#2. Marie Fontaine. Une découverte aux Portes ouvertes chez l’artiste Gatien Mabounga
Je me suis mise à exister, en collant. M.F
Ainsi c’est grâce à la judicieuse idée de Gatien que d’inviter (ici) Marie Fontaine que j’ai découvert son travail, et dont c’était la troisième exposition.
Marie Fontaine, « Le Séminaire, livre IV : Candy au pays des Nazgul », 2023, collage, paillettes, 27 x 22. cm
Il y a, dans le “déchiquetage-collage” de Fontaine un côté enluminure ; et cela est pertinent, car, on ne le sait pas assez, il y eut jadis pas mal de nonnes scribes et enlumineuses ! Dans cette véritable Bible historique des femmes-artistes qu’est Women, Art, and Society, Whitney Chadwick nous apprend que, pour les femmes cultivées, intellectuelles, qui ne se voulaient surtout pas mariables, le couvent était une bonne échappatoire, et cela, tenez-vous bien, du VIe au XVIIe siècle ! Chadwick repère par exemple qu’en 800 (on a bien lu, au IXe siècle), dans le couvent de Chelles
sous la direction de sœur Gisèle, la sœur de Charlemagne, ont été produit treize volumes de manuscrits incluant trois volumes de Commentaires sur la Psaumes, écrits par neuf femmes scribes. Les vies des saints du début du Moyen Âge contiennent des références à des enlumineuses et une lettre écrite en 735 par saint Boniface à Eadberg, abbesse de Minster à Thanet, la remerciant de lui avoir envoyé des livres spirituels et lui demandant de « recopier pour moi en lettres d’or les épîtres de mon seigneur saint Pierre ».
Les enluminures étaient très codifiées. On pouvait y trouver, selon les besoins, des : scènes figurées (historiées), compositions décoratives, bandeaux marginaux, dans lesquels on trouvait : cartouches, frontispices, fins de lignes, signes de paragraphes ou “pied de mouche”, et… des drôleries. « À partir du milieu du XIIIe siècle et pour environ un siècle, les marges des manuscrits se peuplent de petites scènes appelées drôleries. » (vous voudrez bien, après votre lecture, ouvrir le cartouche hyperlien sous bonus track).
Fontaine n’est pas chez Dieu, mais assurément du côté du… Comment dire ? Tentons de trouver un mot, une expression.
“Enluminé Gore”. Goreus illuminatus
Le titre “Le Séminaire, livre IV : Candy au pays des Nazgûl”, pour les non-initiés (donc les « dupes », hi hi), fait d’abord référence à l’un des “Séminaires” de Jacques Lacan, durant l’année 1956. Son titre était “La relation d’objet”. De quoi parle ce “Séminaire” ? Elisabeth De Franceschi (ici) nous l’indique :
Dans les années 57 et 58 (dans le Séminaire IV et le Séminaire V), Lacan articule la relation entre la fonction du père et les notions de métaphore et de métonymie, notamment en forgeant la notion de métaphore paternelle : celle-ci substitue un nom, le nom du père, pur signifiant étroitement lié à l’énonciation de la loi, à un signifiant phallique ; elle s’effectue dans la parole de la mère, qui nomme le père comme responsable de la procréation. Le Séminaire IV, relatif au sujet dans ses rapports avec son ou ses objets, peut être lu aussi en pensant au père : au manque du ou de père. Si l’objet est toujours perdu et retrouvé, ne saurait-on en dire autant du père ? mais de quel père ?
C’est une excellente question, que nous laisserons pourrir, pardon !, mûrir, pour plus tard. Quant à Candy, dans le tableautin de Fontaine, tout le monde connaît. Enfin, les Nazgûl, c’est chez Tolkien. La scène est sous-titrée à l’intérieur du tableautin n’est pas “Manifeste” (petit clin d’œil marxien), mais bien “De ta première expérience sexuelle”. On jugera que ce fut épouvantable, puisque, évidemment, le collage tiré de Goya, “Saturne dévorant un de ses enfants” (1819-23), n’invite pas à l’extase. Et c’est là le gore, au cœur de l’enluminure. Candy (aka. Kyandi Kyandi) est stupéfaite et Sailor Moon (aka Sērā Mūn, abrév. de Bishōjo Senshi Sailor Moon) donnent l’alerte, mais n’est-ce pas trop tard ? Ben si… Parce qu’il n’y a plus de tête. (Je vous laisse chercher l’illustration de couverture du Séminaire en question).
À vrai dire, je me demande si le fond ne jouerait pas un rôle antagoniste, du grec ἀνταγωνιστής, antagonistes, et de άντι, face à et άγών, combat : « opposant, adversaire, rival ». C’est le combat, dans le bordel graphique et ambient (sic). Il faut donc parler de Chronos, dont le symbole est la faulx, avec laquelle il trancha le sexe de son père, Ouranos (le Ciel Nocturne étoilé). Sympa Chronos ! Et Chronos, bien sûr, par peur d’une future rivalité, mange immédiatement chaque enfant sortant du vagin de son épouse Rhéia. Il ne les mange pas tous, car son dernier fils prêt à sortir, Zeus lui-même, grâce à une habile feinte, n’aura pas réalité sa femme partie loin pour mettre au jour Zeus qui, grandissant, prenant des forces, fera recracher à Chronos tous ses enfants. Non mais ! C’est une bien belle histoire. Si les images sont explicites (quoique, ces deux mains de Schiele, que tentent-t-elles ?), on remarque une certaine oblicité dans le motif général, comme une pluie ventée. Bien, passons à une autre image :
Marie Fontaine, « BDSM », collage, 2023, Texte : Les yeux fertiles Éluard, La sauvage, Anouilh, Phèdre, Racine, 27 x 22 cm
Comme l’on peut s’en rendre compte, Fontaine pratique le cut-up, dont nous ne rappellerons pas l’inventeur, car vous qui lisez, vous êtes cultivé, n’est-ce pas ? On le pressentait, mais là, à lire les cut-up, issus duPhèdre, on se dit 1) que l’ambiance est moyenne, voire très dégradée, 2) que s’affiche là un certain rapport cataclysmique envers génitrice et géniteur. Mais attention de ne pas immédiatement sauter dans l’identification : artistes, auteurs et écrivains, sont tout à fait habitués à créer des fictions. Ceci dit, notez que, de notre côte franco-français, c’est de moins en moins vrai rayon Littérature, par exemple, dont l’emblématique saga Je souffre, de Christine Pangloss, 65 volumes prévus, constitue une sorte d’Urmodell.
Notez qu’en cut-upant, Fontaine reformule autre chose, qui a de la tenue, cela n’a pas forcément aucun sens, à l’instar des premiers chez Brion Gysin (l’inventeur du cut-up, ça vous est revenu).
Au moment t de sa création, Fontaine a recours à un rythme trinitaire : collage, image, cut-up. Grosso modo, et pour l’heure, on peut certainement supposer que le motif général, le fond, se veut chatoyant, gai, lumineux, mais, comme un pavé dans la soupe, ça éclabousse différemment, du coup = Antagonisme.
De fait, il n’est pas exclu que Fontaine, pratiquant l’art du découpage, du déchiquetage et broyage, comme elle dit, fasse œuvre de réparation. (Et j’avais dit que je ne verserais pas dans la psychologie de comptoir colonial !) Mais on est conduit, tout de même, à se questionner, au niveau du malvenu ; jugez plutôt :
Marie Fontaine, « Comme un jardin saccagé par l’orage », 2022, collage, 33 x 24 cm
Comme on dit, il y a une certaine accumulation d’indices
qui ne peuvent, comme on dit, lais c’est un dit ferrant :
Eh oui. Mais on note, au milieu du tableautin, une figure assez solaire, dédoublée, bien que l’on ait envie de lui tendre un bol de porridge, des rognons farcis, ou 5 hamburgers :
Pour les ignorants, comme moi, avant de chercher, il s’agit du détail d’un tableau du peintre finlandais Akseli Garden-Kallela, “Ad astra”, 1907. C’est bien barré. Ceci dit, ce “milieu” barrant ouvre sur quelque chose, car, n’est-ce pas, nous lisons en dessous :
Et cela (re)donne de l’espoir. Car si l’art ne sert pas à en donner, y compris dans la souffrance, alors il ne sert à rien. Notez qu’il est hors de question que je rejoigne les thuriféraires du « L’art est-il utile ? », sujet stupidissime que l’on trouve encore dans les sujets de dissertation en Terminale, et bien sûr, au Bac… C’est dire si ce pays va mal. Mais c’est un autre dossier. On retrouve le thème de la décapitation dans le collage ; femmes sans tête, un très grand regard que l’on dirait noir, sauf qu’il est aussi blanc, vide. Enfin, terminons cette exégèse sauvage avec le point d’orgue, que tout le monde aime, dixit Fontaine :
Marie Fontaine, “June, après la pluie”, 2025, collage, broderie, encre acrylique, colle huile de silicone, 27 × 22 cm
“Médusa”, de Von Stuck, circa 1892, et corps gras d’Ingres, “Bain turc”, un amas de chair remplie de femmes qui ont toutes l’air aussi stupides et ébahies les unes que les autres, toutes nues pour une piscine grande comme un timbre-poste. Cherchez l’erreur. Et là, vous noterez, pas de cut-up. Le motif, j’entends, en dehors du collage, prend la majeure partie de la place, et il n’est plus oblique, mais rayonnant (centripète ou centrifuge ?) façon demi-rosace gothique flamboyant. Évidemment, le rayonnant est perturbé par le regard de la Méduse, qui, on s’en souvient, pétrifie… les hommes.
Rappels :
Persée vole dans les airs et décapite la mère de Pégase, la Gorgone Méduse ; tout comme Marduk, un héros babylonien, tue la monstrueuse Tiamat, déesse de la Mer. Le nom de Persée devrait s’écrire correctement Pterseus, « le destructeur ». Il n’était pas, comme l’a suggéré le professeur Kerenyi, un archétype de la Mort, mais représentait probablement les Hellènes patriarcaux qui envahirent la Grèce et l’Asie Mineure au début du IIe millénaire avant J.-C. et défièrent le pouvoir de la Triple Déesse. […] Les Gorgones s’appelaient Sthéino, Euryale et Méduse, toutes deux autrefois belles. Mais une nuit, Méduse coucha avec Poséidon, et Athéna, furieuse qu’ils aient couché dans l’un de ses temples, la transforma en un monstre ailé aux yeux écarquillés, aux dents immenses, à la langue proéminente, aux griffes d’airain et aux boucles de serpent, dont le regard pétrifiait les hommes. Lorsque Persée décapita Méduse et que les enfants de Poséidon, Chrysaor et Pégase, jaillirent de son corps mort, Athéna attacha la tête à son égide ;mais certains disent que l’égide était la peau de Méduse, écorchée par Athéna. (Robert Graves, The Greek Myths).
♦
Quelques mots de l’artiste. Je colle, superpose, joue avec les œuvres d’art de peintres classiques ou plus actuels. J’explore les possibilités infinies du collage : faire se côtoyer Paul Éluard et Egon Schiele, Artemisia Gentileschi et Jean Anouilh, marier Molière aux estampes japonaises, Ingres et Mme de Sévigné… Je compose avec les mots des autres. En une toile, j’agglutine les voix. J’accumule en couches, en épaisseurs, les textures et les motifs de toutes sortes de papier, avec une affection particulière pour la lumière des papiers de sérigraphie japonaise et la rugosité du papier peint. Et beaucoup, de récupération. Et, depuis plus récemment, je brode, lacère, recoud. Je travaille de plus en plus souvent “à l’envers”. Je ne sais jamais où me mènera une toile, je pars d’images qui “m’appellent”, puis je me laisse emmener par les couleurs, le mouvement qui apparaît, avec pour seuls outils mon pinceau de colle et ma pince de précision. Mon travail parle du corps, de désir, d’effroi, d’émoi, de poésie. Et de rage. N’ayant aucune formation artistique, mes toiles empruntent à l’art des fous, l’art brut, l’absence d’une technique conscientisée, la naïveté d’une création qui m’échappe, et s’échappe, vers l’autre. Une création qui se fait parfois par accident, au gré du tas de miettes, d’un bout de poésie égaré six mois plus tôt, l’envers d’une image déchirée, qui s’amoncellent à mes pieds tandis que je me plonge dans ma toile durant des heures, avec un engagement du corps, jusqu’au bout des orteils, à la Wilfred Bion, aux « sources de l’expérience ». Il y a donc un mélange étrange entre lâcher prise et obstination. Lâcher prise sur ce qu’il adviendra sur la toile, m’obstiner jusqu’à ce qu’elle se “révèle”. Jusqu’à ce qu’elle “fonctionne”, à l’envers comme à l’endroit. Parce que, comme l’écrit Monique Wittig, « tout geste est un renversement ».
♦
Résultat des courses : “Enluminé Gore”? (Goreus illuminatus), ou une autre appellation ? Mais pourquoi appeler ? Parce que le langage. Fontaine part du déchet, ou bien transforme le matériau en déchet, en fragment, qu’elle redispose :
Parlant de l’acte, Lacan dit dans Radiophonie : c’est ici qu’il faut sauter dans le réel. Autrement dit, il n’y a plus que l’acte qui puisse vous attester comme Sujet. […] « l’effet d’acte qui se produit comme déchet d’une symbolisation correcte.» (Alain Badiou, Le séminaire. Lacan. L’antiphilosophie 3, 1994-1995, texte établi par Véronique Pineau, Éditions Fayard, 2013)
Je ne vais pas trop extrapoler sur la citation de Badiou, sauf que, tout de même, il me semble que c’est là où nous en sommes, dans les tableautins de Marie Fontaine. Le contexte de la citation de Lacan est totalement délirant (ce qui n’est pas inattendu chez lui), puisqu’il parle d’Einstein, de Newton, de la courbure de l’espace-temps, et du quantum d’action (n’en jetez plus !), cependant qu’elle colle idoinément à notre sujet, et quel est le sujet ? Il est sous vos yeux depuis le début. Si vous n’avez pas compris, recommencez.
Bon, puisque vous insistez, je vous donne un indice. La sur-sublimation. Il faut en passer par là ; c’est la seule issue. Lacan disait, c’est là seulement le réel ; quand on se cogne, le réel, c’est l’impossible à pénétrer. Parlant des molécules, le philosophe des sciences Ian Hacking (1983) écrit : si vous pouvez les vaporiser, alors elles sont réelles. Voyez ? La vaporisation percute et traversele réel. L’art, c’est ça.
Léon Mychkine est le pseudonyme d'un écrivain, ancien poète, Docteur en Philosophie, intervieweur, et critique d'art. Son identité légale n'est pas difficile à découvrir, elle se trouve sur le site même. Pour toute question, renseignement, proposition, contacter mychkine@orange.fr. Merci. Voir tous les articles par Léon Mychkine