Morris Louis, à partir de l’année 1954, en gros (rendez vous sur cette page) est un peintre en série. Il y a quelque chose de fascinant dans la série. Mais il faut prendre garde à ce terme, car vient assez rapidement l’idée d’un tableau répétitif. Or, bien évidemment, quand même l’un “resssemble” à tel autre, chacun est différent, et détenteur de contenu, et, c’est encore l’évidence, le contenu détermine la force du tableau, quand bien même on pense remarquer une ressemblance entre tel et tel. Car il faut aussi tenter de se mettre à la place de l’artiste : il ne se dit pas, « tiens !, je vais faire cinquante fois le même tableau ». Cela ne marche pas comme ça. D’abord, généralement, du pur point de vue factuel, chacun est unique ; ensuite, il faut bien comprendre que chaque tableau est un processus, c’est-à-dire une somme d’expériences, qui commence avec la première touche posée, jusqu’à la dernière. L’expérience : concept fondamental de l’art contemporain.
L’année 1959-60 voit une explosion de divers motifs chez Morris, et le mieux, c’est d’en donner un infime exemple :

“Floral”, nous dit-on. Vite vu, nous pourrions avoir l’idée d’un vase noir, transparent, et de fleurs, qu’en qualité de non botaniste, je qualifierais d’“indéterminées”. Ceci dit, on remarque vite que les fleurs débordent des deux côtés, comme si, bien qu’en dehors du vase, elles restaient solidarisées à l’ensemble. Mais cela ne tient pas. Louis s’amuse, pour lui d’abord ou avec le regardeur tout autant, en donnant cette image classique, cliché, des fleurs dans un vase, sujet ô combien ressassé dans l’histoire de la peinture. Autrement dit, nous devons très vite oublier la recherche concordante de la mimēsis dans cette image, et simplement sentir le chromatique parfum de la peinture. Et là, cela devient plus intéressant. Car, nous focalisant, nous constatons une sorte d’identité propre à chaque forme (ce sont bien des “formes” pas des fleurs), oserions-nous dire une présence, tant le mot est démonétisé.
Nous avions cette idée d’identité. Rapprochons-nous :
Que voulez-vous dire ? Il y a tout, ici, l’enfance de l’art et la sublime complexité du simple associé au simple (mais pour arriver à cela, comptez quelques décennies, soyez patient, et, bien sûr, en “trouvant” autre chose). Si nous nous en tenons à ce terme d’« identité », et pourquoi pas ? on voit bien que sa matérialisation est tactile, frontalière, perméable, entre autres mots qui peuvent “venir” à l’esprit (“mind”). Et puis, même dans ce qui semblait unaire (du latin unarius, « d’une seule forme »), nous voyons des intrusions, ou bien des greffes internes… Comme ici :
On le sait, la peinture, c’est une histoire de recouvrements, ce que n’est pas la photographie. Mais s’il y a histoire de recouvrements, c’est parce qu’il y a des “personnages”, donc, comme je le disais, des “identités” — on vérifiera mon intuition en cherchant l’occurrence du terme dans le livre magnifique de John Elderfield, Morris Louis, Moma, 1986. Elderfield parle même, concernant par exemple la série des “Stripe”, d’« identité sculpturale », ce qui, tout de même, pour du peint sans épaisseur, sans empâtement, tient donc aussi beaucoup de la teneur en présence des tableaux de Morris. C’est dire.
Regardons-nous ailleurs ?
Dans la mesure du possible, il faut toujours passer du temps face à un tableau (je pars toujours du principe — fictif — que j’ai directement affaire au tableau, et pas à une image, ce qui me permet de me sentir plus proche, mais chacun fait comme il le sent). Passer du temps, et ne pas hésiter à promener ses yeux. Et par exemple dans ce détail. Dès le début, on se croyait dans quelque chose de très lissé, presque pop dans la fraicheur, et puis, voyez, le “vase”, ou pseudo, permet d’introduire du filandreux, du discontinu. Et voilà qui est étonnant. Et on se dit, tout à coup : Et si c’était à cela que servait la superposition du pseudo-vase ? À faire intervenir le fibreux. Que l’on retrouve encore du côté droit :
Du coup, le propos général du tableau n’est plus ce que nous en avions trop vite conclu, voici qu’il est devenu binaire. Et seul un regard appuyé et patient peut le détecter. Bien entendu, le peintre le savait déjà.
Sur “Le sentiment d’être heureux”. Chaque matin, je “dois” écrire. Soit je reprends ce que je faisais la veille, soit j’ai envie de partir de zéro, “from scratch”, comme on dit en anglais. Évidemment, un praticien ne repart jamais vraiment à zéro ; nous sommes ce dont nous provenons. Ceci dit, ce matin, donc, je cherche, et dans mes brouillons, il y a cet article sur Morris Louis, mais associé à une critique de l’anthropologie chez Gell et Descola, mais justement, j’ai eu envie de ne m’intéresser qu’à Louis, et alors je suis allé chercher des images. Et, en regardant telle ou telle, j’ai été envahi (comme on dit) par un sentiment non pas de bonheur, car le bonheur n’est pas un sentiment, c’est un plan de vie, l’aboutissement d’un « plan rationnel », comme l’a très bien dit le philosophe John Rawls, tirant cette idée de sa lecture de l’Éthique à Nicomaque (Aristote). Bref, en regardant les images des tableaux de Louis, effectivement, tout à coup, je me sentais heureux, ça me faisait du bien de voir cette beauté. Car, il faut le dire et le répéter, nous avons besoin de beauté, et quand nous en voyons l’une de ses épiphanies, alors nous sommes bien heureux.
PS. Elderfied (op.cit.), à-propos de la dure réalité d’un très grand peintre et de sa renommée :« en d’autres termes, non seulement la réputation de Louis est en grande partie posthume, mais notre compréhension de son identité artistique l’est également.»