Ceci n’est pas un Leonardo (qui n’a pas peint “Salvator Mundi”)

Le Salvator Mundi de Léonard de Vinci est l’une des redécouvertes artistiques les plus importantes et les plus inattendues du XXIe siècle. Son illustre histoire, vieille de 500 ans, et le récit de sa réapparition, de sa restauration et de son authentification, sont aussi fascinants que n’importe quel thriller à succès sur la vie et l’époque de Léonard de Vinci. [Dixit Christie’s]    

Le tableau et le thème tout à la fois du “Salvator Mundi” s’inscrit dans la tradition des  représentations du Christ non pas dans l’iconologie classique de la Passion, mais dans celle, plus métaphysique, de la Salvation du Monde. Et par quoi le monde est-il sauvé à travers le Christ, tenant le globe dans ses mains ? Par l’amour. C’est l’amour qui sauve et sauvera le monde, et l’on peut supposer que c’est un axiome avéré et rationnel. Il est plus rationnel d’aimer son prochain que de le haïr, et il est plus rationnel d’aimer le monde en le préservant plutôt qu’en le détruistant. Ça tombe sous le sens. Évidemment cela peut-être, circonstanciellement et suivant les latitudes, relativement difficile à mettre en pratique. Dans l’école dénommée Leonardeschi (Léonardesques), le tableau Salvator Mundi est attribué à Leonardo di ser Piero da Vinci.  Et il est vrai qu’à regarder telle œuvre de Marco d’Oggiono, Giovan Pietro Rizzoli (Giampietrino), Gian Giacomo Caprotti (Salaì), Cesare da Sesto, parmi d’autres, l’influence picturale, pictographique, pour ainsi dire, est patente. Le problème, avec cette appellation, c’est qu’elle ne rend pas vraiment service à Leonardo, voire, qu’elle s’inscrit à décharge contre son œuvre. L’une des contre-preuves les plus éclatantes en est donc le fameux Salvator Mundi. Le plus étonnant, avec ce tableau, c’est qu’il est à la fois attribué à Leonardo, bien que cela soit fort contesté, et aux Léonardesques. Il faudrait savoir ! Des spécialistes, bien évidemment, se sont penchés sur ce dilemme, on pourrait même dire ce chiasme. Entre 2007 et 2010, la Maison Christie’s a commissionné une dizaine d’experts pour se pencher sur son authenticité supposée. Parmi eux, la spécialiste Carmen Bambach écrit : 

L’attribution du Salvator Mundi… est un ajout important à l’érudition, mais nécessite une description plus qualifiée, car sa surface de peinture originale gravement endommagée présente une grande proportion d’intégration récente [c.-à-d. une nouvelle peinture superposée]. De l’avis du présent examinateur, qui a étudié et suivi le tableau pendant son traitement de conservation, et qui l’a vu dans son contexte dans l’exposition [principale exposition Leonardo 2011-12 de la National Gallery], une grande partie de la surface originale peut être de Boltraffio, mais avec des passages réalisés par Leonardo lui-même, à savoir la main bénissante droite du Christ, des parties de la manche, sa main gauche et l’orbe de cristal qu’il tient. (Source ici).

On va voir que, même en n’étant pas un spécialiste de l’œuvre de Leonardo, on peut déceler assez aisément tant de défauts patents dans le tableau que la conclusion laissera peu de place à l’équivoque. Mais avant cela, dressons une courte mais édifiante histoire des aventures du Salvator.   

On a vendu une première fois le “Salvator Mundi”, « version Cook », en 1958, pour la  somme de £45 (sachant que 45 Livres sterling en 1958 équivalent à 1 316,38 livres sterling en 2025, soit €1 555,78, ce qui n’est vraiment pas cher pour un Leonardo da Vinci !). En 2017, le site Internet de la Maison Christie’s n’hésite pas à affirmer qu’il s’agit bien d’un tableau de Leonardo, allant même jusqu’à le qualifier de « chef-d’œuvre ». Si même en admettant que ce tableau est l’œuvre de Leonardo, on ne peut certainement pas le qualifier ainsi. Toujours est-il que les experts, d’après Christie’s, situent la création du tableau soit fin 1490, soit à partir de 1500. On peut tout de même s’interroger sur le fait que, si le tableau est bien de Leonardo, comment se fait-il qu’il a pu se vendre seulement pour 45 misérables Livres Sterling en 1958 ? Ajoutons que ce tableau, dit “version Cook” (ancien collectionneur) est celui-là même qui a été emporté aux enchères en 2017 par Mohammed Ben Salman (également connu sous les initiales MBS, Prince héritier d’Arabie saoudite et Premier ministre depuis le 27 septembre 2022, celui là-même qui a fait découper en morceaux et dissout dans l’acide le journaliste saoudo-américain Jamal Kashoggi (ici) et qui dirige depuis le début son pays de manière tyrannique, source ici et ici), Monsieur Ben Salman, donc, a acquis le tableau pour la modique somme de 400 Millions de Dollars ! Mais étrangement depuis, le tableau n’a jamais été exposé, tandis qu’il était prévu qu’il le fût, en présence du Président Macron (because Louvre d’Abou Dhabi), en septembre 2018. Dans une enquête haletante, Vanity Fair (ici) s’interroge : « C’est bien simple : le tableau n’est plus réapparu en public depuis sa vente en 2017. Serait-il caché dans un port franc ? Ou dans l’un des palais de MBS ? Ou encore, comme l’a annoncé le magazine Artnews début juin, quelque part sur le yacht de 134 mètres du prince héritier ? Ni le principal intéressé ni ses différents porte-parole n’ont accepté de s’exprimer sur le sujet.» Il se murmure que quelqu’un de très influent, peut-être Stéphane Bern ou Hector Olbak, venus avec le Président Macron, a convaincu son Altesse Royale qu’il s’agissait d’un faux. Conscient de la honte mondiale et de l’universel ridicule qui eut entièrement recouvert son thobe (le nom même de la robe du bédouin), le Prince aura donc décidé de le brûler dans l’une des 765 cheminées de son palais principal. Il faut rappeler tout de même que, lors de l’acquisition, en 1900, par Francis Cook, le Salvator Mundi est décrit comme une copie libre par l’un des élèves de Leonardo, le dénommé Giovani Antonio Boltraffio. 400 Millions de Dollars pour un faux Leonardo… Mais quand on (MBS) peut dépenser 1,18 milliard de Dollars pour des vacances aux Maldives entre 2015 et 2017 (sources multiples), ça doit finalement se digérer aussi bien qu’un loukoum (en fait non, nous venons de le voir). Maintenant, il me semble qu’il n’est nul besoin d’être un expert patenté pour, de visu (c’est le cas de le dire), constater que ce tableau ne peut être l’œuvre de notre bon Leonardo :

Léonard de Vinci ou Bernardino Luini ou Giovanni Antonio Boltraffio, “Salvator Mundi”, version Cook, vers 1500, peinture à l’huile sur panneau de bois de noyer, glacis, clair-obscur, sfumato, 65,6 × 45,4 cm, Louvre Abou Dabi

Au premier coup d’œil, l’œil droit du Christ est plus haut que son œil gauche ! Ça commence bien. Et ça se précise :

Si ce tableau est de Leonardo, dites-moi je vous prie comment il a pu ainsi massacrer les yeux ? Je vous le dis, ce n’est pas possible. Pas de la main de Leonardo. Enfin ! Comment expliquer que le bord du punctum inférieur de l’œil droit se trouve, parallèlement, au dessus du punctum de l’œil gauche ? Sans même parler de la différence complète du traitement chromatique et formel entre les deux yeux. C’est insensé. Jamais Leonardo n’eut peint une chose aussi laide et disgracieuse. Ce n’est pas fini : Comparez donc la caroncule de l’œil gauche avec celle, quasi inexistante, de l’œil droit. Comme si cela ne suffisait pas, l’œil droit est plus éloigné de l’arrête du nez que le gauche… Et pour finir, on compte, entre les raphés (zone médiane temporomaculaire qui correspond à la limite entre les fibres optiques rétiniennes temporales supérieures et inférieures), sept colonnes verticales pour l’œil droit et huit pour l’œil gauche ! Et je ne parle pas du nez tordu, de la narine plus fine que l’autre, de la lèvre enflée du côté droit comme si elle avait été piquée par un moustique de Judée ! Mais il aura suffit de s’attarder rien que sur le traitement des yeux, indigne de Leonardo mais néanmoins production d’un mauvais exécutant, qui n’avait pas le souci de la vraisemblance.

Le plus drôle, c’est que cela se vérifie chez certains Léonardesques suspects. Tenez !, prenez par exemple Bernadino Luini (supposé auteur, lui aussi, du “Salvator Mundi”):

Bernardino Luini, “San Gerardo dei Tintori”

Mentionnons encore Giovanni Antonio Boltraffio (lui aussi associé — mais combien furent-ils ? — pleinement à l’“exécution” du Salvator) :

Les deux braves garçons se heurtent à de sérieux problèmes de positionnement anatomique, et notamment concernant les yeux. Comme c’est bizarre ! Le premier décidément aime à positionner les yeux de manière non parallèle, et le second les met de travers quand le visage n’est pas penché… Et ces deux ragazzi ont été élèves du génial Leonardo… Mais bon, qui pouvait-il ? 

En conclusion, l’impression générale de ce “Sauveur du Monde” est… triste. N’a-t-il pas l’air complètement blasé ? La pose, sans gloire, juste factuelle, est loin d’incarner la nature divine du Fils de Dieu (quand même, ça pèse…). Au lieu de cela, on a l’impression d’un visage sans grâce, on voit presque le modèle qui attend que ça se termine, car il est bien fatigant de maintenir son bras en l’air et de porter le monde dans sa main.