Dans la première édition (1928) du livre d’André Breton, Le Surréalisme et la Peinture, Magritte n’apparaît pas. Mais on le trouve dans la seconde édition de 1965. Il était temps ! Breton :
[…] il n’est pas aujourd’hui d’œuvre plus exemplaire que celle de René Magritte. « Mes tableaux, dit-il, sont des images. La description valable d’une image ne peut être faite sans l’orientation de la pensée vers sa liberté. » Qu’on y prenne garde : ceux qui parlent en mauvaise part de l’« imagerie » de Magritte, qui lui reprochent sa démarche à contre-courant des « recherches » plastiques actuelles, n’accusent par là que les bornes de leur propre entendement. Le parti pris figuratif de Magritte est bien plus grand qu’on ne dit : il s’applique, en effet, à deux niveaux dont seul le plus humble est d’appréhension courante. Il s’agit, certes, d’abord, partant des objets, des sites et des êtres qui agencent notre monde de tous les jours, de nous en restituer en toute fidélité les apparences, mais, bien plus loin — et c’est là que se place l’intervention totalement originale et capitale de Magritte — de nous éveiller à la vie latente par l’appel à la fluctuation des rapports qu’ils entretiennent entre eux. Distendre, au besoin jusqu’à les violer, ces rapports de grandeur, de position, d’éclairage, d’alternance, de substance, de mutuelle tolérance, de devenir, c’est nous introduire au sein d’une figuration seconde, qui transcende la première par tous les moyens que la rhétorique énumère comme les « figures de mots » et les « figures de pensée ». Si la figuration concrète, au sens descriptif que réclame Magritte, n’était aussi scupuleuse, c’en serait fait du grand pont sémantique qui permet de passer du sens propre au sens figuré et de conjuguer d’une même regard ces deux sens en vue d’une « pensée parfaite », c’est-à-dire parvenue à sa complète émancipation. Là s’affirme en toute priorité, en toute continuité le génie de René Magritte. Le surréalisme lui doit ses premières — et dernières — dimensions. (1961)
Quelques phrases manquent au début, on le voit, mais on n’y parlait pas de Magritte, ce pourquoi j’ai ôté ces dernières. Toujours est-il que Breton ne se sera pas foulé, en 1961, pour écrire sur cet “indispensable”… Breton semble constater qu’il existe des « rapports » dans les deux niveaux. Mais justement, il n’y en a pas, et jamais, chez Magritte. Il suffit d’avoir à l’esprit n’importe quelle image magrittienne. Donc non, André, pas de rapport entre les deux “réalités” (on va voir qu’à la vérité il n’y en a qu’Une). Comme si cela ne suffisait pas, voilà que Breton nous parle de « rhétorique », et même de « sémantique », comme si, insiste-t-il, il y avait, chez Magritte, un « parti pris » à toujours situer immanquablement ces deux “niveaux” de lecture. Mais probablement que non. Et Magritte nous l’indique :
je finis par trouver dans l’apparence du monde réel lui-même la même abstraction que dans les tableaux ; car malgré les combinaisons compliquées de détails et de nuances d’un paysage réel, je pouvais le voir comme s’il n’était qu’un rideau placé devant mes yeux. [Magritte, “Lignes de vie”, 1938]
C’est très important ce que Magritte écrit-là. Reprenons : je finis par trouver dans l’apparence du monde réel lui-même la même abstraction que dans les tableaux. C’est un énoncé extraordinaire, et cela rejoint ce que je remarquais récemment (ici); pour un artiste, il n’existe pas de quotidien, entendez, justement, au sens “réel”. Exemple : je lève les yeux de mon écran, et je vois là-bas (150 mètres) la Loire. Je peux très bien imaginer un bras sortant de l’eau, ou un archange de pierre chutant vers le sol, ou encore que les incessantes voitures (pour la plupart monopassager) se transforment sur le champ en limaces, les conduteurs se retrouvant de facto à cheval sur ces si lentes montures. Hurlements et lamentations d’effroi et d’incompréhension ! Les hommes pleurent leur obèse SUV-fasciste changés en stylommatophores ! C’est la totale panique. On se rappelle que notre cher Rimbaud (lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871) écrit : « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Or qu’est-ce que le peintre, d’après Magritte, si ce n’est pas justement cela, cette voyance dans le réel ?
Magritte “voit” un énorme rocher dans un salon, et il dépeint la scène. OK. Pourquoi pas ? Il n’y a rien de plus spécial à en dire ; c’est une vision.

Magritte : Le Surréalisme revendique pour la vie éveillée une liberté semblable à celle que nous avons en rêvant.

Il faut se mettre d’accord ; ou pas, d’ailleurs. Le signifiant, chez Magritte, vise-t-il le signifié ? Dans l’hypothèse que nous sachions ce qu’est une chambre d’écoute (autrement appelée « chambre anéchoïque »), on constate bien évidemment que cela ne ressemble absolument pas à la pièce dépeinte par Magritte. Ceci dit, dans le monde de la réalité augmentée, on peut supposer qu’une pomme s’est mise à parler, à donner des informations, en terme de frottements, de craquements, car, n’est-ce pas ?, comme la face cachée de la Lune, nous ne voyons qu’une “face” de la pomme. À quoi ressemble l’autre “face”? Mystère. La pomme, donc, s’exprime ; et depuis longtemps. D’où sa grosseur. Il faut comprendre qu’elle a grossi une fois installée dans la pièce, sinon, je vous le demande, comment est-elle entrée ? Non. Elle a été disposée toute menue, comme une pomme somme toute banale (pardon pour les pommes exceptionnelles) et, puisqu’il y a un dispositif, une écoute, elle s’est mise à s’exprimer. Ce qui a entraîné son grossissement. Si bien que, maintenant, elle ne peut plus sortir ! Mais, sortir, le veut-elle ? A-t-elle “tout” dit ? N’a-t-elle plus rien à déclarer ? Va-t-elle continuer de s’exprimer au point de menacer l’architecture ? Prochain épisode : POM POM POM POOOOOMM ! POM POM POM POOOOOOOOOMM !
Les titres des tableaux ne sont pas des explications et les tableaux ne sont pas des illustrations des titres. La relation entre le titre et le tableau est poétique, c’est-à-dire que cette relation ne retient des objets que certaines de leurs caractéristiques habituellement ignorées par la conscience, mais parfois pressenties à l’occasion d’événements extraordinaires que la raison n’est point encore parvenue à élucider. (Magritte, ”Sur les titres”, circa 1946)
Il est difficile de choisir une illustration d’un tableau de Magritte (entendez, son image, car je n’ai pas les tableaux dans mon bureau). C’est difficile. Et pourquoi l’est-ce ? Parce qu’il y a, presque, l’embarras du choix (ce serait un bon titre pour un tableau magrittien). Magritte a peint beaucoup de tableaux. Beaucoup. Bien entendu, quand un artiste produit beaucoup, il y a des ratés. C’est humain. Cependant, dans ce qu’il reste de regardable, d’interrogeable, il y a bien de quoi faire.

En 1963, il reste à Magritte quatre ans de vie. Il serait réducteur, dans sa propre liberté, de le considérer de toujours comme un peintre surréaliste. Et cela, Breton le savait de longtemps, car en 1946, Magritte, au sein du groupe surréaliste de Bruxelles, écrit le Manifeste de l’Amentalisme, dont nous extrayons ceci :
Nous n’avons ni le temps ni le goût de jouer à l’art surréaliste, nous avons une tâche énorme devant nous, nous devons imaginer des objets charmants qui réveilleront ce qui nous reste de l’instinct de plaisir.
La “théorie” de l’amentalisme est celle du « plaisir », opposée à celle du tout politique, qui caractérisait le surréalisme français qui, en ces années 1946, se demandait s’il fallait être “contre” ou “pour” le Parti Communiste… Oui, c’est assez consternant. Il est vrai. Des artistes, des écrivains, devraient avoir autre chose à faire que de se soucier de telles billevesées, mais enfin, comme on dit, c’était l’époque et, en l’occurrence, cette fascination lugubre pour le communisme totalitaire dura bien longtemps, et Magritte et le groupe de Bruxelles eurent bien raison de sortir de ce panier de crabes improductifs, car c’était bien d’art qu’il était question, et de rien d’autre. Ainsi on peut, avec “La recherche de l’absolu”, constater encore une fois, et ici en 1963, que Magritte reste fidèle à son motto de 1938, à savoir qu’il y a :
dans l’apparence du monde réel lui-même la même abstraction que dans les tableaux…
Nombreux sont les peintures surréalistes qui le sont dans le sens littéral ; tout est irréel — pensons par exemple aux tableaux d’Yves Tanguy. Chez Magritte, semble-t-il, on trouvera toujours éléments issus du monde réel mais sans cesse transfixés par le “rêve”et l’imaginaire. Comme dans “La recherche de l’absolu”. Certes, a priori, on pourrait voir-là un paysage somme toute banal. Mais si l’on s’y arrête, des indices sautent aux yeux. Parmi eux : l’étrange découpe de l’arbre aphylle. Trop parfaite pour être vraie ? Quelques heures plus tard, j’en parle avec l’ami Éric (peintre et fin œil de son état), et il me fait remarquer que les branches ont la forme d’une feuille ! Je ne l’avais pas vu ! Il y a quelque chose de la génialité, ici et ailleurs, chez Magritte, à donner la forme d’une feuille, nervurée qui plus est, aux branches d’un arbre. C’est une idée magnifique. Mais ce n’est plus une idée, puique c’est peint ! Et on ne peut pas peindre une idée. C’est donc autre chose. Qu’est-ce donc, alors ? C’est un fait.
Et sinon ? Que dire de ceci ?
De quelle “nature” est cet objet ? Extraterrestre ? Naan. On dirait un plomb de pêche. Ceci dit, il est énorme. Proportionnellement, autant que notre pomme bavarde (il y a bien une pomme chanteuse…). Mais voilà donc, après notre arbre aphylle en forme de feuille, un deuxième mystère avec ce considérable plomb à pêche. Notez qu’il a aussi, du coup, un côté bunker — « le scandale du bunker », comme l’écrit Virilio. (Dans un monde contrefactuel, Magritte a lu Bunker Archéologie…) :
Anachronique en période normale, en temps de paix, le bunker apparait un peu comme une machine a survivre […] Le bunker n’est plus réellement fondé ; il flotte sur un sol qui n’est plus un socle à son équilibre, mais une étendue mouvante et aléatoire qui s’apparente, en la prolongeant, à l’étendue marine. C’est cette autonomie relative qui équilibre la flottaison du bunker en assurant sa stabilité au milieu des modifications probables du terrain environnant.
Bon !, et la maison…
Parfois, Magritte peint “bien”, et parfois, il peint moins “bien”. Voyez-vous ? Il y a des choses qu’il peint très bien, et d’autres, moins bien. Et bien sûr que c’est intentionnel. Mais je n’en connais la raison. Entendez bien, ce n’est pas une critique, c’est une remarque. Si je puis risquer une hypothèse, je pense que Magritte, le plus souvent, vise la vue d’ensemble. Comme je le disais à l’ami Éric (décidément), Magritte n’est pas un peintre de la touche, mais de la vision. Or, la vision, nous l’avons dès le début, avec, justement, la vue d’ensemble. Et c’est bien ce qu’était Magritte. Mais, bien entendu, cette vision d’ensemble repose sur un agglomérat d’indices, qui font corps. Si Magritte ne peint que la maison, il n’y a pas d’intérêt au tableau. S’il ne peint que l’arbre, l’intérêt est quelque peu levé, mais cela ne vaut pas encore d’en faire le sujet unique d’un tableau. Il en va de même pour le plomb de pêche. Ces trois éléments font le tableau, et, surtout, fabriquent l’énigme (αίνιγμα). Car c’est cela le but ultime chez notre peintre : l’énigme. Comme par hasard, on trouve des références à l’un des promoteurs de l’énigme au XIXe siècle et surtout inventeur du roman policier : Edgar Allan Poe, comme dans ce chef-d’œuvre :

Tout le monde a vu cette image (le tableau, moins, bien sûr, et moi non plus). L’énigme, c’est comment un reflet attendu de face peut refléter le dos ? C’est contre-intuitif (expression à la mode), et c’est impossible. Mais comme nous sommes dans le domaine de l’art surréaliste, c’est mogelijk (possible). Cependant, et là encore, à force de regarder, il y a deux détails qui nous intriguent, et qui dépendent du découpage de la scène, et du choix de son encadrement suivant les sites consultés. Ainsi, le site du Museum Boijmans semble le seul à nous montrer une feuillure à partir du verre dans le cadre, côté droit. Ce qui nous renvoie à cette plus grande feuillure sur le côté gauche, qui est proprement inexplicable. À moins. À moins que… je vous laisse vous interroger. Laissons donc rôder la beauté du mystère.
Note. Non paru, Le Surréalisme en plein soleil. L’expérience continue, Manifeste n° 1, octobre 1946, Bruxelles, comptait Joë Bousquet, René Magritte, Marcel Mariën, Jacques Michel, Paul Nougé, Louis Scutenaire et Jacques Wergifosse.
Contact : mychkine@orange.fr