Gerhard Richter, nul n’en disconviendra, est un maître-peintre (Maler Meister). On lui connaît de nombreux allers et venues entre mimēsis et abstraction. Mais comme il est dit trop souvent, il ne s’agit pas, chez lui, de départager entre “figuration” et “abstraction” ; soit encore un marronnier de planté par Dagen, titrant dans Le Monde : « Gerhard Richter réconcilie l’abstraction et la figuration ». Le terme de « figuration », par ailleurs bien désuet, donne l’idée d’une fidèle représentation de la réalité, or nous avons compris que le portrait du duc de Wellingon (fameux exemple donné par Nelson Goodman, en 1968) ne ressemble à pas son portrait peint par Goya. Pour “voir” ou reconnaître l’identité du duc, je dois déjà faire abstraction du fait que le “vrai” duc n’est pas fait de peinture, et en sus, que son corps n’a pas l’épaisseur d’une toile. Et bien entendu que ces deux réflexes abstractifs ne sont pas “naturels”. De fait, on n’a décidément pas encore assez compris que, n’existant pas d’art “naturel”, il ne peut y avoir d’art qu’abstrait. La question ne se pose donc pas entre « abstraction » et « figuration », mais entre représentation et dépiction ; et même, à dire vrai, si l’on veut vraiment resserrer le sujet ; tout part de la dépiction. Comme l’écrit le philosophe John Dilworth :
Toute explication adéquate de la depiction doit expliquer comment deux éléments distincts — à savoir les caractéristiques purement physiques de la surface d’une image et le sujet qui est vu dans l’image — sont liés l’un à l’autre dans notre expérience des images en tant qu’images.
Si Dilworth mentionne « deux éléments distincts », c’est parce qu’il fait référence à la dualité, voire la dyade, posée par le philosophe Richard Wollheim (en 1968), entre « voir comme » (“seeing-as”) et « voir-en-tant-que » (“seeing-in”). Un exemple a été donné il y a bien longtemps par nul autre que Leonardo, quand il suggère le mode dépictif à l’aspirant-peintre, on s’en souvient, face à un simple mur. Soit on le voit pour ce qu’il est (c’est le “voir-comme”), avec ses crevasses, ses ombres, ses formes ; ou bien, on y voit des scènes de chevaux et de batailles (c’est le “voir-en-tant-que”). Je n’ai pas besoin de recourir à mon imagination pour voir un mur devant moi, ni, surtout, pour le reconnaître, le voir, comme mur. De la même manière, si je peins ce mur, d’un point de vue réaliste, personne ne pourra, pour autant, croire qu’il s’agit d’un “vrai” mur. Pour simplifier ce qui semble complexe, on pourra dire que la dépiction peut être représentationnelle, ou bien non-représentationnelle ; voire les deux en même temps. Exemple :

Richter, nous le verrons plus loin, ne se soucie pas d’une différence qui existerait entre réalisme et abstraction ; car pour lui (et il n’est bien entendu pas le seul), tout part d’une abstraction (et il ne fait qu’enfoncer une porte ouverte, il en a bien conscience). Prenez donc l’image ci-dessus, “Abstraktes Bild”, soit, littéralement, “Image abstraite”. Vous regardez l’image, et vous vous dites : « c’est abstrait », « c’est une peinture abstraite ». Vous vous faites cette réflexion parce qu’a priori, on ne saisit là rien d’identifiable, de reconnaissable. Pourtant, à regarder pendant un temps (pas si long), on discerne un certain sens de la profondeur, donc du volume, et même une certaine sorte de figure, de forme, au presque milieu de la toile. Vous ne voyez rien ? Allez (Entschuldigung Gerhard) je vais vous aider :

Mine de rien, Richter dispose des masses, qui évoquent tout de même une profondeur, voire même un cube, donc une pièce. Nous voyons son intérieur. Ainsi, l’oblique ligne du bas indique la troisième dimension (c’est vraiment un truc de peintre vieux comme l’Antique, mais ça marche toujours). À gauche de notre ligne verticale la plus à gauche, se discerne un mur en biais — et Richter aime toujours (2018) les murs en biais, comme dans “Grauer Spiegel” (ici). Bien. Qu’en est-il de cette masse au “milieu” ? Elle se distingue des autres car c’est la seule à montrer des couleurs — vert, jaune, blanc — absentes ailleurs. On note aussi que les couleurs de même famille s’agrègent, ce qui contribue à l’idée que se dégage bien ici une forme distincte des autres qui donc, dirons-nous, sont moins organiques. Alors, image abstraite ou issue d’une caméra thermique ?, ce qui même n’ôterait rien à son “devenir” abstrait. À regarder les peintures et dispositifs de Richter, on peut se faire la réflexion que ce qui l’a toujours intéressé, c’est la diffraction, soit le « phénomène par lequel les rayons lumineux effectuent une déviation lorsqu’ils rasent les bords d’un corps opaque. Diffraction des ondes de lumière.» Sauf que, chez Richter, c’est la matière qui diffracte, l’illusion n’est pas optique, bien qu’elle puisse, bien souvent chez Richter, s’y apparenter. Cette diffraction de la matière s’obtient par la technique du grand racloir, auquel Richter a souvent recours pour fragmenter la peinture dans l’espace, comme on peut le voir ici :

On trouve très facilement sur l’Internet des vidéos montrant Richter à l’œuvre, en train de littéralement racler la peinture sur le support. Ici, ce n’est pas le pinceau qui informe la matière, c’est le racloir. Et, a contrario de très nombreuses autres œuvres abstraites littérales (non-représentationnelles), qui souvent dégagent un sentiment de mysticité, de mollesse, voire d’inanité chez d’autres artistes, la peinture raclée de Richter dégage une certaine violence. C’est comme si, à la lettre, Richter raclait le réel ; et du coup, débordant la peinture ; car cela “dit” quelque chose. Richter, peinture externaliste. De fait, chez Richter, la diffraction se met en scène en deux dimensions (nous venons de le voir), mais aussi depuis les quatre (3D + le temps), comme ici :

Constatez comment “Grauer Spiegel” (au mur) est perturbé en termes de décomposition des volumes et de découpage des plans. À quoi est-ce dû ? À cette structure :

La structure-sculpture “3 Scheiben” (littéralement, “3 tranches”) pourrait évoquer la fameuse fenêtre chez Alberti, mais nous avons là trois panneaux de verre et il ne s’agit donc plus de projeter (“décalquer”) le réel sur le tableau, mais de le perturber, de modifier la perception. “3 Scheiben” est un dispositif pour trancher et virtualiser dans les peintures, et dans les miroirs (en “verre flotté émaillé”). Il s’agit donc d’une Machine à diffraction.

Extraits de remarques judicieuses de Richter pour notre propos :
P.S. Vos peintures d’objets sont donc vraiment abstraites ?
G.R. C’est possible, sauf que je ne sais pas ce qu’est l’abstrait. Je pense simplement que nous déformons et nous isolons de beaucoup de choses en donnant un nom à tout ; nous avons trop tendance à définir la réalité et à la considérer comme terminée. (Entretien avec Peter Sager, 1972, In 2009)
I.M. Que penser des parallèles entre l’abstraction et le réalisme dans votre travail ?
G.R. Ces parallèles n’existent pas vraiment. Pour moi, il n’y a aucune différence entre un paysage et une peinture abstraite. Le terme « réalisme » n’a, à mes yeux, aucun sens. Je refuse de me limiter à une seule option : une ressemblance extérieure ou une unité de style impossible. (Entretien avec Irmeline Lebeer, 1973, In 2009)
La composition de différentes formes, couleurs, structures, proportions, harmonies, etc. apparaît comme un système abstrait analogue à la musique. Il s’agit donc d’une construction artificielle, aussi logique en soi que n’importe quelle construction naturelle, sauf qu’elle n’est pas objective. Ce système tire sa vie d’analogies avec l’apparence de la nature, mais il serait instantanément détruit si un objet y était représenté de manière identifiable. (Gerhard Richter, “Notes, 1981”, In 1993)
Refs/ Nelson Goodman, Languages of Art. An Approach to a Theory of Symbols, The Bobbs-Merrill Company, Inc. USA, 1968 /// John Dilworth, “Depictive Seeing and Double Content”, In Catharine Abell & Katerina Bantinaki, Philosophical Perspectives on Depiction, Oxford University Press, 2010 /// Richard Wollheim Art and its Objects, [1968], 2nd ed., Cambridge, UK, 1980 /// Gerhard Richter. Writings, 1961-2007, edited by Dietmar Elger and Hans Ulrich Obrist, D.A.P./Distributed Art Publishers, Inc., New York /// Gerhard Richter. The Daily Practice of Painting Writings and Interviews 1962-1993, edited by Hans-Ulrich Obrist. Translated from the German by David Britt, The MIT Press.Anthony d’Offay Gallery London, 1993 [2002]
En Une. Gerhard Richter, “Abstraktes Bild” [Détail], 2001, oil on Alu-Dibond, 65 x 65 cm, Courtesy Galerie Zwirner, Paris
