“Multimédia : peinture, sculpture, son”. Jeanne Siegel avec Rauschenberg, Rivers, et Lukin, 1966

Prologue. Chez des amis. Un magazine d’art, parmi bien d’autres ouvrages, sur la table du salon. Je l’ouvre. Toute l’actualité de l’art, en France, principalement. Sont faits états de célébrités, mortes ou vivantes, ce qui, dans le contexte, ne change pas grand-chose, finalement. Les vivantes les plus bankable ont droit à un entretien. Tout est aimable, anti-philosophique, et cordialement commercial : « Tout va bien, ce produit est consommable et très digestible, nous nous en portons garants ». C’est pathétique, et triste, mais ce n’est pas non plus nouveau. Tout est meveilleux, tout est beau, nous sommes chez Walt Disney, un univers en carton (“cartoon”, vous saisissez le jeu de mot ?). Bref. Donc, après cette épreuve démoralisante, to say the least, je recherche ce matin, dans mes documents, de quoi, c’est le cas de le dire, relever le niveau. J’ai trouvé, je crois, et pour cette fois-ci, de quoi. Retour vers le futur (possibilia). 


Ce panel fut le premier d’une série qui marqua le nouvel intérêt des années 60 pour la combinaison de médiums qui, jusqu’alors, étaient clairement délimités. En 1964, deux ans avant cette discussion, Robert Rauschenberg présenta ses “Combine Paintings” à la Biennale de Venise et choqua le monde de l’art en remportant la médaille d’or, seul Américain à avoir jamais réussi cet exploit. Sven Lukin a participé à l’exposition “The Shaped Canvas” organisée au musée Guggenheim la même année. En 1965, Larry Rivers a présenté une exposition rétrospective au Jewish Museum de New York. La Dr Irma Jaffe, ancienne conservatrice du Whitney Museum, était présidente du département d’histoire de l’art de l’université Fordham. Ce qui ressort clairement, ce sont les positions divergentes des artistes. Rauschenberg exprime de manière particulièrement perspicace le mécontentement de l’artiste face à la peinture en tant qu’activité isolée et sa quête personnelle de nouvelles solutions.       

Jeanne Siegel : Bob, dans votre œuvre intitulée “Bed”, vous avez fixé un véritable oreiller et une couette en patchwork sur un panneau, ce qui a donné à la peinture l’aspect d’un relief. Vous avez ensuite recouvert le tout de coulures et de taches de peinture multicolores. Quelle est la relation entre les éléments réels et la peinture ? Pourquoi n’avez-vous pas simplement peint un lit ?

Robert Rauschenberg, “Bed”, oil and pencil on pillow, quilt, and sheet on wood, 75 1/4 x 31 1/2 x 8″ (191.1 x 80 x 20.3 cm), MoMa, New York

Robert Rauschenberg : Ce n’était pas programmé de peindre un lit. J’utilisais simplement les motifs déjà présents sur la couette comme une sorte de défi ou de menace—  pour voir ce qui se passerait en travaillant contre ou avec eux. Et je ne m’en sortais pas très bien. La couette avait tellement de connotations nostalgiques qu’elle restait beaucoup plus directe que toutes mes actions alors j’ai pensé que la seule chose à faire était de suivre le mouvement. J’ai donc ajouté un oreiller. Ensuite c’est devenu une surface neutre et ça a fonctionné pour moi comme une peinture depuis lors.

Larry Rivers : Quand vous avez fait cela, je me demandais si vous étiez aussi intéressé par le lit ou si c’était plutôt comme si vous changiez de support pour peindre. Souvent, je me disais que, par exemple, on vous avait peut-être donné une table ou que quelqu’un vous avait dit : « Voici une radio, Bob, travaille dessus. »   

Rauschenberg : C’était principalement quoi peindre. Je ne trouvais pas cela très différent quand je suis passé des peintures toutes noires aux peintures colorées. J’avais l’habitude de dimensionner ma toile avec des bandes dessinées afin d’avoir déjà une surface vivante, et cela dans le but de reconnaître la peinture dès le début comme un objet, par opposition à la théorie selon laquelle on commence avec une surface ouverte prête à recevoir tout ce que l’on y fait. Je considère que la peinture commence avec les châssis, ou peut-être même en traversant la pièce pour la commencer.

Siegel : Est-ce que cela vaut également pour les constructions ?  

Rauschenberg : Plus ou moins. Je les ai toutes appelés “Combines”. J’ai dû inventer ce mot parce que j’en avais assez des discussions. Je voulais que les gens voient mon travail. Quand quelqu’un venait me voir et que je voulais vraiment savoir ce qu’ils en pensaient ou ressentir son regard, il y avait toujours cet écran derrière lequel ils pouvaient se cacher et, si je disais « C’est de la peinture », ils répondaient : « Ce n’est pas de la peinture, c’est de la sculpture. » Et ils trouvaient cela très intéressant ou bien que c’était un très bon moyen d’esquiver la question du regard. Cela devient un peu compliqué maintenant, car lorsque je fais des dessins, les gens les appellent des “dessins Combine”, et le mot “combine” fait vraiment allusion à ces choses qui en quelque sorte dépassent la définition traditionnelle ou ancienne de la peinture.

Siegel : Larry, vous utilisez également des éléments sculpturaux dans vos peintures, mais vous les maintenez au niveau d’un relief. Pouvez-vous expliquer la différence entre votre utilisation de ces éléments et ceux de Bob ?  

Rivers : Vous voulez dire, en d’autres termes, que tout ce qui s’éloigne de la surface plane serait appelé sculpture et que si vous ne dépassez pas quinze centimètres, cela peut être appelé relief ? J’ai fait de la sculpture avant de commencer à introduire des éléments sculpturaux dans mes peintures.

Rauschenberg : Vous faisiez de la sculpture avant la peinture ?

Rivers : Non, je veux dire que je les faisais séparément, puis au fil des ans, j’ai réalisé que l’une des choses que j’aimais dans la sculpture, c’était que cela prenait plus de temps. Cela peut paraître idiot, mais cela occupait une plus grande partie de ma journée. Et je travaillais la nuit quand je faisais de la sculpture. Et quand je repense à toutes ces années, je me rends compte que j’aimais bien l’idée que ce soit plus compliqué.

Siegel : Vous utilisez parfois le même thème pour une sculpture et une peinture. Dans laquelle apparaît-il en premier ? 

Rivers : C’est juste une certaine préoccupation. À un moment donné, vous n’avez pas beaucoup d’idées. Je changeais sans cesse ma façon de faire les choses, comme dans l’œuvre “Webster Cigar”. Je savais que certains éléments de cette œuvre seraient une sorte de porte avec le mot “Webster” dessus, comme les choses au-dessus des cimetières ou des propriétés très chères. Quand on s’en approche, elles ont ce genre d’arche. Il y avait cet élément. Et puis il y avait un homme. Et puis il y avait des fleurs. Je continuais simplement à les travailler de différentes manières. Je pense que le thème est très ancien dans l’art moderne. 

Irma Jaffe : Il semble que Bob et vous-même soyez parvenus aux formes ou aux images que vous créez d’une manière plutôt pragmatique — c’est-à-dire que vous aviez certaines images que vous vouliez exprimer, mais que vous y êtes parvenus presque par essais et erreurs en utilisant différents matériaux. En général, d’un point de vue historique, on associerait votre travail au début du siècle — avec le Manifeste futuriste — qui prônait l’abandon du marbre, du bronze et de la peinture au profit de tout ce qui pouvait être assemblé pour créer de l’art. Diriez-vous que la conscience de ce concept tel qu’énoncé par les futuristes a joué un rôle, ou diriez-vous que vous n’en avez jamais entendu parler ?

Rivers : Certaines choses sont présentes dans le monde de tant de façons différentes qu’il n’est pas nécessaire de les lire — on en est simplement conscient.    

Rauschenberg : J’y suis venu de manière assez négative, et cela à travers une incapacité d’être converti aux merveilles de la peinture. Je me suis retrouvé à chercher d’autres matériaux ou à ne pas pouvoir m’impliquer dans le mysticisme complaisant — dans les qualités auto-expressives que la peinture, per se, possédaient. Ou peut-être était-ce dû à ma maladresse et à mon incapacité à utiliser la peinture de cette manière. Presque tout ce que je faisais ressemblait à une éclaboussure, une tache ou une goutte, vous voyez, une trace de pinceau. Je n’arrivais pas à dissocier la peinture, telle qu’elle était traditionnellement, du fait qu’il s’agissait simplement d’un autre matériau. La peinture a un caractère, une qualité, elle a un corps physique reconnaissable, et je n’arrivais tout simplement pas à cultiver en moi cette autre qualité illusoire à laquelle j’aurais dû croire pour prendre une direction différente. J’avais le même problème avec la toile. Je tendais la toile — je savais ce que c’était — c’est un morceau de tissu. Et une fois que vous avez compris que la toile sur laquelle vous peignez n’est qu’un autre chiffon, peu importe que vous utilisiez des poulets empaillés, des ampoules électriques ou des formes pures.   

Siegel : Étiez-vous inspiré par Duchamp ?

Rauschenberg : Je suis inspiré par l’homme et j’ai une affinité naturelle pour les objets, donc je pense que nous avons cela en commun. J’ai apprécié ses jeux de mots et son humour mais en réalité beaucoup de ses œuvres sont extrêmement littéraires et mon appétit personnel ne va pas vers les œuvres littéraires. Mais j’aime cela dans son travail.  

Rivers : Je ne pense pas du tout que vous soyez comme Duchamp. Vous travaillez très dur, vous ne restez pas assis à réfléchir à une seule idée et à vivre cinquante ans avec.

Rauschenberg : Duchamp est un penseur, alors que moi, je me méfie de la moindre idée qui me vient à l’esprit, et je dois donc les mettre en ordre pour voir si c’est une idée — comme de prendre cinq toiles prendre exactement le même matériau pour en faire cinq tableaux différents.

Sven Lukin : Les œuvres de Duchamp sont vraiment singulières. Chaque objet est parfaitement déplacé et très isolé.

Siegel : Qu’en est-il des constructions de Picasso ?

Rauschenberg : Je n’avais pas vues celles de Schwitters ou de Picasso qu’avant d’avoir commencé à travailler de cette manière. Ça ne me dérange pas d’admettre que j’ai connu quelques revers, car cela fait froid dans le dos de voir quelque chose qui a été réalisé un an avant votre naissance. Vous vous dites alors qu’il y a d’autres emplois que vous pourriez obtenir.

Siegel : Sven, vos œuvres récentes ont été qualifiées de “toiles façonnées”. Qu’est-ce que cela signifie exactement ?  

Lukin : Cela signifie que la toile, plutôt que d’être simplement plate, est façonnée. Elle est tendue sur une armature ou, dans d’autres cas, j’ai introduit d’autres éléments qui en dépassent. Par exemple, dans certaines œuvres, l’idée était que la projection sorte de la toile et implique le sol et ainsi tout l’espace. Et la toile elle-même devient en quelque sorte un environnement.

Siegel : Quelle est la différence entre ces peintures dans lesquelles des éléments suspendus à la surface du mur s’étendent jusqu’au sol et une “Combine” comme celle de Bob, où une chaise est suspendue à la toile et repose également sur le sol ? 

Larry Rivers, “Webster Cigar Box”, 1964-66, edition of 20 Signed, numbered, and dated on wood box lid,  3/16 x 15 15/16 x 13 7/8 in (opened) 

Lukin : Il y a des similitudes dans le fait que nous utilisons tous deux des éléments tridimensionnels. Mon œuvre est, en quelque sorte, un “Combine”, car elle comporte différentes parties que je combine effectivement. La différence est que Robert utilise des éléments aléatoires, des objets trouvés, tandis que je fabrique les miens. Mon travail semble beaucoup plus solitaire que le sien, car il peut s’engager dans tout l’environnement et utiliser n’importe quoi. 

Rauschenberg : Le vôtre est beaucoup plus spectaculaire avec votre utilisation de la couleur pure et de formes simples. 

Lukin : Ce que je fait, en fait, c’est de juste de concevoir [‘design’] en couleur, alors que je pense que lorsque vous choisissez des objets au hasard, vous avez beaucoup plus de possibilités pour faire une pièce.  

Sven Lukin, “Untitled (Lost in Transit)” 1964, acrylic on canvas construction, 49 1/2 x 49 1/4 x 4 1/2 inches (125.7 x 125.1 x 11.4 cm), Hollis Taggart Gallery, New York

Rivers : Je pense que l’important, c’est que vous voulez être plus parfait. Vous prenez une petite partie et vous la travaillez comme si vous vous intéressiez à ce détail et vous vous concentrez sur ce détail jusqu’à ce qu’il soit exactement comme vous le voulez. Il ne suffirait pas de juste le laisser tel que Bob le mettrait. Il faut aussi tailler les bords, s’assurer que cela va d’un point à un autre dans une certaine couleur plate. Et quand vous la faites tourner vous la faites tourner de tous les côtés.

Siegel : L’une des distinctions importantes que Bob établit n’est-elle pas de différencier ou de contraster la peinture et l’objet tandis que Sven prolonge une forme similaire ?  

Lukin : Je considère mes œuvres comme très articulées, dans le sens où l’objet en tant qu’image. C’est une image immédiate, et le fait qu’elle soit tridimensionnelle est très important, mais elle aurait pu être une image plate, mais le fait est que ecla a évolué depuis la planéité vers cela.  

Jaffe : La question ici est la différence entre l’intégration de tous les éléments subordonnés à une seule image, ce que vous faites, Sven, et l’autre concept, qui est celui de relation plutôt que d’intégration. En d’autres termes, Bob et Larry créent leurs images de parties qui sont en rapport les unes avec les autres mais qui conservent leur propre identité et restent elles-mêmes tout le temps.

Larry Rivers, “Dutch Masters President’s Relief”, 1964, oil and collage on canvas, mounted in wood box, 97 3/4 x 69 3/4 x 14 1/4 inches (248.3 x 176.8 x 36.2 cm), Solomon R. Guggenheim Museum, New York

Rauschenberg : En fait, ça fonctionne à l’inverse. J’ai putôt tendance à utiliser deux éléments en tirant parti du fait qu’ils n’ont aucun lien entre eux sauf dans ce travail. Je veux dire par là que la relation n’est pas connue.  

Jaffe : Mais cela reste aléatoire.

Rauschenberg : Pas complètement aléatoire, car c’est aussi une question d’opinion quant à savoir s’ils sont liés et si vous vous basez sur votre propre expérience personnelle ou sur une supposition  concernant la pensée des autres. 

Rivers : Mes images sont davantage des histoires dans le sens où, en termes de sujet, vous n’êtes pas surpris par ce que vous voyez. Par exemple, dans “Russian Revolution” [ici], vous penseriez que ce que vous voyez correspond à ce qu’on appelle la révolution russe.

Rauschenberg : Il y a très peu de décisions absolument arbitraires ici.   

Jaffe : Ce n’est pas exactement ce que je voulais dire en relatant cela, même si c’est un facteur. Ce que je veux dire, c’est ce que je constate quand je regarde le travail de Bob. En d’autres termes, deux objets qui n’ont aucun rapport dans la vie réelle ont été mis en relation l’un avec l’autre par votre action, ils sont donc liés, mais leur relation n’implique aucune intégration. Vous n’avez pas modifié les pièces en les mettant en relation, alors que l’image de Sven dépend de la perception de l’image entière où le tout est plus grand que la somme de ses parties individuelles.

Lukin : Je pense que cela a aussi beaucoup à voir avec le type de processus impliqué. Quand je crée une œuvre, tout se passe en réalité au stade du dessin, puis il ne reste plus qu’à la réaliser et de la faire péter [“blowing it up”]. 

Rauschenberg : Il travaille à l’intérieur, tandis que je travaille à l’extérieur.  

Lukin : Votre travail est beaucoup plus biographique que le mien en ce sens. Larry peut se mettre en scène, tout comme vous.

Rauschenberg : Mais je pense que toi et moi avons plus en commun que Larry dans notre utilisation de la sculpture dans la peinture, car nous partageons tous deux une incrédulité ouverte face à l’illusion. 

Rivers : Ou tu acceptes l’illusion des autres. Tu introduis l’illusion tant que tu ne la crées pas toi-même. Par exemple, tu inclueras une photographie d’oranges — ce qui est une illusion d’oranges. Je savais que c’étaient des oranges.

Rauschenberg : Mais c’est une illusion bien connue.

Siegel : Larry, dans votre nouvelle série “Don’t Fall”, vous utilisez des morceaux de métal et de plexiglas — des couches de plexiglas qui indiquent les dimensions du visage, des joues et des cheveux — qui se superposent les uns aux autres, n’est-ce pas ?

Larry Rivers, “Don’t Fall”, 1966, mixed media on board, 28 x 17 cm

Rivers : Oui, comme une perspective forcée. En d’autres termes, votre nez est devant vos joues, donc si je peignais votre nez, je le placerais devant vos joues comme si je peignais un nez, mais je serais aidé par le fait qu’il est physiquement plus en avant que votre joue.  

Rauschenberg : Ce qui m’intéresse, c’est le fait que ces deux actions se contredisent l’une l’autre. Vous avez peint comme si vous peigniez en trois dimensions — comme si vous peigniez sur une surface plane pour insister sur le fait qu’il s’agit d’un nez, et en fait, vous avez fait autre chose, qui est de le placer littéralement sur ce plan.  

Rivers : Donc, c’est double. Ça va certainement se trouver devant les joues, même si vous l’avez mal peint. Ce qui ressort, c’est qu’il existe toutes sortes de combinaisons. Le nez peut devenir une partie du front. Vous prenez un morceau de Plexiglas et vous faites le nez, puis cette partie du front. Maintenant, les cheveux doivent-ils être placés derrière le front ou devant ? En fait, ils sont toujours derrière le nez, donc si vous ajoutez les cheveux sur une autre couche, qu’avez-vous fait ? En d’autres termes, où sont-ils ? Je ne sais pas. Je trouve que la combinaison de ces problèmes semble intéressante.   

Lukin : Vous pensez ça comme un élément tridimensionnel et en même temps comme une illusion picturale.

Rivers : Vous deux avez quelque chose en commun c’est que vous avez cet objet mais il doit avoir une base d’attache. Vous ne vous contentez pas de placer l’objet, vous le fixez à cette image comme si vous vous glissiez lentement hors de l’image.

Lukin : Pour moi cela a complètement à voir avec le fait de lui offrir un ancrage [“giving it a home”]. C’est son environnement et tous les projets qui en découlent s’adaptent naturellement à cet environnement.

Rivers : Mais encore un pas en avant et vous vous retrouveriez dans quelque chose comme chez Tony Caro, n’est-ce pas ? Si vous supprimiez la partie dont il est issu, — cela ressemblerait à une sculpture autonome. 

Lukin : C’était la première étape après avoir réalisé mes premières toiles façonnées [“Shaped canvases”], et les premières, je les ai improvisées, car je ne connaissais vraiment rien à la menuiserie. Je ne savais même pas qu’on pouvait tendre une toile de cette manière, mais une fois que je l’ai fait, l’étape suivante a été de réaliser une peinture sur pieds, ce que j’ai fait. C’est la seule fois où le Whitney m’a demandé d’exposer à l’“Annual”, qui était une exposition annuelle de sculpture, mais je n’ai jamais considéré cela comme une sculpture.

Rauschenberg : Avez-vous réalisé des œuvres que vous appelez sculptures ? 

Lukin : Non, je les considère comme les deux à la fois et comme aucune des deux. Je les considère comme des sculptés [“sculptings”]. 

Siegel : Vous vous qualifiez de peintre.

Rivers : Parce que vous avez commencé comme peintre. Pour moi, toutes ces choses sont idiotes. 

Rauschenberg : Bob Morris est un sculpteur et je m’en réfère le plus souvent à lui comme peintre. Mais cela n’a pas d’importance. Vous pouvez tout aussi bien appeler quelqu’un comme il souhaite être appelé.

Siegel : En parlant d’être appelé… Larry, vous étiez musicien de jazz avant d’être peintre. Avez-vous déjà utilisé le son dans l’une de vos œuvres ? 

Rivers : Très rarement. J’ai l’impression d’être un vieil homme grincheux, mais en réalité, je n’aime pas le son dans ce contexte. Il y a toujours du son. La seule fois où j’ai utilisé le son, c’était dans mes collaborations avec Tinguely, car il crée des œuvres qui bougent. 

Rauschenberg : Dans “Oracle”, j’ai utilisé le son comme élément sculptural. Je considérais le son comme émanant des différentes pièces, comme leur prolongement — chaque voix, comme la voix qu’avait chaque pièce, était déformée et influencée par la forme dans laquelle elle se trouvait et la façon dont elle était installée. C’était directionnel. Vous pouviez fermer les yeux et marcher dans la pièce et vous saviez quand vous veniez de heurter l’une des pièces, sans la toucher. Dans “Broadcast”, j’ai utilisé le son comme élément pictural, et non comme élément sculptural. 

Robert Rauschenberg, “Oracle”, 1962–65, assemblage en métal en cinq parties avec cinq radios dissimulées : conduit de ventilation ; porte de voiture sur table à machine à écrire, avec métal écrasé ; conduit de ventilation dans une bassine et eau avec panier métallique ; unité de commande d’escalier construite contenant des piles et des composants électroniques ; cadre de fenêtre en bois avec conduit de ventilation, le tout sur roulettes.dimensions variable, Museé National d’Art Moderne, Centre Georges Pompidou, Paris
Robert Rauschenberg, “Broadcast”, 1959, “Combine”, oil, graphite, paper, fabric, newsprint, printed paper, printed reproductions, and plastic comb on canvas with three concealed radios, 61 x 75 x 5 in. (154.9 x 190.5 x 12.7 cm), Powers Art Center, Ryobi Foundation, Colorado

Rivers : Que voulez-vous dire ? 

Rauschenberg : J’ai utilisé le son pour apporter davantage de contenu. C’était comme un collage sonore, de sorte que lorsque vous étiez confronté à cette surface plane — je ne sais pas, je pense simplement que c’était une différence dans la façon de voir les choses et je pense que cela fonctionne ainsi : quand vous étiez confronté à la pièce, le son, qui passait d’un coin à l’autre du tableau, attirait votre attention sur cette zone, puis il était déplacé ailleurs et cela avait également un effet. Le son particulier que vous avez entendu a influencé la façon dont vous avez lu [“read”] quelque que soit l’image ou la couleur que vous regardiez lorsque vous avez entendu ces mots. Et j’ai vraiment pensé à cela comme étant complètement pictural.   

Rivers : Je pensais que ce serait une expérience intéressante de prendre le travail de quelqu’un d’autre et d’en faire une version. 

Rauschenberg : Vous voulez dire comme Elaine Sturtevant ?

Rivers : Non, je pensais à ceci : disons que tu as fait la majeure partie du travail. Tu as dit que tu voyais le son comme une peinture ; j’ai immédiatement pensé que si je faisais du son, j’aurais ce que tu écoutes — cela avait quelque chose à voir avec ce que tu as vu, tu vois. Mais cela ne t’intéresse pas, tu les fais toujours passer à autre chose. C’est la même chose avec Tinguely. La fréquence radio ne serait jamais assez longue pour que tu puisses suivre une séquence quelconque.

Rauschenberg : Eh bien, tu es dans un mode, d’humeur thématique.

Rivers : Thématique, si je comprends bien le mot. 

Siegel : L’un d’entre vous s’est-il déjà lancé dans la réalisation de films

Rivers : Je meurs d’envie de faire un film, mais je n’arrive pas à le réaliser. J’en prépare un avec mon fils, intitulé The Bronx Zoo. Il s’agit là encore d’une œuvre autobiographique, car j’ai vécu à quelques pâtés de maisons du zoo pendant la majeure partie de ma vie et j’y allais tous les jours. 

Rauschenberg : J’ai repris quelques carnets de voyage et je les ai retravaillés, non pas pour en faire un film, mais pour les utiliser comme matériau dans certaines pièces de danse/théâtre que j’ai créées. Mais en parlant de théâtre, je pense que j’étais très frustré  — cela s’est accumulé — par le fait que la peinture me semblait si statique. Je suis sûr que c’est pour cela que je me suis mis à envahir toute la pièce, que je l’ai repoussée et que je me suis mis à travailler sur des sculptures et…

Lukin : C’est vraiment une extension de votre travail. C’est presque comme si vous  activiez l’une de vos peintures. 

Rauschenberg : C’est ce qui m’intéresse. Je ne cherche pas simplement à changer de médium ou à faire cela. Je me sens simplement plus à l’aise jusqu’à ce que je trouve comment obtenir ce genre de flexibilité et d’absence de staticité dans une œuvre — qui serait une combinaison de peinture et de sculpture, ou ni l’un ni l’autre, quelque chose qui se rapproche davantage de cela que du théâtre. J’ai l’impression que c’est un processus d’apprentissage, la condition très naturelle dans laquelle je travaille.  

Rivers : Peut-être que vous ne pouvez pas être seul. Vous êtes incapable d’être seul tant que vous ne vous sentez pas en sécurité. Je ne sais pas quel âge vous avez.

Rauschenberg : En réalité, mes peintures ont toujours été très sociables. Elles ont toujours été autant liées à ce qui se passait dans la rue qu’à mes idées à ce sujet. J’ai vraiment peur des situations de type tour d’ivoire. Et je pense que lorsque l’on est artiste, le risque de tomber dans ce piège est vraiment très grand. Vous passeriez la plupart de votre temps en traitant d’abstractions, comme si pour vous elles étaient des faits naturels et vivants. Et aussi le rôle d’un peintre, socialement, du moins historiquement, produit un climat qui vous rendrait aisé le fait d’être exclu d’une activité ordinaire. Je trouve que la peinture est une activité très ordinaire à pratiquer.

Rivers : Que voulez-vous dire ? Ce que pense l’homme moyen dans la rue ? 

Rauschenberg : On trouve généralement deux extrêmes qui sont des clichés. L’un est : « Oh, vous êtes peintre ? C’est merveilleux. Vous êtes sensible. Vous avez toutes ces pensées merveilleuses et magnifiques », et l’autre est : « Vous êtes un peu fou, n’est-ce pas ? »

Siegel : Pourriez-vous concevoir de passer à un autre médium et de ne plus revenir à la peinture ?

Rauschenberg : Je pense que cela pourrait arriver, mais je ne pourrais pas le programmer. Je ne pourrais vraiment pas, honnêtement. 

[Cette table ronde avec Lukin, Rauschenberg et Rivers a été organisée et diffusée le 21 novembre 1966 sur WBAI.]

PS. WBAI : station de radio étasunienne affiliée au réseau Pacifica Radio qui diffuse sur la ville de New York et sur la fréquence 99,5 MHz.