On ne présente pas Banksy, célébré en tant que graffeur et peintre. Une publication aussi sérieuse que le Smithsonian Magazine, dans son issue de février 2013, écrit 13 fois à son propos le verbe “paint” et six fois le terme de “graffiti”. Et ce n’est qu’un exemple, mais il est signifiant, comme on disait du temps du structuralisme, car, on le constate sans être un génie des mathématiques, l’occurrence du verbe « peindre » est plus que deux fois présente relativement à l’état dudit, à savoir graffeur. Or, bien entendu, nous avons là une confusion catégorielle. Un graffeur n’est pas un peintre, et inversement. Au risque de paraître vieux jeu (mais je ne suis plus jeune, donc…), je ne vois pas vraiment en quoi il faudrait rendre réflexifs graffito et peinture. D’ailleurs, en ce qui concerne la première discipline, il faudrait préciser que Banksy n’est pas un pur graffeur, il a recours au pochoir. Et rien que cette démarche le disqualifie dans la légende urbaine du graffeur qui, par nécessité, agit vite, sur l’instant, et n’a pas le temps de préparer des pochoirs dans son salon… Sinon, justement, l’“essence” même du graffito se volatilise. Bien évidemment, comment ne pas penser au célèbre graffeur inconnu (Samo©) devenu peintre, Jean-Michel Basquiat ? (Mais d’ailleurs, Basquiat est-il vraiment devenu peintre ? Y a-t-il une touche Basquiat ? Nous y reviendrons, un autre jour.) Rappel. Un graffito de Samo©, cela donne :
Notez que c’est certainement en raison de ces graffiti léchés, mis en scène, que Banksy a obtenu ses galons de peintre. Ce qu’il n’est pas. On a d’ailleurs fait, récemment, tout un foin d’une ancienne toile retrouvée du maître des salles des ventes, soit une bonne et belle croûte (ici). Bref. En attendant, départageons entre deux images ; l’une de Banksy, et l’autre de Gérard Gasiorowski. On se demandera peut-être comment ce genre d’appairement m’est venu, mais tout cela n’est qu’une suite logique à partir de la recherche d’image relative au soldat. Commençons donc avec Gasiorowski :

Même si on jugera insultant pour Gasiorowski la comparaison — mais puisqu’il est dit que Banksy est peintre, il faut bien comparer avec quelqu’une ou quelqu’un, il ne suffit pas d’ânonner ! — donc, tout de suite, comparons :

On le sait, la caractéristique majeure des pochoirs banksyens, c’est la contradiction, le paradoxal, le chiasme iconique : c’est le manifestant qui, au lieu de jeter un cocktail Molotov, balance un bouquet de fleurs ; ou bien c’est une petite fille qui palpe un militaire. Ici, de la même manière, au lieu de tirer des balles, le fusil du soldat joue des notes de musique. C’est parfaitement absurde, mais c’est tellement gentil et pacifiste !, parce que la guerre, c’est pas bien, ça tue des gens, des innocents, etc. Il vaut mieux que les soldats tirent de la musique. Bon. C’est niais. Notez que, pour “faire” peintre, Banksy, grâce au pochoir, a mis à la va-comme-je-te-pousse ombres et lumières, mais absolument n’importe où. Ce qui augmente le degré du “ça ne veut rien dire”. Mais ce n’est pas important, ce qui compte, et c’est ce qui fait l’identité de Banksy, c’est le paradoxe, et le gentil message politique : la guerre, c’est mieux musical. Remonter maintenant à Gasiorowski. Agrandissez l’image. Montez, descendez, recadrer. Travail de peintre. Gasiorowski se tient à la limite du décomposé et de la dépiction, car c’est notre esprit qui complète les formes, l’image que nous nous “faisons”, à laquelle il manque des éléments. Travail de peintre. Je suppute qu’il s’agit d’un soldat américain. Et qui fait la guerre en 1973 ? Les États-Unis, contre le Vietnam. C’est certainement la guerre étasunienne qui aura compté le plus de défoncés :
La guerre du Vietnam (1954-1975) est parfois qualifiée de première « guerre pharmacologique », car la consommation de substances psychoactives par le personnel militaire américain a atteint des proportions alarmantes. Selon le ministère de la Défense (DOD), en 1968, près de la moitié des hommes américains déployés au Vietnam consommaient une forme ou une autre de drogue illicite. En 1970, ce taux est passé à 60 % ; en 1973, année du retrait américain de la guerre, 70 % des soldats présents sur place consommaient des stupéfiants. En 1971, 50,9 % fumaient de la marijuana, 28,5 % consommaient des stupéfiants durs, principalement de l’héroïne et de l’opium, et 30,8 % consommaient des drogues psychédéliques. (Łukasz Kamieński, Shooting Up. A Short History of Drugs and War, Oxford University Press, 2016).
Le soldat de Gasiorowski est-il défoncé ? C’est possible, puisqu’il sourit. C’est presque un sourire de clown (façon horror movie, voyez ?), que lui fait la sangle du casque. Ôtez la sangle et il n’y a plus de visage. Or vous ne pourrez pas sangler votre casque avec vos lèvres.
Nous avons quitté depuis longtemps le comparatif avec Banksy, car, vous l’aurez remarqué, on se pose beaucoup plus de questions avec le soldat gasorowskien qu’avec le graffito du susnommé. Et pour cause, parce que telle est la différence ontologique entre un graffeur-illustrateur et un peintre. Et à ce propos, il ne sera pas impossible de trouvers des peintres-illustrateurs parmi les peintres patentés. Quelle est la différence ? Il y a longtemps que cette dialectique me trotte dans la tête ; à vrai dire depuis 2016, quand je me suis entretenu, ai réfléchi, et écrit, sur Vincent Corpet. Je pense que Corpet est un peintre-illustrateur, ce qui n’est pas rédhibitoire. Avant lui, et parmi d’autres, on peut penser à Jacques Monory, ou encore à Martial Raysse. Pour le dire ainsi (attention, ça peut piquer), un peintre-illustrateur n’a pas de touche. Trouvez-moi une touche chez Corpet, Monory, ou Raysse. Il n’y en a pas. Ou bien je ne comprends rien à la peinture. Et pourquoi pas ? Un peintre, au sens classique, a une touche. Je veux dire : Morris Louis, Gerhard Richter, Clare Woods, Christiane Pooley ont, une touche. Notez, et c’est important, que le fait d’être un peintre-à-touche ne signifie aucunement une supériorité sur le peintre-illustrateur, car tout dépend de ce que le peintre, per se, cherche, et recherche, et tout dépend, à l’autre bout de la chaîne, de ce que le spectateur-regardeur apprécie et veut considérer, et tout cela est bien normal car nous sommes toujours sous le régime de la démocratie représentative, et c’est très bien ainsi (si quelq’un connaît mieux, qu’il le fasse savoir au plus vite). Ainsi, on peut dire qu’Anselm Kiefer est un peintre-à-touche, mais Dieu que c’est lourd et indigeste ! C’est assommant comme un Panzer roulant sur des œufs d’autruche (pendant l’Anschluss → allusion édifiante compréhensible ici et ici).
PS. Avant les fameux pochoirs, Banksy avait déjà toute une œuvre faite de peinture, de sculptures, d’installations, aussi inintéressantes les unes que les autres, et si je suis parti depuis l’exemple du pochoir, c’est parce qu’il me semble bien que c’est avec cette série qu’il a commencé de devenir vraiment célèbre et donc, reconnu. (Consulter Ulrich Blanché, Banksy. Urban Art in a Material World, Tectum Verlag Marburg, 2016, ouvrage dans lequel on apprend notamment qu’en « 2000, Banksy a rencontré Damien Hirst à Londres, qui l’a rapidement promu. “Damien Hirst a donné […] [à Banksy] son soutien, et il a été envoyé à New York pour peindre des chambres d’hôtel et sur la Costa del Sol pour embellir un complexe de lap dance.”» Blanché cite (guillemets anglais) un certain Mitchell dont il ne donne pas la référence si ce n’est une date, 2000).