Dès le premier tableau (“Primer Acto”, 2008), à tout le moins sur son site, Christiane Pooley dispose déjà d’une manière. L’étymon vient du latin manuarius, « qu’on tient à la main », dérivé de manus « main ». Que tient-on à la main quand on est peintre ? La réponse semble évidente : pinceau, brosse, couteau, éponge, raclette, bétonnière (Kiefer), etc. Des outils. Déceler une manière, cela ne veut pas dire que tout est déjà là, mais que certains indices sont présents. Il est intéressant de le relever, car nombreux sont les peintres qui, justement, bien avant de trouver leur manière, auront erré dans des formats et des aventures qu’une fois la manière trouvée on ne verra plus jamais apparaître en exposition, car c’était très mauvais, voire pis. Et rien qu’en art contemporain, l’on pourrait citer des noms célèbres. Autrement dit, si Pooley ne peint plus vraiment comme en 2008, redisons-le, on trouve certains indices “identitaires” (un, une artiste, détient une identité dans son œuvre. On dit bien « c’est un Ceci »,« c’est un Cela ». Substituez à ces pronoms démonstratifs les noms qui vous viennent).

Quels sont donc ces indices ? (1) Raccourci — au sens actualisé : coupure des formes (il suffit de regarder, le lecteur, en général, a des yeux). (2) Faille : Miroir, sol, le plan du tableau est coupé en parties, à l’horizontale. (3) L’anti-mimétique : Observez comment les reflets corporels dans le sol miroir sont infidèles et comment, de toutes façons, les visages sont déjà particulièrement structurés — à la Pooley, déjà, dirons-nous. (4) Multi-temporalité, laissant surgir deux questions : La scène que l’on voit est telle toute unie ? A-t-on déjà vu un miroir aussi gigantesque ? Ou bien s’agit-il plutôt de deux scènes fondues (méréologie) en une seule ? On a lu à ce sujet que l’on parle de « collages » chez Pooley, mais c’est faire injure à la peinture et à la technē de l’artiste que de se reposer sur un tel rapport paresseux. Le collage ne permet pas la multi-temporalité, pour la bonne raison que chaque élément est hétérogène, ce qui n’est pas le cas de la peinture en tant que matière ; c’est bien la même qui dépeint deux scènes en une. De fait, c’est l’homogénéité de la main peinturante (créatrice) qui permet le disparate temporel. Ces quatre indices pooliens sont donc présents en 2008, mais ils ne vont faire que s’épanouir et s’affirmer au fil des années, au point, soyons clairs, qu’à partir de telle ou telle année (je reste volontairement flou afin que le lecteur, en visiteur du site de l’artiste (ici), se fasse sa propre idée), s’opère des changements — “shifts” — des glissements, vers une sorte de fusion entre les éléments, fusion qui va bien souvent offrir un jeu binaire (brossage abstrait/reconnaissance), que l’on commence d’apercevoir par exemple en 2017. Pour le moment, rapprochons-nous de “Primer acto” (notre artiste est née au Chili) donc “Premier acte”. Quand on dit que des indices futurs s’y trouvent, regardez ce détail d’un impossible parquet :
C’est impossible, parce que c’est de la peinture. Entendons-nous. Pooley ne cherche pas absolument le faire-accroire (“make-believe”, Walton, 1990), nous ne sommes pas chez Caillebotte (1875) avec ses Rabotteurs de parquet (détail) :
Il y a bien sûr du “faire-accroire” chez Caillebotte, mais c’est un faire-accroire dans le fil de la mimēsis, tandis que nous en sommes fort loin avec le parquet poolien (c’est de l’art contemporain, et c’est donc une différence en soi, entre autres différences, mais nous n’allons pas faire un exposé à ce sujet entre art moderne et art contemporain). Encore une fois, cette histoire de parquet chez Pooley, c’est un indice, et, il suffit de regarder, d’agrandir l’image, et vous en verrez d’autres. Ce que je remarque, c’est que dès le début (ce début peut-être fictif, en tant que vérité historique, mais peu importe), Pooley, pour ainsi dire, produit de la peinture en tant que touches brutes (côté gauche du miroir tout à fait étonnant), tout en disposant certaines de ses caractéristiques idiosyncrasiques, p.ex. du figuratif. C’est assez audacieux. C’est audacieux, parce que ça “tient”, ça ne se casse pas la binette, ce qui en d’autres mains eut pu se produire… De fait, avec cette sorte d’incrustation abstraite/réaliste nous avons, à tout le moins, deux temporalités dans le tableau. Et c’est encore un indice (décidément !). Il ne faut pas s’affoler avec le mot « indice », nous ne sommes pas sur une scène de crime. Le mot provient du latin indicium « révélation, dénonciation, signe, indice ». Choose your pick! Bien. Nous allons passer à une autre image de tableau, car sinon nous pourrions passer encore un bon temps avec ce “Premier Acte”. Avançons jusqu’à l’année 2017 :

Rappelez-vous : un jeu binaire (brossage abstrait/reconnaissance), que l’on commence d’apercevoir par exemple en 2017. Ce que l’on aime, chez les peintres (spécialement), c’est l’improbable. Et donc ce jeu, toujours, entre ce qui est et ce qui ne peut pas être ; mais qui “est” quand même. Parce que nous sommes dans l’art. Et dites-vous bien qu’il ne suffit pas de peindre n’importe quoi en regard du réel pour que cela fonctionne, et voilà l’une des raisons majeures pour laquelle la “peinture surréaliste” fut si mauvaise. Bref. Donc ici, chez Pooley, encore un certain nombre de choses à remarquer, et donc à dire. S’il ne fallait qu’un exemple, mais saura-t-on s’y plier : ¿Qué hay de La cascade? (je me suis toujours demandé pourquoi en espagnol le point d’interrogation est présent deux fois, en première fois “à l’envers”, et en seconde fois “à l’endroit”… Existe-t-il un problème hispanico-linguistique avec le point d’interrogation ? Faut-il en parler ?)

Voyez ? Une cascade qui tombe en plein milieu d’un lac, nourrie par ce qui semble un glacier qui déborderait bien loin de l’aplomb d’une zone qui n’a absolument pas l’air de haute-montagne… Encore de l’impossible. Mais, comme le disait Aristote, l’art n’est intéressant que s’il rend le réel impossible. Sinon, à quoi bon ? À quoi sert-il de peindre, comme tel peintre, une serre avec des visiteurs compactés, réaliste au point que l’on peut reconnaître chaque espèce végétale ? Quel est le but ? D’entendre dire ? : « Il peint vraiment bien ». Bon, et alors ? Tout cela ne fait pas trembler le réel. Or c’est ce que nous espérons de l’artiste : qu’il, qu’elle, nous décale (“desfase”). Ouvrez l’image du tableau de Rubens, “Samson et Dalila” (ici), zoomez p.ex. sur la manche gauche du coupeur de mèche. Très vite, vous n’êtes plus dans la figuration, mais dans le cosmos, c’est-à-dire dans un véritable espace sombre et vivant — vivant non pas par nature, mais par la peinture ! Voilà pour le tremblé. Évidemment, cette tâche est bien plus difficile que de peindre de manière réaliste, voire hyperréaslite, car il faut là quelque chose dont ces imitateurs ne sont pas implémentés : l’imagination. Mais reprenons.
Si l’on s’approche encore, disons, par exemple, de cet endroit, que dire ?

Il y a quelque chose du tour de force chez Pooley. Mais attention, l’expression n’induit pas que nous serions à la Foire du Trône. En quoi consiste-t-il ? Pour le dire ainsi : C’est un équilibre d’une grande finesse et maestria entre réel-reconnaissable et réel-impossible. C’est très difficile à réaliser ; d’où l’expression « tour de force ». Quand on dit que « c’est très difficile à réaliser », cela ne veut pas dire que personne n’y parvient excepté Pooley, cela veut dire, pour le formuler ainsi encore : Beaucoup d’appelées, peu d’élues. Cela s’applique tout autant au masculin, bien évidemment, voir Matthieu 22. (La jeune génération ne saura même pas ce à quoi fait référence Matthieu 22. Eh bien elle ouvrira les chakras (i.e. cakra), de la curiosité…).
Considérant qu’il y a assez ici à lire et méditer, nous terminons ici cet article, mais comme indiqué, il y aura une suite, très bientôt.
À suivre…
Refs. Walton L., Mimesis as Make-Believe : On the Foundations of the Representational Arts, Harvard University, 1990 /// Denise Cush, Catherine Robinson, Michael York (Eds.), Encyclopedia of hinduism, Routledge, 2008 : « Chaque cakra correspond à un élément cosmique, possède son propre “mantra-graine”, est visualisé sous la forme d’un lotus et d’un diagramme coloré. Chacun a également sa propre divinité présidante et correspond à un niveau de manifestation cosmique, jusqu’au ciel le plus élevé.»
Note. « Se casser la binette». La binette est le nom que l’on donnait aux perruques du roi Louis XIV, puisque crées par Monsieur Benoît Binet. Il est connu pour avoir créé des perruques extravagantes, qui ont donné naissance à l’expression « avoir une drôle de binette », et donc aussi, « se la casser »..