On ne parle plus beaucoup de Dali, à part récemment, au sujet d’un réalisateur qui a tout compris de la Société du Spectacle, c’est-à-dire qu’il fait beaucoup d’éclaboussures en crachant dans la soupe, ce qui reste un sport très apprécié. Bref. Pour ma part, je ne goûte pas vraiment Salvador, mais je dois reconnaître que, notamment, son tableau indiqué en titre me laisse positivement interloqué. Après tout, qu’est-ce qu’un artiste ? C’est quelqu’un qui vous invite dans un endroit où vous n’iriez pas en temps normal, parce que vous n’en avez pas la carte. Autrement dit, l’artiste, en quelque sorte, vous convie, mais il ne s’agit pas d’un blanc-seing pour squatter. Encore moins, comme le dit un critque d’art au sujet des œuvres d’une artiste, de « les intégrer à notre tour à notre imaginaire ». Ça ne se passe pas comme cela. Car sinon, nous pourrions faire l’inventaire de notre imaginaire. Or, une telle opération est-elle possible ? Non. On ne sait pas exactement ce que “contient” notre imaginaire, et, pointeraient d’aucuns, « c’est bien là Le problème ». Notre imaginaire, c’est la Cour des Miracles, le purgatoire, l’enfer et le paradis réunis, associé au monde du Rêve, si présent chez les Aborigènes. Ainsi, les peintres aborigènes affirment que leurs
représentations ou images ne sont « pas inventées », « pas créées par les hommes », mais « proviennent du Temps du Rêve » (tjukurrtjanu). En ce sens, ils sont décrits de la même manière que les personnes, les coutumes et les caractéristiques géographiques, qui auraient tous pour origine le Temps du Rêve, ou comme le disent régulièrement les Pintupi, « Tjukurrtjanu, mularrarringu » [du Temps du Rêve, cela est devenu réel]. Ils ont donc plus de valeur que tout ce que les humains pourraient inventer. (Myers, 2002).
Je crois que nous pourrions nous inspirer de ce Temps du Rêve, car après tout, c’est bien là que nous séjournons chaque fois que nous activons notre pulsion artistique, que nous soyons récepteurs ou producteurs. Le monde de l’art, c’est ce qui est vrai dans le monde dans lequel nous aimerions vivre, mais qui, pour la majeure partie des populations, n’existe pas. Et c’est bien là le drame. Autrement dit, et nous le savons bien, le quotidien du monde insipide et plat de la réalité dans lequel nous vivons n’en a jamais rien eu à faire de l’art, c’est juste un “loisir” (Que voir cette semaine ?) et/ou un prétexte à flatter la phynance (Jarry). Il est temps de chercher un territoire géographique vierge, et d’y implanter la République des Arts. Bref. Revenons à notre sujet.

Ce n’est pas, constatons-nous, un grand tableau. Mais il est peut-être grand tout de même. La montre molle, tout de même… C’est assez génial. Et il s’agit maintenant de dire pourquoi, parce que l’adjectif est tellement galvaudé qu’il serait bon de lui réinsuffler quelque lustre (poussière d’or). Normalement, le type de montres dépeint ici devrait être doté d’un anneau, circonscrivant la couronne (appelée aussi « couronne de “remontoir »). Dali ne le fait pas apparaître. ¿Pero por qué? Disons-le ainsi : Le Temps est détaché ; il est devenu inattachable.
Le Temps est tellement détaché que son incarnation s’en ramollit. Donc les montres deviennent molles. Notez que l’on ne sait pas si celle au premier plan gauche recouverte de fourmis est aussi molle, car elle est entière posée sur la structure en bois (?). Profitons d’être à cet endroit pour signaler cet arbre mort qui a crû sur du bois inerte, joli paradoxe. On voit au-delà encore une planche d’aggloméré, et au-delà encore, la mer. À ce point, on se demande si le paysage, en tant qu’espace naturel, ne serait pas fictif — ce qui constituerait une sorte de mise en abyme (rien de grandiloquent, il s’agit du jeu de l’art). Toute la tension du tableau tient dans ce fait que puisque les montres sont molles alors le temps doit être devenu de même ; comme si le temps n’existait pas en dehors des montres. Bien sûr que si. Sauf que, bien entendu, dans un monde où les montres sont molles, comment maintenir son ordonnancement ? Car le monde est organisé suivant l’heure, la minute, et la femtoseconde.
Résultat du désordre ? Les choses se désorganisent, et apparaissent des monstres :
Voyez, a surgi dans le décor cette espèce d’organisme dont on se demande bien ce qu’il est, et d’où il vient ? Avec, comme une selle, encore une montre molle. Résiste-t-on à l’image “chevaucher le temps” ? Car le temps se chevauche, c’est l’Espace-Temps, et Dali, à sa manière, devait l’avoir compris (voire cône de Minkowski ici, en bas d’article). Celui qui chevauche le temps en est-il le maître ? Māyā — माया. Le temps du rêve. Voyez ? Dès que nous ouvrons la porte de l’art, nous y pénétrons.
Toutes les peintures représenteraient des histoires concernant les voyages d’êtres ancestraux mythiques (Dreamings, Tjukurrpa), dont les actions, selon les Yarnangu, ont donné forme et ordre à leur monde. Le pays Pintupi est sillonné par les chemins de leurs voyages. (Myers, 2002).
Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir hors de ce Monde pour en venir voir un autre tout nouveau que je ferai naître en sa présence dans les espaces imaginaires, Les philosophes nous disent que ces espaces sont infinis et ils doivent bien en être crus puisque ce sont eux-mêmes qui les ont faits. Mais afin que cette infinité ne nous empêche et ne nous embarrasse point, ne tâchons pas d’aller jusques au bout, entrons-y seulement si avant que nous puissions perdre de vue toutes les créatures que Dieu fit il y a cinq ou six mille ans ; et après nous être arrêtés là en quelque lieu déterminé, supposons que Dieu crée de nouveau tout autour de nous tant de matière que, de quelque côté que notre imagination se puisse étendre, elle n’y aperçoive plus aucun lieu qui soit vide. (Descartes, Le Monde: Description d’un nouveau Monde et des qualités de la matière dont il est composé.)
Ref. Fred R. Myers, Painting Culture. The Making of an Aboriginal High Art, Duke University Press, 2002
Elle est revenue ! Quoi ?
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