Daniel Dezeuze est certainement l’un de nos plus grands artistes français. Pourquoi ? Parce que c’est certainement le plus radical, originellement, mais surtout parce qu’il n’est pas resté piégé dans ce que devient une radicalité trop appuyée, et donc attardée, ce qui en fait, si l’on peut dire, un radical évolutionniste. Ce n’est pas une position unique dans l’histoire de l’art contemporain mais, dans le contexte français, c’est assurément notable. Car enfin, qui se soucie encore des pauvres carrés de Toroni ou des osselet-haricots — ce que vous voulez — de Viallat ? Bien sûr, d’autres “noms” viennent à l’esprit (Buren, Lavier…), pour qui l’aventure — mission primaro-ultime de l’artiste — s’est auto-rétrogradée à un rang de fonctionnariat monotâche : proposer toujours le même dans le différent. Ce n’est pas avec cela que l’on respire, ni que l’on dérive dans l’imaginaire vital.
De ce côté, nulle crainte avec Dezeuze. Dès le début, c’est un explorateur ; soit exactement ce qu’est un artiste. Son nom, évidemment, est immédiatement collé-associé au grand référent historique “Supports-Surfaces”. La première exposition du groupe a lieu en 1969, qui se désintégrera en 1972. De fait, comme “mouvement”, c’est plutôt court. Mais en France, nous adorons les étiquettes, et celle de Supports-Surface reste appliquée sur le front de chacun de ses membres, ad vitam aeternam — on nomme cela un “produit d’appel”, c’est toujours pratique pour rameuteur du monde, pour peu qu’il soit cultivé, ce qui est encore une autre histoire…
Or si nous nous intéressons à Dezeuze, ce n’est pas en raison de cette courte et fugitive genèse, c’est pour son œuvre dans le temps long, remarquable pas l’obstination de sa recherche et dans ses expérimentations. Et je pense qu’on ne le dit pas assez. Il est vrai que l’ambiance française est au jeunisme, et une excellente amie artiste me disait récemment que la France n’a plus rien à offrir aux artistes qui ont franchi la quarantaine et qui continuent de créer. De leur côté, les artistes âgés sont catalogués — donc rangés, et c’est bien pratique, surtout pour la paresse intellectuelle. Mais revenons à notre sujet. En 1967, Dezeuze est radical :

Cette radicalité n’est pas une clôture, mais une ouverture. Bien sûr si, pendant plus de cinquante ans, Dezeuze n’avait produit que des châssis vide à feuille de plastique, nous serions dans la clôture, le “truc” ; sauf que tel n’a pas été le cas. Mais restons encore près de ce châssis. Sur le site de l’artiste, et sur celui du Centre Pompidou, on trouve cette photographie ci-dessus (Figure 1). Sur ce second site, on trouve aussi une autre photographie (Figure 2) :

La proposition est extrême. Un châssis vide posé au sol. Vide ? De près, on doit bien distinguer la feuille tendue de plastique (sur photo, on ne voit rien, c’est dire si cela est bien tendu). S’il n’y avait pas de feuille, le regard du spectateur passerait entre les traverses, direction le vide, donc le mur (joli paradoxe). Mais il y a une feuille, transparente, sur laquelle doit certainement s’arrêter, divaguer, l’œil. Que signifie cette feuille ? C’est un fantôme, un spectre ; le spectre de la toile. Et cette toile fantomatique laisse place à quelque chose : la projection. Celle du spectateur. En quelque sorte, c’est une leçon de peinture négative, à l’instar de la théologie négative chez (le Pseudo) Denys l’Aéropagite ; autrement dit, cette pièce pourrait être titrée “Ce qu’est et qui n’est pas la peinture”. On le sait, regarder un tableau, c’est autant examiner ce qu’il s’y trouve de factuel — formes, traces, chromatisme, paréidolie ou pas ; qu’imaginer, phantasmer, raisons et interprétations.
Si donc les négations, en ce qui concerne les réalités divines, sont vraies, au lieu que les affirmations sont inadéquates au caractère secret des mystères, c’est plus proprement que les êtres invisibles se révèlent par des images sans ressemblance avec leur objet. […] que d’ailleurs les images déraisonnables élèvent mieux notre esprit que celles qu’on forge à la ressemblance de leur objet, je ne crois pas qu’aucun homme sensé n’en disconvienne, car il est naturel que les figurations plus élevées aillent jusqu’à tromper certains… [Denys l’Aréopagite, Hiérarchie Céleste]
Voie négative : Vous voulez parler d’un sujet ? Rendez vous non pas à la tête du sujet, mais à son extrémité opposée. Visez les pieds pour parler de la tête, les talons pour les poumons (il paraît, d’après la Notice du Pompidou, qu’il y a du “taoïsme” chez Dezeuze…). En exposant un voile vide de signes Dezeuze retourne la tête du spectateur. Ainsi, il sollicite à l’envers son imaginaire, voire, son imagination. Quelle différence ? L’imaginaire, c’est un dépôt personnel, de tout ce qui y est entré depuis notre enfance, on y trouve des tas de choses, des plus triviales, voire honteuses, aux plus belles. L’imagination, c’est la faculté de créer, de faire apparaître ce qui n’était pas encore là.
Théologie négative :
Comme dit Barbara Rose : « L’art ne signifie pas, il est. » Et il est au prix de ce qui n’est pas : la couleur (si ce n’est celle d’un mur déterminé), la surface (sans plénitude), la forme (la trace d’un châssis cependant), le progrès (le tableau est mécaniquement répété), l’expression en général. [Daniel Dezeuze, “texte d’exposition” (extrait), 1967]
Le châssis est posé au sol, de biais, soit deux positions antithétiques à la monstration d’un… « tableau », allions-nous dire. Mais est-ce un tableau ? Ou bien est-ce une œuvre en attente d’être installée ? Non, elle se présente ainsi, il n’y a rien à ajouter.
Ce qui est tout de même probable, sans grandiloquence, c’est que, par divers moyens, échappées parfois sublimes (le mot est lâché), parfois plus “interloquant”, Dezeuze aura questionné, nettoyé à sec les questions historiques du châssis et de la toile. À l’époque de Iacopo, et Gentile Bellini, à Venise, nous apprend Giorgio Vasari (1550), c’est la coutume que de peindre sur toile :
Ce furent les premières œuvres qui rendirent Iacopo célèbre pour l’aide apportée à ses fils, une histoire que certains situent dans l’école de San Giovanni Vangelista, où se trouvent les histoires de la Croix. Celles-ci furent peintes par eux sur toile, afin de perpétuer la coutume de cette ville de travailler de cette manière.
Bien sûr, il reviendra à la peinture, mais dans un premier temps de manière fantomatique, détachée (je pense aux “Gazes découpées et peintes”, 1977-81), et détachée non pas seulement de manière métaphorique, mais physique ; ce sont bien des morceaux découpés de gaze, dont certains évoquent des clés, et d’autres, des trous de serrure… Mais des trous de serrure plein, bien entendu.
Avec “Châssis avec feuille de plastique tendue”, Dezeuze problématisait le cadre, et toutes les théories afférentes. À quoi sert-il ? Ou bien, à quoi peut-il servir ? Ne pourrait-il pas servir que (de) lui-même, en tant que pur… “motif” ? La pensée de l’artiste chemine, elle prend du temps ; elle prend son temps. Après ce premier cadre il y en aura d’autres, posés, spatialisés, interrogés dans leur nature même, jusqu’à déformation :

Le châssis, comme paroi d’une cellule de localisation montée dans le vide, dans cette région où le réel ne se manifestera jamais (pense-t-on), dans cette région de l’expérience a priori négative. [Daniel Dezeuze, Notes d’atelier, 1971]
Je saute des étapes, que lecteur pourra toujours rattraper sur le site de l’artiste (ici). La figure 3 n’est pas loin du sublime. Entendons-nous (sans grandiloquence) sur ce mot. Je cherche dans le puits sans fond de l’exégèse artistico-philosophique et je trouve deux phrases ; l’une de Philippe Lacoue-Labarthe, et l’autre de Barnett Newman.
- Lacoue-Labarthe : Est sublime la présentation de l’imprésentable ou, plus rigoureusement, pour reprendre la formule de Lyotard, la présentation (de ceci) qu’il y a de l’imprésentable.
- Newman : Pour nous aujourd’hui, il ne fait aucun doute que l’art grec privilégie l’idée selon laquelle le sentiment d’exaltation réside dans la forme parfaite, que l’exaltation est identique à la sensibilité idéale — contrairement, par exemple, à l’art gothique ou à l’art baroque, dans lesquels le sublime se manifeste par le désir de détruire la forme, et où la forme peut être informe.
Comme on dit, la phrase de Newman « a fait ma journée.» (“Make my day!”, disait Harry Le vilain). Il faut comprendre que, parfois, mon cerveau s’arrête sur une phrase, et je fais une pause. Celle de Lacoue était pas mal, mais alors celle de Newman m’a stoppé net. Quelques heures de digestion. Je ne vais pas questionner le rapport historique qu’il dresse avec les arts gothique et baroque ; on supposera qu’il avait des infos. Que je n’ai pas. De fait, nous lui faisons confiance. (Mais qui suis-je pour ne pas faire confiance à Barnett Newman ?). Ce qui me scotche quelques neurones c’est bien sûr le dernier segment après l’avant dernière virgule ; « détruire la forme », « ou la forme peut être informe ». Il ne s’agit pas non plus de dire que Dezeuze fait acte de gothisme ou de baroquisme, l’enjeu, ici, c’est de saisir par la pince les indices données par Lacoue-Labarthe et Newman ; imprésentable, détruire la forme, rendre informe la forme.
Premier épisode : Dezeuze expose un châssis, vide, recouvert d’une feuille en plastique transparent. Très vite, le châssis devient un “quadrillage de liteaux” (1970), et donc, déjà, déformé — les liteaux normés ne sont pas déformés, ils sont tous perpendiculaires et parallèles, sinon les tuiles qu’on va fixer ne vont pas tenir longtemps.
Deuxième épisode : Dans la suite du processus de déformation Dezeuze produit un “quadrillage de rubans de toile” (1972), puis la “claie inachevée” (1974), sorte d’esquisse où seuls deux treilles sont visibles mais insérés en diagonales, ce qui contredit, là encore, la forme traditionnelle, car une claie orthodoxe est faite d’un treillage parallèle et perpendiculaire.
Troisième épisode : La “claie inachevée” est décisive — mais à ce stade, quelle pièce ne l’eut-elle été ? — car elle permet, mentalement, de voir déjà la scission en deux parties du cadre (“châssis”, “quadrillage”) dont un élément consiste en la Figure 3, qui est la suite logique du processus de travail de la forme depuis les pièces citées ci-avant. En comparant avec une œuvre semblable (ici), il est fort probable que nous puissions nommer la Figure 3, “triangulation”. Certes, l’image dans l’hyperlien ci-avant est la photographie d’une œuvre réalisée en 2011, et c’est de l’acrylique (rouge) sur métal. Autrement dit, c’est beaucoup plus rectiligne que la triangulation de 1975, qui est en bois de placage, et donc plus “souple”.
Reprise et coda :
- Lacoue-Labarthe : Est sublime la présentation de l’imprésentable ou, plus rigoureusement, pour reprendre la formule de Lyotard, la présentation (de ceci) qu’il y a de l’imprésentable.
- Newman : Pour nous aujourd’hui, il ne fait aucun doute que l’art grec privilégie l’idée selon laquelle le sentiment d’exaltation réside dans la forme parfaite, que l’exaltation est identique à la sensibilité idéale — contrairement, par exemple, à l’art gothique ou à l’art baroque, dans lesquels le sublime se manifeste par le désir de détruire la forme, et où la forme peut être informe.
- Edmund Burke (1757) : Comme je l’ai dit, l’étonnement est l’effet du sublime à son plus haut degré ; les effets inférieurs sont l’admiration, la révérence et le respect.
L’effet de l’étonnement face à “triangulation” (1975) se mêle bien à quelque chose d’inconcevable toutefois conçu, subséquent à la phénoménalisation de l’imprésentable et/ou de la destruction de la forme, mais ici pas seulement ; il s’agit de la destruction du propos même de la peinture, car tout vient de la peinture, il ne faut pas l’oublier. Vous aurez peut-être lu cette anecdote délicieuse narrée par Michael Fried (ici, par exemple) rapport aux lignes peintes par Stella. Au vingtième siècle, post-Picasso, post-qui vous voulez, et etc., que faire en tant que peintre ? Dezeuze, radical, désosse le peint, et tous ses paraphernalia, à commencer donc par la matière-peinture, la toile, et le châssis. Je ne sais pas si Derrida, dans l’industrielle ponte de ses publications, n’a jamais considéré Dezeuze, mais il aurait eu de quoi faire, en terme de déconstruction matériale.
Refs/ Giorgio Vasari, “Iacopo, Giovanni e Gentile Bellini”, In Le vite de’ piú eccelenti pittori, scultori ed artchitetti (1550), Letteratura italiana Einaudi, 1986 /// Denys l’Aréopagite, Hiérarchie Céleste, Les Éditions du Cerf, 1958 /// Du Sublime, Belin, 1988 /// Daniel Dezeuze, Textes, entretiens, poèmes, 1967-2008, Beaux-art de Paris les éditions, 2008