Étrange façon d’aborder quelques considérations de hasard, je veux dire occasionnelles, sur la nature de ce système pictural, introduit vers 1910 par les cubistes, comme une autocritique, sous le nom de papiers collés, système qui est à l’origine de diverses variations techniques dans le tableau, le papier cédant la place à des matières variables, ou à des objets, si bien qu’il se prit assez rapidement habitude d’en appeler les applications diverses d’un mot de caractère plus général : et l’on se mit à dire, dans le langage parlé, les collages. [Aragon, Les Collages, Hermann, 1980 (1965)]
Aragon se garde bien, cultivé comme il était, de nous apprendre que le collage existait bien avant 1910. Notez que Clement Greenberg non plus ne cherche pas plus amont. Dans son article “Collage” (Art News, September, 1958), il pose la question :
Qui a inventé le collage — Braque ou Picasso — et quand n’est pas encore réglée.
Heureusement, dans la septième édition de History of Modern Art (originellement écrite par Hjorvardur Harvard Arnason), révisée et augmentée par Elizabeth Mansfield, nous lisons la passionnante information suivante :
Généralement associé au modernisme du début du XXe siècle, le collage était une technique populaire auprès des artisans et des amateurs depuis des siècles. Le terme « collage » est une création moderne, forgée par Georges Braque à partir du verbe français « coller ». Avant son adoption par les cubistes, il s’agissait d’un passe-temps domestique pratiqué aux XVIIIe et XIXe siècles, principalement par les femmes qui fixaient des souvenirs, des fleurs séchées et autres objets sur une feuille de papier ou un support. La mise en relation de ces éléments divers invite le spectateur à découvrir des liens entre eux, à inventer le récit qui les unit.
Marie Fontaine est une jeune artiste, entendez, jeune en terme de parcours. Pour tout dire, elle ne se “prend” qu’à peine pour une artiste, tant la marche lui semble haute, cependant que, puisqu’on lui dit qu’elle l’est, elle est en phase d’auto-acceptation. Et de toutes façons, puisqu’elle a un besoin vital de produire ses œuvres, c’est tout de même un signe…
C’est donc le deuxième (je n’écris pas « second ») article consacré ici à Fontaine, car depuis que j’ai mis en ligne le premier (ici), Marie m’a montré de nouvelles œuvres et je me suis dit qu’il fallait de nouveau écrire à ces sujets (notez bien le pluriel). Le collage, il me semble, n’est pas pris très au sérieux depuis des décennies, mais je crois que, justement, bien longtemps après Max Ernst, ce sont des artistes-femmes qui avaient (re)pris au sérieux le collage, telles que Hannah Höch, Nancy Spero, Martha Rosler, Barbara Kruger, Sue Coe, et par exemple dans notre propre contemporanéité, Wangechi Mutu. Je ne dis pas qu’aucun artiste-homme n’aurait jamais pris le collage au sérieux, cependant que c’est certainement parmi eux que l’on trouve une tendance plus dilettante, plus vide de sens, comme, par exemple chez David Elliott ou Labelle-Rojoux (dont les collages bientôt exposés au MAC VAL sont consternants de je-m’en-foutisme). Parmi les artistes-hommes qui ont pris le collage au sérieux, on peut citer notamment Ernst, Arp, J. Prévert, Nigel Henderson, Rauschenberg, Richard Hamilton, Jasper Johns, David Wojnarowicz, William Kentridge, parmi d’autres. Mais que veut dire « prendre le collage au sérieux »? Eh bien, comparez les artistes cités, et vous aurez une idée de ce que cela veut dire.
De son côté, Marie Fontaine prend le collage au sérieux, et elle pourrait faire sienne, pensé-je, cette réflexion de Martha Rosler d’après laquelle le collage est « un symptôme, une stratégie et une forme de résistance.» Avant d’insérer une image, je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas du tout d’adouber le travail de Fontaine en ayant préparé le terrain avec des grands noms du collage, car je ne pratique jamais ce genre d’entourloupe intellectuelle ; plutôt, ce dont il s’agit, c’était, très brièvement, de tenter de recontextualiser le collage dans au moins trois de ses dimensions historiques, l’une évidemment purement artistique (Ernst, Schwitters…), l’autre, comme par hasard, et jusque plus ample informé, davantage politique et féministe (la même ?), avec Hannah Höch, Nancy Spero, Martha Rosler, etc. Enfin, la troisième, plus légère, déjà présente dans le mouvement Dada, aura perduré de nos jours, avec des usual suspects qui n’ont plus vraiment grand-chose à dire. C’est divertissant. Mais n’est-ce pas le cahier des charges du “culturel” ?

Le collage ajouté de “cut ups” n’est pas le plus fréquent, mais il vient, dirons-nous, comme une bande-son. À vrai dire, Fontaine se fait poétesse, puisqu’elle compose littéralement des scansions poétiques à partir d’origines diverses (c’est le propre du cut up), sauf qu’à l’origine, le cut up ne produit pas nécessairement du sens, tandis que du sens — polymorphe — Fontaine tient à en dégager. Il s’agit donc d’un double dégagement ; pictural et sémantique ; ce qui n’est pas la même chose, car les images, couleurs, déchiquetures, broderies, ne sont pas, c’est l’évidence, faites de lettres… Précisons que la partie centrale, composée d’une fente en amande et emblasonnée de papier froissé imprimé, provient d’un détail d’une œuvre de Gatien Mabounga. Je suis certain qu’il fallait le préciser, car notre artiste ne savait comment signaler cela. Voilà qui est fait. Cet emprunt, d’après Gatien, c’est un œil. Et notre artiste plussoie. Je devrais m’incliner, mais quelque chose, pour ma part, résiste. je veux bien que la forme d’amande “représente” un œil, mais qu’en est-il de son “enchâssement” fait de papier imprimé, mâché, modelé et déposé ? Maintenant, le contexte dans lequel le place Fontaine est tout différent (de chez Mabounga) car, pour ainsi dire, si l’on pousse la métaphore visuelle, l’œil “fait” corps avec les jambes, littéralement, cet œil graphiqué habille le corps dont ne dépasse que les jambes ingresques. À moins, que tout soit-en-un, c’est un seul corps, monstrueux, comme on en voyait chez Bosch, Brueghel, et alii. Ou bien souvenez-vous encore du Livre des Merveilles, du non moins merveilleux Marco Polo (XIIIe). Nous avons oublié comment était le XIIIe, et quels types humains nous pouvions y trouver, comme ici, via le Devisement de Marco :

De toutes façons, XIIIe siècle ou pas, nous savons que les monstres existent. Mais chez Marco, s’il m’en souvient bien, les monstres n’étaient pas méchants ; et c’est pourquoi nous eussions tellement aimer l’accompagner dans ces fantastiques voyages… Next!

Une petite recherche de cinq secondes m’apprend que “Le gouffre de Helm” est un endroit décrit par Tolkien, dans sa saga sur les Anneaux. (C’était très beau au cinéma, filmé en Nouvelle-Zélande, mais à lire, j’aurai tenu à peu près cinq page…). Bref. Si je devais qualifier ce collage, en deux mots, attention !, je dirais : L’amour lesbien. Je ne sais s’il se trouve des lesbiennes dans le gouffre de Helm, mais le titre princeps “Noumène”, invite à réfléchir, puisque le noumène, en philosophie, est un objet de pensée dirigée, d’après Platon, son introducteur taxonomique dans l’Histoire de la Philosophie, vers la « réalité intelligible », le « Monde des Idées ». (Fontaine est platonicienne). Il s’agit donc — redondance — dans ce tableau, de donner à penser. Notez les tentacules gravitant autour des objets du désir (nous les reverrons très prochainement), tentacules se substituant aux serpents capillaires de la Méduse, dont nous retrouvons ici encore une fois, l’œil mandingue. Ces tentacules, chez Fontaine, elles ne sont pas que récurrentes, elles font partie intrinsèquement de la société, ce sont, comme disaient les féministes en 1970, les tentacules de l’« exploitation sexuelle » toujours prêts, gluants qu’ils sont, à attraper ce qui est, systématiquement, considéré comme « objet sexuel ». (Évidemment que nous n’en sommes toujours pas sortis, de cette affaire…).

La petite Pénélope-Alice, toujours dans le monde kaléidoscopique — kalós-beau, eîdos-image-idée, skopéō-regarder — fontanien, semble avoir dominé déjà un tentacule. Mais il y en a d’autres. Prends garde ! petite fille. Mais la petite fille, devenue grande, nous dit qu’elle « triomphe, escortée qu’elle se trouve, d’hippocampes noirs ». N’a-t-elle pas l’air tranquille ?

Survivre aux « querelles » de dimensions cosmologiques et oïkonomiques (mer, maison).
Supporter la vie reste bien le premier devoir de tous les vivants (Freud, 1915).
Attention ! Ne pas confondre tentacules et hippocampes :

Note / Sur les expressions “artistes-femmes”, “artistes-hommes”. Ce que j’ai remarqué, m’intéressant depuis bien longtemps aux artistes, c’est qu’il y a des œuvres qui ne peuvent être faites que par des artistes-femmes ; des ressentis, des dires, qui ne peuvent être que le fait de femmes-artistes (et bien sûr des femmes “tout-court”), et j’en ai parlé suffisamment avec des amies artistes pour comprendre que je ne faisais pas fausse route, et c’est donc ce qui, en son temps, m’avait alors motivé pour proposer une (modeste) série sur l’“être-femme-artiste” (ici). Comme par hasard, j’avais été attaqué sur les réseaux dits-“sociaux”, par une photographe, lesbienne revendiquée, qui m’avait interpelé sur le mode suivant : je « ne comprenais rien aux femmes ». Je lui avais répondu quel telle n’avait pas été mon ambition car, passé un demi-siècle, ne sachant toujours pas exactement ce que veut dire “être un homme”, comment pouvais-je prétendre savoir ce que cela implique d‘“être une femme”? Vu sa suffisance et son agressivité, je ne pris pas la peine de lui suggérer, plutôt que de s’attaquer systématiquement à la gent masculine, de s’efforcer à produire de meilleures photographies…
#2. Marie Fontaine. Une découverte aux Portes ouvertes chez l’artiste Gatien Mabounga
