu’un sortira du chapeau souabe le terme de déconstruction). Heidegger était un philosophe substantialiste, ce qui attestait  tout de même d’un certain retard épistémologique, là où justement, la métaphysique commençait de se passer très bien de la notion d’“Être”. Pour preuve, en 1929, A.N. Whitehead fait paraître Process and RealityAn Essay in Cosmology, ouvrage qui, tel que l’écrit Dominique Janicaud, par ailleurs grand spécialiste de la phénoménologie, préfacier de la traduction française de l’ouvrage de Whitehead (en 1995 !), « est le plus grand système métaphysique du XXe siècle.» Tout cela pour dire que, décidément, la métaphysique devrait rester dans l’atelier des philosophes. Mais cela ne veut pas dire que les artistes ne doivent pas lire de la philosophie, bien au contraire ! Et puis, il faut bien avoir à l’esprit qu’il y a deux usages de la métaphysique, la science métaphysique, à savoir la Philosophie, et l’usage pragmatique de la métaphysique, tel que nous le rappelle justement Whitehead, via son humour tout britannique :

One practical aim of metaphysics is the accurate analysis of propositions; not merely of metaphysical propositions, but quite of ordinary proportions such as “There is beef for dinner today”, and Socrates is mortal”

L’un des objectifs pratiques de la métaphysique est l’analyse précise des propositions, non seulement des propositions métaphysiques, mais aussi des proportions ordinaires telles que « Il y a du bœuf pour le dîner aujourd’hui» , et « Socrate est mortel ».

Mais s’il est un trait d’humour d’unir à la suite le bœuf a dîner et la condition mortelle de Socrate, c’est bien la condition métaphysique du symbolisme (le langage) que pointe ici, et avec raison, Whitehead. Le langage, l’usage du symbole, est fondamentalement métaphysique. Cela ne veut pas dire que tout le monde est philosophe, cela veut dire que chacun, dès qu’il symbolise, interprète le monde. Or, interpréter le monde, c’est métaphysique. Du moins, c’est que ça commence, et après, bien entendu, on peut monter en  gammes. Et Wittgenstein lui-même, fort prudent quant à l’usage du terme, ne dit pas autre chose, en 1958 :

116. Lorsque les philosophes utilisent un mot — “connaissance”, “être”, “objet”, “je”, “proposition”, “nom” — et tentent de saisir l’essence de la chose, il faut toujours se demander si le mot a déjà été utilisé de cette manière dans le jeu de langage qui est son foyer d’origine. Ce que nous faisons, c’est ramener les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien.

Wittgenstein n’est pas un métaphysicien (surtout pas), il entend clarifier, au sens littéral, l’usage du moindre mot susceptible d’être “embarqué” par la métaphysique, mais, en pointant cette résolution, il a l’honnêteté de ne pas cacher la nature (aussi) métaphysique du langage, et dont il est, quoiqu’il en ait, impossible de clarifier la double nature (pragmatique/spéculative), et d’ailleurs heureusement, car sinon nous serions tous des machines de Turing.  

Refs/ Leszek Brogowski, “L’Unisme et la Théorie du voir de Władyslaw Strzemiński”, Cahiers du Musée National d’Art Moderne, 1997 (trouvable sur le Net) /// Yve-Alain Bois, La Peinture comme Modèle, Presses du Réel/Mamco (Genève), 2017 [Painting as Model, MIT Press, 1990] /// Alfred North Whitehead, Process and Reality. An Essay in Cosmology, Macmillan, 1929 [The Free Press, 1978] /// Ludwig Wittgenstein, Philosophical Investigations, trans. G.E.M. Anscombe, Basil Blackwell, 1958 [1986]

En Une : Władyslaw Strzemiński, “Unistic Composition 14” [Détail], 1934, oil on canvas, Muzeum Sztuki, Łódź

PS. Je remercie Yve-Alain Bois. 

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

 

Retour sur David Salle, via Peter Schjeldahl. La peinture postmoderne est-elle vide de sens ?

Je sélectionne ici des phrases écrites par Peter Schjeldahl, dans son article que j’avais intégralement traduit ici, portant sur l’art de David Salle, article foisonnant et littéraire, très riche, peut-être trop, par ailleurs. D’où l’intérêt de tenter d’exerguer quelques sentences schjeldahliennes, ajoutées de quelques remarques (en couleur) :           

On peut conclure, comme je le fais, que dans ses meilleurs travaux, Salle atteint une sorte de résolution esthétique et poétique, mais cette résolution est importante précisément parce que ses matériaux sont récalcitrants et bouleversants.  ← L’emphase littéraire ne peut se substituer à la nécessité de la preuve. Pourquoi est-ce “poétique” et “bouleversant”? Schjeldahl ne le dira pas.

Presque toujours, le sens d’un contexte original est si obscur, trivial ou épuisé qu’il est littéralement  inconsidéré. Connaître les sources des images de Salle, que ce soit dans les vieux maîtres ou dans les vieux magazines, c’est ne rien savoir d’utile. Comme tout le monde peut le confirmer pour qui l’a tenté, saisir une signification spécifique dans les images de Salle est aussi frustrant que d’essayer de ramasser un plomb en portant des gants. ← Schjeldahl semble ravi que l’on puisse ne rien saisir dans un tableau de Salle, et c’est tout de même ennuyeux. Quel est l’intérêt d’être incapable de saisir la moindre signification dans un tableau, et, qui pis est, de nous prévenir que c’est une tâche impossible, ce qui est un viatique décourageant ?  

La lecture de ses tableaux doit — et c’est libérateur, je crois —, être personnelle à chaque spectateur, et personnelle dans un sens exceptionnellement plein, intense et illimité. ← Certes, mais d’après le viatique donné par Schjeldahl, on se demande comment le spectateur va être capable de saisir quelque “lecture” que ce soit…

… son ambition d’artiste n’est pas fondée sur des valeurs transcendantes. ← Là se trouve peut-être le nœud, et je vais y revenir, de toute cette prophylaxie anti-heuristique prônée par Schjeldahl.

La “technique” fait partie du sujet de Salle, dans un sens plus radical, plus capacitif et profondément ironique que la sérigraphie de Warhol, le coup de pinceau “sincère” de Johns, ou l’ingénierie formaliste de Frank Stella. Salle manie la peinture à merveille, par exemple sans qu’il n’y ait de manière “salléenne” de la manier. Il en va de même pour son dessin de plus en plus virtuose et sa couleur atroce. ← Nous sommes bien d’accord pour dire que Salle peint “bien”, mais est-ce suffisant pour dire quelque chose ? Nous avons compris que Salle ne veut surtout pas laisser la moindre emprise à l’ekphrasis, mais pourquoi peindre aussi explicitement si c’est pour contrecarrer cette louable intention chez le spectateur, qui est de chercher du sens ? 

Il n’y a presque rien de tel que David Salle l’artiste — ce qui a conduit tous les aspirants imitateurs à un échec cuisant. Il n’y a qu’un seul domaine dans lequel Salle semble directement expressif et doté de quelque chose de génial : la composition. ← Là encore, il y a là quelque chose de contradictoire à déclarer un peintre comme le meilleur, génial dans la composition, et en même temps de bien rappeler qu’il n’a rien à dire. C’est un oxymore parfait. 

Ce qui est troublant, à lire Schjeldahl, c’est que nous avons le message que Salle est un très grand peintre, apparemment même, le plus grand, mais sans que l’on comprenne ni pourquoi ni en quoi. C’est tout de même embarrassant. Si Salle est un grand peintre, quels concepts permet-il de faire jaillir ? On ne sait. En quelque sorte, Salle ne donne qu’à voir, et rien à penser, c’est l’anti-cosa mentale. Mais Schjeldahl nous en a informés :

son ambition d’artiste n’est pas fondée sur des valeurs transcendantes.

Il est grand temps de prendre un exemple d’illustration sallien, avec “Brother Animal”:

David Salle, “Brother Animal”, 1983, oil and acrylic on canvas with wood chairs, 240.03 x 427.99 cm, The Museum of Contemporary Art, Los Angeles

Il est un fait qu’après avoir considéré cette image, on n’y comprend goutte. Mais voyez comme c’est grand, + de 2 mètres et + de 4 mètres. Pas étonnant que Schjeldahl évoque un Anselm Kiefer, quand dans son article il écrit :

Son exploit — semblable en cela à celui d’Anselm Kiefer, par ailleurs très différent —, a été de réinventer la peinture […] 

L’enthousiasme débordant de Schjeldahl peut-il être soutenu, défendu, moqué ? La comparaison avec Kiefer, ceci dit, peut-être pertinente si l’on pense en terme de tailles, chez l’un comme l’autre, plus c’est grand mieux c’est. “Brother Animal” mesure ce que l’on vient de lire plus haut, et ce doit être impressionnant, certes, mais est-ce une histoire de dimensions ? Cela me semble un argument totalitaire. Dans ce sens, il est bien clair que Kiefer bat tous les records, avec, pour le coup, non pas de grands mais de gigantesques tableaux, qui sont comme autant d’énormes bouchées de forêt noire englouties en même temps par des mâchoires de grand saurien. N’ayant pour ma part rien à détecter dans “Brother Animal”, qu’en dit par exemple Schwartz (1984), cité par Schjeldahl ? 

Pourtant, « Brother Animal » nous retient plus longtemps [que B.A.M.F.V], non seulement parce qu’un regard plus long est nécessaire pour rendre les parties cohérentes, mais aussi parce que l’image des personnes qui sont clairement liées — mais qui sont placées avec un fossé entre elles —, dramatise le sentiment de dépendance et d’absence de liens qui imprègne l’art de Salle. Dans son œuvre, les images prennent vie parce qu’elles sont vues en relation avec d’autres images. 

On remarquera l’esprit quasi mentaliste de Schwartz, capable de deviner qu’il s’agit là d’un couple en plein incommunicado, voyant clairement un fossé entre les deux personnages. C’est assez extraordinaire. Le plus curieux étant que, s’il pointe que les “images” (une occurrence retenue plus tard par Crimp comme nous le verrons plus bas ?) ne prennent vie qu’à partir du lien entre elles, il ne nous dit rien au sujet des morceaux de viande (des reins, rognons ?), des deux chaises, et des griffonnages. On peut donc bien se demander à quoi servent ces paraphernalia. À “faire riche” ? Nous parlions forêt noire, voici les garnitures…

Les représentations, a-t-on fait valoir, au lieu de venir après la réalité, dans une imitation de celle-ci, précèdent et construisent maintenant la réalité. Nos émotions “réelles” imitent celles que nous voyons au cinéma et que nous lisons dans les romans d’amour ; nos désirs “réels” sont structurés par les images publicitaires ; le “réel” de notre politique est préfabriqué par les informations télévisées et les scénarios hollywoodiens de leadership ; notre “vrai” moi est un amalgame et une répétition de toutes ces images, reliées entre elles par des récits qui ne sont pas de notre fait. Analyser cette structure de la représentation qui précède son référent (la chose du monde réel qu’elle est censée copier) amènerait ce groupe d’artistes [Robert Longo, Cindy Sherman, Barbara Kruger, Sherrie Levine, et Louise Lawler] à s’interroger sur les mécanismes de la culture de l’image : son fondement dans la reproduction mécanique, sa fonction de répétition sérielle, son statut de multiple sans original. “Images” [“Pictures”] est le nom donné à cette œuvre lors d’une première réception par le critique Douglas Crimp. 

Krauss analyse pertinemment cette tentative de dissolution de l’art dans ce que, finalement, on peut appeler le “culturel”. Ou bien l’inverse même ; faire du culturel en prétendant produire de l’art. C’est peut-être davantage cela… Le “culturel” est éphémère, futile, modal, mortel ; la Culture, c’est le contraire. Mais il s’agi bien d’une croyance, toujours actualisée : croire que l’on peut dissoudre le pouvoir hiérarchique historique de l’Art en général, son poids tutélaire et bienfaiteur, et même civilisationnel, dans la mixture du culturel combiné à son avatar impensé : le démagogique. C’est bien sûr un échec. Bien entendu, l’art “postmoderne” n’a pas complètement disparu, il a connu une descendance parthogénétique (ici apposez une liste de noms récurremment affichés dans les institutions et autres grandes galeries milliardaires).

Ainsi, pour reprendre le credo postmoderne rappelé par Krauss, non, il n’est pas vrai que notre moi soit le résultat du déchet des images culturelles, c’est tout de même bien plus profond, et historique, que cela. Mais, à ce titre, existe-t-il une “culture de l’image”? Ne s’agit-il pas plutôt, dans ce contexte, de culturalité ? Si vous dites qu’il y a une culture de l’image, vous faites monter la consommation des images au niveau de la Culture immanente, cette culture qui fait que je puis, en 2024, toujours lire Aristote, écouter les Beatles, admirer un Rembrandt, et être fasciné par l’œuvre de Joyce (surtout Ulysses, car je n’ai jamais encore vraiment réussi à “lire” Finnegans Wake, mais je garde espoir…) Or, le culturel ne connaît pas une telle dimensionalité trans-temporelle, ni hyperspatiale → traversée des continents ; et même du point de vue actuel (i.e., contemporain), personne, en France, n’entendra dans un car de voyageurs de la musique chantée en grec, ni ne verra dans le cinéma du coin le dernier Bollywood, ou Nollywood, et personne, en France, dans un restaurant chinois, ne mange vraiment “chinois”… Autrement dit, en quelque sorte, le monde des humains n’est jamais devenu postmoderne (tandis que si, il est devenu moderne, n’en déplaise à feu Latour), et ce n’est pas faute d’avoir essayé, à grands coups de clairons, d’ânonner que le monde avait changé, qu’il n’y avait plus rien à dire, juste à tout recycler ; que les media, la publicité, la Pulp fiction pouvaient largement servir de réservoir aussi riches en contenus que ceux de la Culture. Cette mascarade, finalement, s’incarnerait presque comme paradigme pictural avec Salle. Mais attention !, la mascarade peut s’accompagner de panache, et je crois que l’enthousiasme quasi mystique de Schjeldahl s’est halluciné à partir d’une scène originelle d’éblouissement, façon lièvre de Mars dans les phares d’un Hummer, qui lui fit perdre tout sens de la réalité (ce qui arrive quand on est pris de passion). Salle peint probablement “très bien” tout ce qu’il veut, mais pour “dire” quoi ? Ses peintures récentes offrent à ce titre un très surprenant constat de mi-rétroaction dans le passé, mettant en scène des figures très années 50, parsemées de touches façons Hockney à l’iPad avec, en opposite, un lit de couleurs gribouillis abstrait (façon de dire “Regardez, je suis aussi dans le coup en matière d’abstraction”). Aussi interloqués et consternés que les personnages, nous ne pouvons que constater un naufrage complet. 

David Salle, “Father and Son”, 2022, oil and acrylic on linen, 198.1 x 137.2 cm (78 x 54 in)

 

Note. L’expression “Brother animal” est tirée d’un livre de Paul Roazen, Brother animal. The Story of Freud and Tausk, 1969, Alfred A. Knopf, dans lequel se lit cet exergue : “… from the very beginning I realized it was this very struggle in Tausk that most deeply moved me-the struggle of the human creature. Brother-animal. You.” Lou Andreas-Salomé, The Freud Journal. [Si l’on comprend bien, cet extrait proviendrait du livre d’Andreas-Salomé indiqué, mais je n’ai pas retrouvé celle-ci dans celui-là].

Refs. Rosalind Kraus, “Poststructuralism and deconstruction”, In Foster Hal, Bois Yve-Alain, Krauss Rosalind, Buchloch Benjamin H.D., Joselit David [Eds], Art Since 1900: Modernism, Antimodernism, Postmodernism, Thames & Hudson, 2011 /// Sanford Schwartz, “David Salle”, The New Yorker, 04 30 1984

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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Quand j’aimais Adami

Tout début des années 1990, je “découvre” l’œuvre de Valerio Adami. Ça me plaît bien. Les années passant, j’ai moins apprécié Adami. Qu’est-ce qui me plaisait, chez Adami ? 1991, Je regarde les images de la revue Ninety (N°10, 1985) consacré à Adami. Je n’y comprends pas grand’chose, mais je suis fasciné. Fasciné par quoi ? Par deux choses : les couleurs, et les formes, entendez, la manière dont il peint, dont il pratique ce que maintenant j’appellerais l’ellipse. Adami a été un maître de l’ellipse et, quelque part, l’indicateur d’une chromie toujours déroutante, c’est-à-dire inattendue, et, disons-le, osée Rien que de rassembler ces éléments, je commence à me dire que, finalement, j’aime encore bien Adami.                                                                                                                                

Valerio Adami, “L’incantesimo del lago”, 1984, acrylic on canvas, 198 x 263 cm, Galerie Templon

Peu à peu, Adami a rassemblé sa parcimonie elliptique pour davantage “serrer” les scènes, comme on peut le voir entre ces deux images ↑ et ↓ (passage s’effectuant sur une grosse dizaine d’années, à peu près) 

Valerio Adami, “Come dare i primi soccorsi ann cane”, 1971, acrylique, 81 x 100 cm, Galleri GKM, Suède

Les tableaux des 1970 étaient vraiment elliptiques, et je me demande si ce n’était pas “mieux”. Parce qu’après, finalement, Adami est devenu davantage explicite, même si on ne comprend pas nécessairement toujours davantage de quoi il s’agit, comme ici :

Valerio Adami, “L’Ascension”, 1984, acrylique sur toile, 198 x 147 cm, Galerie Templon

On n’y comprend rien, sauf qu’il se passe quelque chose, une histoire, certainement. Dans le Catalogue de l’exposition Adami (co-édition Centre Pompidou/Musée d’Art Moderne de Paris, 1985), Alfred Pacquement écrit : 

Ascension (1984) voit un homme de dos — le peintre ? — s’apprêter à gravir une montagne en portant un enfant dans ses bras et, sur les épaules, le lourd fardeau de la culture classique symbolisée par un tempietto. « Emporter avec soi sa propre enfance » note Adami dans son journal à propos de cette toile. Cette longue marche est celle de la peinture. 

Pacquement est un peu mince en description. Dore Ashton (même ouvrage) en dit-il plus ? 

Cette toile représente le Mattherton, « une montagne qui m’est chère ». Un homme (Adami?) est en train de l’escalader, en portant un enfant dans ses bras. Que d’histoires Adami ne s’est-il pas raconté en dessinant, gomme en main, l’ébauche de cette étrange image ! C’est lui, portant son enfance comme un bagage, dans cette lumière éternelle du matin — le bagage des ruines antiques, de Pétrarque peut-être, de la vie bucolique des premiers étés dans la campagne italienne. 

C’est étonnant de voir comment des érudits décrivent, d’un côté, une banale description de ce que tout le monde, dotés d’yeux, peut voir, et, d’un autre côté, imaginent ce qui n’est pas visible. Pacquement nous dit que le personnage s’apprête à gravir une montagne, et Ashton nous dit qu’il l’a gravit (qu’il nomme curieusement depuis son nom allemand, mais qui, en français, est donc le Cervin, et en italien Cervino). Mais aucune de ces deux actions n’est visible. Pourquoi faire dire à un tableau ce que, manifestement, il ne montre pas ? Et pourquoi omettre ce que l’on voit ? Qu’en est-il de ce chariot ? De ce râteau ? Et quelle est cette matière dans laquelle sont prises roues et pieds ? De l’eau ? Mais un chariot dans l’eau, est-ce sensé ? Est-ce de la boue ? Ce doit être de l’eau boueuse. On dira ça comme ça. Notez comme on cherche toujours à expliciter du rationnel dans ce qui ne l’est pas : personne ne porte un “tempieto” dans le dos. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un tempieto ? Il s’agit du petit temple construit par Bramante, à Rome, en 1502, au centre d’une des cours du couvent San Pietro in Montorio, sur la colline du Janicule ; et considéré comme un chef-d’œuvre de la Renaissance. Soit. Donc, tempietto = lourd fardeau de la culture classique symbolisée ? (Pacquement). Si c’était lourd, l’homme serait courbé, non ? Il n’a pas l’air à la peine. Décrivons alors cela comme un élément surréaliste. Et, si c’est un clin d’œil, alors il est un peu lourd, pour le coup, cet œil.

Je me demande si Adami, c’est vraiment de la peinture. (La langue permet ce genre de métonymie, le nom pour la discipline, p.ex.). Cela me semble du dessin colorié. C’est en train de me tomber des yeux. On pourrait éditer des livres comme Apprends à peindre avec Adami ; on y trouverait des patrons de coloriage, on apprendrait les couleurs (il paraît que Kandinsky en (re)connaissait, à l’œil, 600 !). Est-ce cruel de dire que c’est du coloriage ? Peut-être. Mais si c’est vrai, ce ne l’est pas.

Ce qui a séduit, plutôt, rendu fous énamourés les “intellectuels” d’Adami, ce sont ses constantes et ronflantes références à la Culture. Rien que du bon, du beau, et du fort. Feuilletez le Catalogue (trouvable même sur l’Internet en cherchant bien) d’où j’ai extrait les citations, et c’est, de la part des écrivants (sic), une super-avalanche de name dropping. Que dirait-on “sur” Adami s’il n’y avait Benjamin, Faulkner, Œdipe, Heidegger, Rembrandt, bref, qui vous voulez ? On peut se le demander… Il est des œuvres qui ne semblent tenir que depuis le discours que l’on déblatère sur elles (Hito Steyerl p.ex., qui est aussi une très bonne parole-parole de son propre boulot); et il y a les œuvres qui ne semblent tenir que parce que leur auteur est très cultivé, le démontant sans cesse. Faites un dessin vaguement ressemblant, écrivez “Joyce” avec une calligraphie devenue police, et le tour est joué : Ça (aussi dans le sens du “ça” chez Groddeck) fait référence.

Mais une fois qu’on a laissé tomber tous les noms, comme on se dénude totalement, que reste-t-il ? Je ne dis pas que tout est à jeter chez Adami, je pointe ce que j’estime une historiciste surdétermination ; car, par exemple, telle image, me semble-t-il, parle encore : 

De temps en temps, c’est-à-dire dans quelques œuvres, Adami réussit à chevaucher les propres limites qu’il s’impose, accordant alors au tableau une liberté. Cette espèce de Pan s’apprêtant à sacrifier un agneau (donc le Christ ?) me fascinait. Et j’aimais cette chevelure qui part en arrière, mais quel arrière ? Quelle est la nature de cette sorte de “mur” rouge ? Et on peut en dire autant de l’autre partie inférieure qui, coupant le bras gauche, le rend plus “chair” ? Et la morale de l’histoire ? Le paganisme s’apprête à tuer le christianisme ? Cela dit, Pan et Christ sont-ils contemporains ? Non. Mais les deux, à leur “manière”, sont bien des mythes.

J’aimais bien aussi cette reproduction :

Ce sphinx à casque colonial et visage humain, comme ça, recouvert d’une espèce de masque, mais alors dont fait partie le casque ? Et ce visage très masculin, pourtant, c’est une sphinge n’est-ce pas ? Et cet Œdipe à visage de pieuvre… Ensuite cet endroit improbable, à mi-chemin entre la grotte, un rivage, une arcade illuminée, l’anachronique luminaire, les parties des corps, tout cela, oui, c’est du bon. C’est mystérieux, ça donne à réfléchir, ça nous invite à nous demander de quoi il s’agit ; et puis après, on oublie le titre, et on regarde, donc, et le (familier) petit silence s’installe. Et si nous en sommes arrivés jusque là, c’est que c’est bon.  

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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