#2. Une étude d’un tableau de Christiane Pooley. Abstraction littérale/abstraction non-littérale ? (Avec Goodman et Goya)

Christiane Pooley est née au Chili, en 1983. Si ma calculatrice dit la vérité, vous savez quel âge à notre artiste. Les raisons pour lesquelles Pooley a rejoint la terre de France (comme on disait jadis) me sont inconnues, mais nous pouvons la remercier de son passage terrestre pour faire partie de celles et ceux qui, en France, relèvent le niveau, comme on dit.                    

Christiane Pooley, “Unrequited Love”, 2024, oil on canvas 73 x 60 cm 

C’est assez mystérieux. Ce qui est troublant, chez Pooley, c’est cette dichotomie en acte de deux types d’abstraction : l’abstraction littérale, et l’abstraction non-littérale. Rappel : Tout art pictural figuratif est abstrait ; notre aïeul nominaliste Nelson Goodman (1968) nous l’a rappelé : 

Un objet se ressemble à lui-même au maximum, mais il se représente rarement lui-même ; la ressemblance, contrairement à la représentation, est réflexive. Encore une fois, contrairement à la représentation, la ressemblance est symétrique : B ressemble autant à A que A ressemble à B, mais si un tableau peut représenter le duc de Wellington, le duc ne représente pas le tableau. De plus, dans de nombreux cas, aucun des deux objets d’une paire très similaire ne représente l’autre : aucune des voitures sortant d’une chaîne de montage n’est l’image d’une autre, et un homme n’est généralement pas la représentation d’un autre homme, même s’il s’agit de son frère jumeau. Il est clair que la ressemblance, quel que soit son degré, n’est pas une condition suffisante pour la représentation.

Le portrait du Duc de Wellington est une abstraction littérale (mais est-ce si sûr ?).

Francisco de Goya, “Portrait of the Duke of Wellington”, 1812–14, huile sur panneau d’acajou, 64.3 × 52.4 cm, National Gallery, London

Abstraction littérale : Quiconque, dans les années entourant le tableau de Goya, connaissant le Duc de Wellington, reconnaîtra quelle personne est ainsi représentée ; cependant que, dixit Goodman, le duc ne représente pas le tableau. C’est bien sûr une abstraction, puisque, il est trivial de le rappeler, personne ne connaît une complexion faite de peinture à l’huile et doté d’une épaisseur corporelle de quelques millimètres. Ainsi, puisqu’il s’agit d’une abstraction-synecdoque (on sait de quoi, de qui, il est question), on parlera donc d’“abstraction littérale » ; le sens du tableau ne peut être décrit comme incompréhensible ou abscons. À l’inverse, donc, l’“abstraction non-littérale” est ce type d’abstraction dont on ne peut pas dire exactement, directement, ce qui est représenté. Dans ses tableaux, je crois à tout coup, que Pooley use et mêle l’abstrait littéral avec l’abstrait non-littéral ; comme par exemple ici :  

F.1

Et là, n’est-ce pas, spectateur-regardeur, tu es interdit. Que dire de ce détail ? Qu’y voir ? C’est assez inexplicable. “À la limite, te dis-tu, cette partie supérieure, doit être une forêt…” Oui, « peut-être ». Mais la partie inférieure (F.2), qu’est-ce donc ? Comment interpréter cette forme d’équerre, cette “équerrisation” du réel reconstitué ? (nous ne sommes pas chez Galilée). C’est inexplicable. Sauf ! Sauf si l’on dit qu’il s’agit, avant tout, non pas de mots, de syntagmes, mais de peinture. Or, bien évidemment, la peinture est anti-syntagmatique ! Sinon elle serait vaine. Quel est en effet l’intérêt de peindre par exemple une serre emplie de plantes vertes si c’est juste pour dire : « On reconnaît bien les plantes » ? À bien regarder le tableau, enfin, plus exactement, l’image que nous en avons, je me dis qu’il y a trois régimes d’exécution, trois rythmes si vous voulez, en jeu. 

F.2

Comment qualifier F.1 ? J’ai parlé de l’alternative « abstrait littéral/abstrait non-littéral ». Mais on voit bien que si F.1 est de l’abstrait littéral, alors que dire du “Portrait de Wellington”? Certes, entre 1814 et 2024, il y a de la marge, et on a  appris, ou bien compris, ou bien accepté, que nous pouvions voir de l’eau ici  

F.3 Claude Monet, “Soleil levant (Marine)” [Détail] 1872-3, peinture sur toile, 50 × 61 cm, J. Paul Getty Museum, Los Angeles

ce qui, tout de même, reste, même 152 années plus tard, loin d’être évident. Enfin ! regardez ce détail, et demandez-vous si, sincèrement, vous reconnaissez quoique ce soit qui ait avoir avec de l’eau. Si vous êtes honnête avec vous-même, la réponse ne saurait être que négative. Cela ne veut aucunement dire que Monet ne sait pas peindre, cela veut dire, pour le dire vite, qu’il peint comme il l’entend, de la même manière que Goya dépictait le front, le foulard et la médaille de Wellington (voir plus bas), comme il l’entendit. Et, de la même manière, Pooley comme elle l’entend, dépicte le réel. Mais le problème que me pose justement Pooley est d’une autre nature, une autre nature taxonomique. Je me retrouve non pas avec deux types d’abstraction, mais avec trois… Ça se complique. Où cela se complique-t-il ?, se demande le lecteur. Ici :

F.4

« Comment notre artiste “voit” la forêt, ou, plus largement, le réel ?» C’est toute la question. Elle la voit en mouvement. Mais bleue, direz-vous ? Pourquoi bleu ? Eh bien, Gauguin peignait bien le sol rouge (“La lutte de Jacob avec l’ange” ainsi que dans “Le Jour délicieux”, par exemple), alors pourquoi pas un paysage bleu ? Mouvement, bleu, forêt. Tout dépend de comment on regarde, et de comment le pinceau “voit”, puisque la peinture “voit”, elle aussi, ce qu’elle peint, et comment elle veut peindre. Je ne suis pas en train d’essentialiser façon mystique, c’est de la pure poésie (100 %). À-propos de cette voyance du pinceau, de près, au hasard ou presque, que donne ce bon vieux Wellington chez Goya ? 

F.6

Avez-vous déjà vu un semblable front ? Je veux dire, pas un front fait de peinture, mais un front rayé, genre scarifications (pointe du manche de pinceau dans le frais), et strié de vert ? Certainement pas. Nous sommes entre 1812 et 1814, et rappelons que dans ces années, Ingres peint déjà d’une manière que l’on qualifierait à peu de choses près d’“hyperréaliste”. Voici (détail) le front de son autoportrait en 1804 :

Ici, donc, Goya dépicte (trahison), et Ingres représente (fidélité). Et ces détails ne sont là que pour pointer, car tout l’entier tableau de Goya est dépictif, et cela, Goodman ne l’avait pas vu ! Mais peu-être qu’il ne diposa, en ces années d’écriture (1964), que d’une image noir/blanc… De fait, oui, Goya est plus contemporain qu’Ingres. C’est ainsi. Personne ne le dit, pour cause de chauvinisme…

Deux pour le prix d’un ! Et là, il n’y a rien à ajouter en terme de sèmes ; il suffit de regarder, et de comparer mentalement. Bien, revenons à notre artiste, bien vivante, elle. Ne sachant pas comment me sortir de mon dilemme trinitaire, je vais passer à autre chose. (Je ne botte pas en touche, je dois réfléchir, et cela ne peut s’accélérer… Donc on attendra). Venons-donc au figuratif.

Alors, j’ai écrit « figuratif » parce que quiconque, avec un léger effort d’imagination, mais vraiment ultra-léger, verra là deux figures féminines avec un enfant nu, dans l’eau, donc. Mais même ces trois figures ne sont pas abstraites-littérales, mais abstraites non-littérales. On reconnaît, sans reconnaître. Et je me demande encore une fois, comment fait Pooley pour dépicter comme cela ? Je trouve cela extraordinaire. Il faut beaucoup d’imagination pour bien trahir le réel (vous connaissez la formule traduire c’est trahir, traduttore, traditore. Peindre, plutôt, dépicter, c’est trahir le réel. Mais c’est pour la bonne cause, celle de l’art. 

C’est incompréhensible. Mais c’est cela qui est intéressant (enfin, davantage qu’intéressant, entre intéressant et passionnant, un mot qui n’existe pas), plutôt que de servilement reproduire le réel sans rien n’y injecter. Prenez par exemple la nature morte chez Chardin. On pourrait poser la question : Chardin reproduit-il servilement le réel ? À première vue, oui ; mais, à bien regarder, avec patience, afin que tout se développe dans l’espace du tableau, ce diable de Chardin introduit du temps, de la temporalité, du moment, et cela, fort peu sont, dans le même thème, capables de rivaliser avec lui (personne ?). De la même manière, fort peu de peintre contemporains versés dans la mimēsis servile (que déjà Aristote trouvait sans intérêt), sont capables de rendre intéressants ce qu’ils donnent à voir. Bref, vous avez saisi. Aussi, je pose que la plupart des peintres dépictifs, c’est-à-dire celles et ceux qui se tiennent dans la trahison du réel sans être dans la plus pure abstraction non-littérale, ces peintres-là, sont les peintres du mystère, du mystère fidèle, mais fidèle à la vie, vie à laquelle, bien souvent, nous ne comprenons rien. Et ceux qui vous disent le contraire sont des escrocs.  

Ref/ Nelson Goodman, Languages of ArtGoodman, Languages of Art. An Approach to a Theory of Symbols, The Bobbs-Merrill Company, Indianapolis, New York, 1968 

Christiane Pooley. Origine, faille, lumière. Le décalage (“desfase”) du réel. #1