Diderot avait-il des goûts “discutables” ?

Diderot était un fin scrutateur de la peinture et des arts en général. Son enthousiasme pouvait être aussi violent d’un côté (dénégation, exécution) que de l’autre (déclaration passionnée, emphase hyperbolique), ce qui le conduira plus d’une fois à prendre des positions radicalement antipodiques à celles qui les avaient précédées, mais enfin, on est bien libre de changer d’avis.      

Salon de 1767 :  
 
Les portraits de Deshays sont si mauvais de dessin, de couleur et du reste, qu’ils ont l’air d’être faits en dépit de l’art et du bon sens. Celui-ci ne vous ruinera pas en copie.

Salon de 1763 :   

Deshays est, sans contredit, le plus grand peintre d’église que nous ayons. Vien n’est pas de sa force en ce genre, et Carle Van Loo lui a cédé sa place ; il y a pourtant de Vien une certaine Piscine [i.e. Salon de 1759] : La Piscine miraculeuse de Vien est une grande composition qui n’est pas sans mérite. Le Christ y a l’air benêt comme de coutume. Tout le côté droit est brouillé d’un tas de figures jetées pêle-mêle sans effet et sans goût ; mais la couleur m’a paru vraie. Au-dessus des malades il y a un ange qui est très bien en l’air. Derrière le Christ, un apôtre en gris de lin que Le Sueur ne dédaignerait pas, mais qu’il revendiquerait peut-être ; et sur le milieu un malade assis par terre qui fait de l’effet. Il est vrai qu’il est vigoureux et gras, et que Sophie. [i.e Sophie Volland] a raison quand elle dit que s’il est malade, il faut que ce soit d’un cor au pied…

 
Salon de 1761

DESHAYS.

J’avais bien de l’impatience d’arriver à Deshays. Ce peintre est, à mon sens, le premier peintre de la nation ; il a plus de chaleur et de génie que Vien, et il ne le cède aucunement pour le dessin et pour la couleur à Van Loo, qui ne fera jamais rien qu’on puisse comparer au Saint André ni au Saint Victor de Deshays. Deshays me rappelle les temps de Santerre, de Boulogne, de Le Brun, de Le Sueur et des grands artistes du siècle passé. Il a de la force et de l’austérité dans sa couleur ; il imagine des choses frappantes ; son imagination est pleine de grands caractères ; qu’ils soient à lui ou qu’il les ait empruntés des maîtres qu’il a étudiés, il est sûr qu’il sait se les approprier, et qu’on n’est pas tenté, en regardant ses compositions, de l’accuser de plagiat. Sa scène vous attache et vous touche ; elle est grande, pathétique et violente. Il n’y eut sur le Saint Barthélémy qu’il exposa au dernier Salon qu’une seule voix, et ce fut celle de l’admiration. Son Saint Victor et son Saint André de cette année ne lui sont point inférieurs. Il y a des passions bien difficiles à rendre ; presque jamais on ne les a vues dans la nature. Où donc en est le modèle ? où le peintre les trouve-t-il ? qu’est-ce qui me détermine, moi, à prononcer qu’il a trouvé la vérité ? […] Son Saint André a un genou sur le chevalet, il y monte ; un bourreau l’embrasse par le corps, et le traîne d’une main par sa draperie et de l’autre par les cuisses ; un autre le frappe d’un fouet ; un troisième lie et prépare un faisceau de verges. Des soldats écartent la foule. Une mère, plus voisine de la scène que les autres, garantit son enfant avec inquiétude. Il faut voir l’effroi et la curiosité de l’enfant. Le saint a les bras élevés, la tête renversée, et les regards tournés vers le ciel ; une barbe touffue couvre son menton. La constance, la foi, l’espérance et la douleur sont fondues sur son visage, qui est d’un caractère simple, fort, rustique et pathétique ; on souffre beaucoup à le voir. Une grosse draperie jetée sur le haut de sa tête retombe sur ses épaules. Toute la partie supérieure de son corps est nue par devant : ce sont bien les chairs, les rides, les muscles raides et secs, toutes les traces de la vieillesse. Il est impossible de regarder longtemps sans terreur cette scène d’inhumanité et de fureur. Toutes les figures sont grandes, la couleur vraie ; la scène se passe sous la tribune du préteur et de ses assistants. À droite de celui qui regarde, le préteur dans sa tribune avec ses assistants ; au-dessous, un bourreau et le chevalet ; vers le milieu, de l’autre côté du chevalet, le saint debout, appuyé d’un genou sur le chevalet ; derrière le saint, un bourreau qui le frappe de verges ; aux pieds de celui-ci, un autre bourreau qui lie un faisceau de verges ; derrière ces deux licteurs, un soldat qui repousse la foule : voilà la machine. Il faut voir après cela les détails, les têtes de ces satellites, leurs actions, le caractère du préteur et de ses assistants ; toute la figure du saint, tout le mouvement de la scène. Ma foi, ou il faut brûler tout ce que les plus grands peintres de temples ont fait de mieux, ou compter Deshays parmi eux.

Jean-Baptiste Deshays, 1761, « La flagellation de saint André », peinture sur toile, 445 x 215 cm, Musée des Beaux-Arts, Rouen

On ne saurait guère dénier un certain dynamisme à l’œuvre dans le tableau de Deshays, mais l’enthousiasme diderotien n’est-il pas quelque peu exagéré ? Ne serait-ce que dans sa description quasi sublime de la tête d’André, que je redonne :

Le saint a les bras élevés, la tête renversée, et les regards tournés vers le ciel ; une barbe touffue couvre son menton. La constance, la foi, l’espérance et la douleur sont fondues sur son visage, qui est d’un caractère simple, fort, rustique et pathétique ; on souffre beaucoup à le voir.   

Comment Diderot peut-il “voir” autant de choses dans ce visage, qui, franchement, ne semble ressortir à rien d’autres qu’à un modèle posant, qui, en sus, à l’air de bien se morfondre, non ?  

À considérer ce visage, peut-on y déceler aussi certainement « constance, foi, espérance et douleur » ? « Souffre »-t-on beaucoup à le voir ? Cela paraît bien extravagant, et je trouve étonnant que notre Diderot soit si enthousiaste. Car en sus, lui si attentif aux détails qui déraillent, on note des problèmes de perspective dans ce chromo. Le “bourreau” semble envoyer les lanières de son flagellum dans le vide, pendant qu’il maintient de sa main gauche la toge (?) sur la tête du futur supplicié… Et on se demande bien pourquoi il tient tellement à ce qu’elle reste sur sa tête… C’est assez grotesque. Mais c’est à l’image du reste. L’autre homme, plutôt que d’un “bourreau”, a l’air de prendre soin de la dignité du futur martyre en maintenant le drap à hauteur de sa taille, pendant que ledit lève les bras ; mais pourquoi faire ? Ne serait-il pas plus avisé de maintenir le drap lui-même ? Le préteur semble désigner le flagellant plutôt qu’André… Quant aux soldats, ils semblent faire face à des ennemis invisibles surgissant de toute part. Bref, tout cela est ridicule. 

Cependant, comme l’indique la citation plus haut de 1767, il semble qu’à la fin l’amour se fût transformé en dégoût, ce qui arrive avec ce que jadis les philosophes, du temps de Diderot justement, appelaient les « passions ».

Rappel pour nos fidèles ouailles : André est né à Bethsaïde, en Galilée, sur les bords du lac de Tibériade. Comme son frère Simon, il pèche. Il fut disciple de Jean le Baptiste, et premier disciple du Christ. André partit prêcher la bonne parole en Mésopotamie, Bithynie, Thrace, Scythie mineure, Crimée, et c’est en Achaïe, à Patras, en l’an 60, qu’il fut, sous l’ère de Néron, crucifié. Ce serait le proconsul de la région, outragé qu’il eut réussi à convertir son épouse, qui lui laissa le choix : « sacrifier aux idoles ou mourir sur la croix ». Deux jours après son martyre il prêchait encore, et rendit l’âme. La foule menaçant le proconsul d’un destin funeste ce dernier ordonna qu’on le descendît mais il fut impossible de défaire les liens et André mourut « dans une grande lumière ». Il fut, depuis lors, et sucessivement, élu saint patron de l’Église roumaine, et patron de la Marine russe (l’humour russe !). 

Salon de 1761 :

Tout est beau dans le Saint Benoît qui, près de mourir, vient recevoir le viatique à l’autel ; et l’acolyte qui est derrière le célébrant, et le célébrant avec son dos voûté, et sa tête rase et penchée ; et le jeune enfant vêtu de blanc qui est à genoux à côté du célébrant, et le second acolyte qui, placé debout derrière le saint, le soutient un peu ; et les assistants. La distribution des figures, la couleur, les caractères des têtes, en un mot toute la composition me ferait le plus grand plaisir, si le saint Benoît était comme je le souhaite, et, ce me semble, comme le moment l’exige. C’est un moribond, c’est un homme embrasé de l’amour de son Dieu, qu’il vient recevoir à l’autel malgré la défaillance de ses forces. Je demande s’il est permis au peintre de l’avoir fait aussi droit, aussi ferme sur ses genoux. Je demande si, malgré la pâleur de son visage, on ne lui accorde pas encore plusieurs années de vie. Je demande s’il n’eût pas été mieux que ses jambes se fussent dérobées sous lui ; qu’il eût été soutenu par deux ou trois religieux ; qu’il eût eu les bras un peu étendus, la tête renversée en arrière, avec la mort sur les lèvres et l’extase sur le visage, avec un rayon de sa joie. Mais si le peintre eût donné cette expression forte à son saint Benoît, voyez, mon ami, ce qui en serait rejailli sur le reste ! Ce léger changement dans la principale figure aurait influé sur toutes les autres. Le célébrant, au lieu d’être droit, touché de commisération, se serait incliné davantage ; la peine et la douleur auraient été plus fortes dans tous les assistants. Voilà un morceau de peinture d’après lequel on ferait toucher à l’œil à de jeunes élèves, qu’en altérant une seule circonstance on altère toutes les autres, ou bien la vérité disparaît. On en ferait un excellent chapitre de la force de l’unité ; il faudrait conserver la même ordonnance, les mêmes figures, et proposer d’exécuter le tableau d’après différents changements qu’on ferait dans la figure du communiant.  

Jean-Baptiste Deshays, 1761, “Saint Benoît”, 292 x 191 cm, Musée des Beaux-Arts, Orléans

Diderot, on pourrait le surnommer Monsieur Oui-Mais ; il commence par dire que tout est beau dans le Saint-Benoît. Franchement, on se demande ce qui est beau là-dedans… Mais bon, je ne peux pas transposer mon esprit en 1761 (si vous le pouvez, que Vichnou vous bénisse). Donc, tout est beau, sauf que « la composition me ferait le plus grand plaisir, si le saint Benoît était comme je le souhaite…» C’est d’un toupet ! Diderot était-il peintre ? Mais cela lui arrive souvent de dire comment il eut fallu peindre ceci de telle manière et non pas de cette sorte. C’est d’une singulière outrecuidance. Mais nous lui pardonnons, car nous l’aimons. Au final, ce chromo est aussi d’une niaiserie sans nom, et on se demande, encore une fois, comment on peut lui accorder autant d’indulgence. Mais ainsi vont les mystères de l’esprit humain, même chez les grands hommes tel notre bon Diderot. 

 

En Une. Jean-Baptiste Deshays, Le peintre singe [Détail], circa 1745/50, huile sur toile, 69×82,5 cm, Musée des Beaux-Arts, Rouen

Notice du Musée de Rouen : Ce tableau très original par le sujet – un singe peintre au travail devant son modèle – se réfère à une tradition flamande qui a été reprise en France par Watteau et Chardin notamment au XVIIIe siècle. Le personnage du singe réputé imiter ses confrères permet de se moquer de ces artistes sans qualité particulière que la bonne facture et qui reproduisent des recettes d’atelier. Dans les années 1740 et 1750 les conflits deviennent violents entre les différentes écoles de peinture et le durcissement de l’Académie Royale dans sa discipline crée le risque que ses élèves deviennent de plus en plus simplement de bons élèves sans plus. Les critiques se multiplient de la part de ses concurrents : l’école des Protégés du Roy, la Maîtrise et les peintres indépendants. Une de ces critiques à l’époque est que l’on n’étudia pas l’académie féminine, sans parler du nu féminin, certains peintres de l’Académie rendant même compte de l’anatomie de la femme en se basant sur des modèles masculins ! […]