Pour J.N
Dès le petit matin, avec rien d’autre que la lumière naturelle, Suzan Frecon peint, lentement. Conséquemment, et comme l’écrit justement Stephen Westfall (Art in America, 2018), « les larges peintures de Suzan Frecon se révèlent elles-mêmes lentement.» En premier, ce que l’on constate, c’est l’apparente simplicité des motifs et des formes. Et puis une question familière surgit : « Combien de temps pour arriver à la simplicité ?» Mais, paradoxe, c’est une simplicité qui n’est pas si simple. Le simple, c’est du mixte. Et allez savoir pourquoi, avec cette idée de simple, je pense à Leibniz, qui à recours de nombreuses fois à ce terme dans sa Monadologie (1714, écrite en français). Il ne s’agit pas de faire une exégèse taxonomique de l’utilisation de la notion dans l’ouvrage ; aussi, en cherchant un peu, on tombe sur cette extraordinaire citation :
L’état passager, qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité ou dans la substance simple, n’est autre chose que ce qu’on appelle la Perception…
Le mot « simple » m’est donc apparu en visitant l’exposition de Suzan Frecon, à la galerie Zwirner. En apparence, il s’agit de formes que l’on peut qualifier telles ; ce qui leur donne, du coup, une sorte de tranquille majesté objectale, tranquillité toutefois perturbée assez merveilleusement par les couleurs souvent tout à fait opposées entre elles, couleurs issues de l’industrie ou que l’artiste fabrique elle-même, pillant pendant des heures, voire des jours entiers, du pigment pour obtenir cette couleur, ce chromatisme qui, décidément, n’est trouvable nulle-part ailleurs qu’au tamis de l’alchimique pulvérisation du mélange freconien.

Mais l’apparente simplicité — si l’on peut dire — s’efface, en se rapprochant des peintures, et donc du peint. Pour reprendre Leibniz, qui ne parlait absolument pas de peinture, mais dont je me sers librement, on l’a compris, on peut dire qu’en voyant un grand tableau de Frecon, et contredisant amicalement notre philosophe, nous avons la perception d’une unité dans la multitude mais, encore une fois, pour s’en apercevoir, il est nécessaire de se rapprocher. Il y a donc deux temps dans la perception : un temps englobant, et, dirais-je, un temps au (ou en) détail. Et c’est à ce moment que l’on s’est rapproché de la toile. Et j’invite le lecteur à se rendre sur le site Internet de la Galerie Zwirner pour zoomer sur le tableau (ici), vous y trouverez de très pratiques boutons + et –

Et alors on constatera que depuis la lointaine “unité”, il se passe des choses qui présentent finalement une sorte de disparate, telles que des bordures tantôt franches tantôt chevauchantes ; des estompages à l’intérieur de ce que l’on avait supposé uni ; ce qui conduit, de fait, à une certaine vaporisation, voire une vaporisation du motif. D’ailleurs Frecon tient à ce que le spectateur se rapproche, et vienne scruter de plus près ce qui est en jeu dans la peinture :
Pour moi, il n’est pas intéressant de considérer un tableau comme de simples formes. L’intérieur de la peinture est vraiment important pour moi, ce qui rejoint ce que vous disiez sur le fait de voir ma main dedans. J’aime voir comment la main manipule la peinture, mais je n’aime pas déséquilibrer la suspension de la composition. (“Suzan Frecon with John Yau”, The Brooklyn Rail, October 2025)
Vu de près, on distingue aussi des coulures, des halos, comme si l’artiste contourait volontairement la forme car elle ne voulait pas obtenir une frontière nette.
Quand les éléments de mon travail commencent à avoir l’air nets [“hard-edged”] ou découpés, cela me dérange, je veux qu’ils aient de la substance. C’est pourquoi j’aime ce débordement de l’huile qui crée une autre dimension au sein de la couleur ou du pigment. (Frecon-Yau, Brooklyn Rail, 2025)
Et c’est la seconde manière de voir les toiles. L’originelle, c’est avec le recul, qui permet la représentation de tranquilles masses unies ; ce que j’appellerais la perception première, déployant l’unité d’ensemble, l’équilibre paisible des motifs.

La perception est une représentation, nous dit Leibniz. Or qu’est-ce qu’une représentation physique ? C’est bel et bien une présence. En règle générale, je ne recours jamais à ce terme bien trop galvaudé et démonétisé, mais là, j’avoue ne pas avoir le choix, puisque je l’ai bien pensé, ce terme et que, plusieurs fois après l’avoir actualisé dans mon esprit (“mind”), je dois bien convenir qu’il s’impose. Donc, on peut maintenant dire que les grand motifs de Frecon sont présents. Il faut bien justifier l’usage, sinon, bien sûr, à ce compte, n’importe quoi peut être présent ; une brosse à dents, un arbre fruitier, une voiture. Et pour vous en persuader, je vous dirai qu’après cette visite à la galerie Zwirner, j’ai visité une autre exposition de tableaux, dont je tairai noms de lieu et d’artiste et où, inversement à la présence freconienne, la peinture se voyait là propulser vitesse-lumière dans un lointain passé où l’on peignait encore comme ça. Rémanence de la peinture fossile. Mais revenons à notre sujet. On note que les tableaux sont souvent des diptyques, mais, de loin, cela non plus ne se voit pas nécessairement. Pourquoi Frecon associe-t-elle une partie avec une autre, pour compléter ses formes ? Ne peut-elle les associer sur un même format ? Bien sûr, le Brooklyn Rail lui a posé la question. Réponse de l’artiste :
Cette double dimension que j’utilise comporte deux séries de mesures, qui ont un lien avec Chartres. La cathédrale est déroutante avec ses multiples dimensions qui s’enchaînent sans cesse. Je n’ai jamais vraiment réussi à la comprendre. Je pense que personne ne la comprend, tant elle est riche en éléments. Je jouais avec cette simple relation un-deux. J’ai aussi essayé les dimensions rythmiques. Je trouvais que la composition était le point faible de la plupart de mes œuvres. Je souhaite renforcer le tableau et le faire exister, afin qu’on ait envie de le regarder sans qu’il ne s’effondre.
Ce qui est intéressant ici, c’est la récurrence de ce que j’appellerais l’incision du diptyque car, a contrario de la tradition, qu’évoque souvent Frecon, dans laquelle les diptyques sont homogènes, distincts, chacun donnant sa propre narration, les diptyques freconiens sont continus, tiennent comptent de la logique du motif ; cependant que la césure physique — deux tableaux accolés —, produit une trace, un vide. Et quand bien même Frecon fait référence au diptyque dans l’histoire de la peinture ; à la Cathédrale de Chartres, aux Évangiles de Lindesfarne (ici), la mise en place du dispositif-diptyque ne laisse de m’interroger. Je suis assez persuadé qu’elle pourrait certainement produire les mêmes tableaux sur une seule surface (pensez à d’autres grands tableaux en une seule pièce, comme par exemple, “Red Panel” d’Ellsworth Kelly), cependant qu’elle a besoin, et je crois vraiment que c’est une question de rythme, de produire un diptyque. Et c’est alors un geste mûrement réfléchi, actualisé, et qui, au bout du compte, à plus à voir avec la “fiction” de la totalité sur une même surface qu’avec l’histoire de la peinture.

Après, il ne s’agit pas de dire que Frecon dissimule ses “vraies” raisons ou ne voudrait pas “dire” les choses ; il s’agit plutôt, à mon humble avis, de modestie. Mais regardez cette “bright lantern”. Il y a quelque chose qui contredit ce que, par exemple, écrit Roberta Smith (ici) quand elle parle de « plénitude de la forme ». Certes, de loin, on peut penser à une tranquille majesté objectale, c’est-à-dire que les objets, les formes si vous préférez, “tiennent”, elles sont solennelles, sans ostentation, et sans mimétisme. Dans ses formes, Smith (ici) distingue aisément des « collines courbes, de petites montagnes, des étangs cristallins, des nuages bas et des soleils levants ou couchants.» Et même si l’article cité de Smith fait référence à une exposition de 2015, il n’y a pas de formes « naturelles » non plus qu’« organiques », comme le dit Jan Avigkis (Artforum 2021), dans les tableaux de Frecon. Dans ce (décidément fameux) numéro du Brooklyn Rail, la question lui est d’ailleurs posée :
Rail : Pensez-vous que vos peintures s’inspirent de la nature ?
Frecon : Oh, je pense que la nature est une évidence. Impossible de dire que nous ne sommes pas issus de la nature. Pour moi, la nature est tout, et je ne l’exprime pas comme vous le dites […] L’expérience de regarder, de marcher dans les bois, d’admirer un coucher de soleil, est comparable à celle de regarder une œuvre d’art ou d’écouter de la musique. Cela fait tellement partie de l’âme de l’humanité. Quand on regarde Cézanne, par exemple, ou un panier Pomo, on ressent fortement ce sentiment capturé. J’aimerais tellement pouvoir aspirer à capturer quelque chose de comparable dans mes peintures.
Frecon n’est pas une peintre naïve ; elle sait très bien qu’il est impossible de reproduire le réel, alors elle en invente un autre. Et sa dernière phrase dans l’extrait d’entretien ci-dessus est très importante. Frecon ne dit pas « je peins des montagnes et des fleuves », elle dit qu’elle « aimerai[t] tellement pouvoir aspirer à capturer quelque chose de comparable dans [s]es peintures.» Quelque chose de comparable… Mais évidemment, qui ne l’est pas, car il est fort peu probable que quelqu’un se promenant dans un paysage déclare soudain : « On se croirait dans un tableau de Frecon ». Et à cette impossibilité s’ajoute le surgissement des failles produites par le dispositif en diptyque. S’il est souvent évoqué avec Frecon la question du diptyque, on pointe fort peu la notion de “rupture” que l’accolement produit, justement, en tant que faille. Et ici nous nous éloignons définitivement de toute tentative mimétique, car un paysage, même si Frecon tentait (dans une réalité contrefactuelle) d’en reproduire un, le paysage, à proprement parler, ne connaît aucune faille verticale ni horizontale, en aucun point de l’espace. En réalité, la faille produit quelque chose dans le tableau, la structure même de la toile, qui agit comme une rupture dans le rythme des formes et cela, encore une fois, n’a rien à voir avec l’Histoire profonde de la peinture ; c’est un geste très contemporain, dont le sens reste à penser pleinement.
PS. Je remercie beaucoup Philippe Fouchard-Filippi de son aide rapide et précieuse pour les images et les indications.