Réjane Lhote dans La Borne à Pithiviers

Cet article est le fruit de deux rencontres avec l’artiste Réjane Lhote. La première a eu lieu jeudi 08 septembre, et la seconde lundi 12 septembre. La première visite voyait Réjane Lhote en train de réaliser son oeuvre, qui n’avait pas encore de nom. Mais elle s’appelle finalementDéploiement” (“Technique mixte, poudre de graphite, pigments, pastels secs & gras, peinture à l’eau, crayons de couleur”). L’espace dans lequel Réjane Lhote expose (jusqu’au 30/09) s’appelle “La borne”. La borne, au départ, c’est une idée ; une idée assez géniale, incongrue, folle, et inespérée, qui a germé dans l’esprit du peintre Laurent Mazuy et de l’artiste plasticien Sébastien Pons ; les deux piliers qui font vivre le collectif d’artistes le Pays Où le Ciel est Toujours Bleu  — alias POCTB — basé à Orléans. La borne est une petite salle d’exposition, concentrée dans un Algeco. C’est pratique, car montée sur un camion, elle devient un musée mobile, qui, depuis 2000, se pose dans les villes et les villages de la Région Centre. En 2009, le fidèle Algeco est remisé et remplacé par une très belle structure construite spécialement par l’architecte Bertrand Penneron (né en 1963, à Châteauroux). Le format reste le même, elle monte toujours sur un camion ; elle est juste plus belle, car elle constitue un objet singulier, et non plus anonyme, comme l’est un Algeco (sans vouloir le dénigrer, car il a bien rendu service). La borne reste présente deux mois à l’endroit où elle s’est posée, et, le temps de monter et démonter les expositions (dont un membre du POCTB, Michael Buckley  — originaire de Chicago —, artiste céramiste de sont état, s’occupe), elle accueille successivement deux artistes, pour une durée de trois semaines. (Pour de plus amples informations sur la présence de La borne à Pithiviers: http://www.poctb.fr/spip.php?article277)

 NB: On trouvera l’entretien entièrement retranscris plus bas dans la page (quelques lignes sous la dernière photo), car les voix n’étaient pas toujours audibles.

Réjane Lhote est une artiste qui pratique le dessin. Dès que l’on dit “dessin”, on s’attend à quelque chose de taxinomique, c’est-à-dire à quelque chose qui correspond à un genre (comme en biologie, donc), et qui “doit” comporter du crayon ou du pastel (on apprend dans l’entretien 1, qu’il existe un concours de dessin au Collège de France qui ne tolère que le papier et le noir et blanc, la sanguine ou le sépia… On n’ose demander s’il faut porter perruque!). Mais Lhote présente un dessin fait avec des pigments, et elle utilise un pinceau. Il existe, encore aujourd’hui, une controverse entre le dessin et la peinture (ça peut paraître incroyable…). Une controverse, c’est beaucoup, mais un questionnement, c’est sain. Aussi, comme on va le lire, j’ai demandé à Réjane Lhote de m’expliquer pourquoi elle déclare faire du dessin avec des pigments ? Ce genre de questionnement n’a rien de spécieux ; au contraire il interroge la pratique, et la définition des pratiques, des genres. Comme je crois avoir compris, je pense que l’on peut appuyer sa position en disant, d’abord, que l’on voit les “traits” de pinceau, comme autant de traces de mines passantes, et repassantes. Et puis, ensuite, il y a cette volonté de laisser du blanc comme fond structurel ; ce que constitue, par essence, le dessin. La peinture recouvre, tandis que le dessin se pose dans le vide du blanc de la feuille, ou du support. Et voilà donc pourquoi nous avons affaire à du dessin. Mais Lhote ne se contente pas de dessiner. Elle le met “en scène”, en situation. C’est une spatialisation du dessin. C’est ce qu’on appelle un ‘wall drawing’ (Lhote en parle un peu à 05:57 du quatrième entretien). Le ‘wall drawing’ évoque le grand artiste américain Sol LeWitt, qui, en octobre 1968 à New York, au sein d’une exposition collective à la galerie de Paula Cooper, a dévoilé son premier ‘wall drawing’. Convoquer Sol LeWitt auprès d’une jeune artiste peut être… catastrophique, une très mauvaise idée, bref. Mais c’est Lhote qui mentionne LeWitt, il faut donc bien attraper cette référence au bond. Mais nous n’allons pas nous y attarder, pour des raisons de genre. Sol LeWitt était un artiste conceptuel, il voulait un dessin bidimensionnel, comme il le dit dans ses notes (‘Dessins Muraux’), et il écrit explicitement que “l’utilisation des murs présente le désavantage de mettre l’artiste à la merci de l’architecture”. La volonté d’un dessin bidimensionnel et la méfiance face à l’architecture n’ont rien à voir avec le concept du dessin mural chez Lhote. Enfin, le ‘wall drawing’ LeWittien procède d’une logique qui est celle de l’art conceptuel, et en cela, son mur de dessin, dans son projet, est avant tout pensé avant d’être dessiné. À l’inverse, Il ne semble pas que le mur de dessin de Lhote soit conceptuel. Une différence majeure est que LeWitt pouvait faire réaliser ses ‘wall drawings’ par des assistants, tandis que Lhote est investie émotionnellement (tel qu’il est spécifié dans  le — très grand — cartel au sol de La borne). Le seul point commun tangible alors entre les ‘wall drawings’ de LeWitt et ceux de Lhote, c’est leur statut éphémère ; leur durée d’existence est limitée au temps même de l’exposition. Cette explication n’est pas faite pour relativiser la nature du ‘wall drawing’ lhotien, mais pour repositionner les enjeux de départ, qui ne sont pas les mêmes.

Il y a un souci, chez Lhote, d‘intégrer le dessin à l’espace. En soi, cela constitue déjà une proposition ; le dessin n’est pas auto-réflexif, il n’est pas concerné que par lui-même, conversant dans un intérieur à deux dimensions. Et c’est là qu’elle se distingue de beaucoup d’artistes “dessinateurs” (et donc aussi de LeWitt), qui se contentent, si l’on peut dire, et cela dit sans péjoration, de poser leurs dessins sur un plan vertical. À rebours de cette pratique encore plus ancienne que la peinture sur chevalet (dans un entretien, LeWitt dit que les premiers à avoir fait des ‘wall drawings’ sont les hommes préhistoriques…), Lhote, pour ainsi, dire, répand son dessin dans l’espace. En quelque sorte, c’est comme si le dessin voulait sortir de la feuille, ou du support. C’est pourquoi Lhote aime à faire évoluer le dessin sur des surfaces planes, mais aussi angulaires, le faisant courir sur différents niveaux et différents plans. Et à ce moment, le dessin, plutôt que support inerte sur un mur non communiquant (et pas “communicant”), prend possession de l’espace et vient lui imposer ses règles. À ce moment, donc, de la dispersion du dessin, nous entrons dans une autre relation avec le dessin lhotien. Viennent à l’esprit les notions de sculpture et d’architecture. Durant l’entretien (le quatrième), nous apprenons que, considérant la lumière forte de septembre au matin, Lhote a décidé de dessiner son cube un peu plus haut que prévu. De l’influence des photons sur le dessin…  

Nous allons pouvoir constater que Réjane Lhote a le sens de l’espace. Ce n’est pas la seule artiste à avoir ce “sens”, bien évidemment, mais c’est certainement à cela que l’on reconnaît un artiste. Avoir le sens de l’espace, c’est savoir investir l’espace, d’une manière intuitive, presque évidente. Encore une fois, c’est bien un des signes d’inscription artistiques ; l’inscription spatiale, qui fait dire… “ça tient’”. Cette évidence se retrouve tant dans ses petits carnets de Moleskine que dans les lieux physiques ; tels que ceux investis à Londres, dans des bureaux désaffectés (http://rejanelhote.fr/current.php?ID=171). Dans La borne , Lhote va “développer” un dessin dont voici des états :

Lhôte:maquette
cube#2

et le WIP (work in progress):

Borne 1

Rej9

Rej#

Dans le premier entretien, nous comprenons bien cette volonté, chez Lhote, de ‘tendre’ le trait dans le volume, afin qu’il joue, littéralement, dans l’espace (elle parle de “tension des couleurs”). Et nous apprenons aussi qu’elle tient à garder une trace de cette oeuvre éphémère, en l’espèce, il s’agit de quatre feuilles de papier fixées au mur, et qui viennent rythmer — par le volume et l’interruption, ou la réserve ou le repentir — la surface plane de La borne. On remarquera, dans ce premier entretien, l’emploi du mot “paysage” pour décrire le dessin. Il y a vraiment ainsi une idée de projection “dans” le dessin, d’une grande dissémination.

Le report minutieux et minuté des « plages » peut paraître anecdotique, mais il ne l’est pas, pour la raison théorique suivante : Un discours, un entretien, est fait de moments, de passages. Or, une fois la parole enregistrée, elle devient un document, un document sonore. À partir de là, de la même manière que, sur un disque, nous trouvons, à la minute près, l’indication des « plages », des  « morceaux », il m’a semblé qu’il pouvait être intéressant pour l’auditeur, qui n’a peut-être pas le loisir ou l’envie d’écouter l’entretien in extenso, de lui signaler à quel moment l’artiste parle de telle chose ; ce qui lui permettra alors d’aller directement au moment qui l’intéresse, de la même manière que nous pouvons, avec un vinyle ou un disque CD, sélectionner ce que nous voulons entendre d’abord. Le passage de l’oeil sur ses chiffres chronométriques, pour fastidieux qu’il soit, me semble donc inévitable. Dans la mesure où les entretiens ne durent pas des heures, les deux premiers sont donc les minutes.

PREMIER ENTRETIEN

Durant le deuxième entretien, on saisit encore mieux le rapport dessin/sculpture/architecture, avec l’intervention des “petites maisons”, que Réjane Lhote projète de placer au sol, comme des points de couleur:

DEUXIÈME ENTRETIEN

Pendant le troisième entretien, est abordée la question de la limite entre dessin et peinture. On apprend qu’il arrive souvent que des demandes soient faites à Lhote de s’investir davantage dans la peinture, comme si, en quelque sorte, la peinture était le devenir naturel du dessin. Mais elle s’oppose à cette vision, comme elle nous l’explique. La borne étant une vitrine tri-dimensionnnelle, si l’on peut dire, qui expose de l’art contemporain, se pose la question du rapport du passant avec l’objet occupé. Et cette question se pose d’autant si l’artiste est présent. D’où la “question” dont parle Lhote, à partir de la quatrième minute. Il faut savoir que la Borne est une structure qui possède une vitre coulissante, et que, bien sûr, s’il fait chaud, l’artiste y travaille avec la “porte ouverte”. Donc, certains passants n’ont pas hésité, prudemment tout de même, à aborder l’artiste, afin de lui demander ce qu’elle faisait là et, une fois la réponse entendue (i.e., “de l’art”), ont encore moins hésité à poser la fameuse (et fatale) question: “à quoi ça sert?”

TROISIÈME ENTRETIEN

Le vernissage de la Borne avait lieu ce lundi 12 septembre. Je suis revenu pour y assister, pour prendre des photos, et enregistrer un dernier entretien. Il y avait là du beau monde, parce que, peu après, allait être inauguré le nouveau musée, baptisé L’Expo, qui aura la particularité d’abriter à la fois de l’art patrimonial, des pièces ethnologiques, pour certaines rares, et de l’art contemporain dans la magnifique chapelle circulaire. Ainsi donc, parmi tout ce monde, on comptait deux sénateurs, un élu de la Région, un député, et Mme la Sous-Préfète, ainsi que, bien sûr, M. le Maire de Pithiviers et ses adjoints, et, last but not least, Miss Pithiviers. Lundi, donc, j’ai conduit un dernier petit entretien avec Réjane Lhote. Les trois photos ci-dessous m’ont été gracieusement fournies par Sébastien Pons, du POCTB  (pour d’autres vues, voir http://www.poctb.fr/spip.php?article278).  

web-p1130203“Déploiement 2016” (Technique mixte, poudre de graphite, pigments, pastels secs & gras, peinture à l’eau, crayons de couleur) (Crédits Photos, POCTB)

webp1130205“Déploiement 2016” (Technique mixte, poudre de graphite, pigments, pastels secs & gras, peinture à l’eau, crayons de couleur) (Crédits Photos, POCTB)
web-logop1130261“Déploiement 2016” (Technique mixte, poudre de graphite, pigments, pastels secs & gras, peinture à l’eau, crayons de couleur) (Crédits Photos, POCTB)

Au cours du dernier entretien, je demande à Réjane Lhote si elle est satisfaite de son oeuvre, et elle répond par l’affirmative. L’entretien digresse alors sur différents points, notamment la lutte qu’elle a engagé avec une feuille récalcitrante (00:35), et qui nous fait entrevoir la négociation que mène l’artiste avec le matériau, négociation qui peut être longue, jusqu’à presque voir vaincre le matériau… (02:00). Cette relation de la négociation conduit à celle, plus générale, du rapport du dessin initial à l’espace intérieur de La borne (02:40). La digression se poursuit quand Lhote nous parle du rôle des “petites maisons” (à 03:10). La relation du rôle des “petites maisons” permet à Lhote d’expliquer le rôle du sol (04:18), rendu actif par l’étalement de ces petites pièces. Je demande (à 04:42), si, d’un point de vue naïf, on peut voir l’installation comme un mélange d’objets reconnaissables — des petites maisons — entourés par un immense dessin abstrait ? Lhote répond à la fois que c’est possible, mais que les traits du dessin peuvent aussi renvoyer à l’architecture environnante. Il est important, pour Lhote, d’intégrer les éléments architecturaux extérieurs dans le cadre de son dessin. Et c’est donc là que nous pouvons aussi comprendre le rapport que Lhote entretient, depuis le dessin, avec l’architecture (05:40). Ce renvoi à l’architecture permet de dégager un triple jeu dans le dessin lhotien: jeu avec le dessin lui-même, jeu avec l’espace propre de La borne, et jeu avec l’espace urbain (05:43). Ce triple jeu nous fait donc réaliser qu’il y a plusieurs lectures de l’oeuvre. À 05:57, Lhote mentionne sa pratique du ‘wall drawing’. Le ‘wall drawing’ est éphémère. En tant que tel, sa réalisation ne peut pas prendre trop de temps — quelques jours, au plus. Par rapport à cette contrainte temporelle, Lhote nous dit un mot sur le moment où il faut s’arrêter (06:12). À quel moment décide-t-on que l’oeuvre est terminée ? Si on insiste, ne risque-t-on pas de passer de l’art à la “décoration” et à la “séduction” du “joli” ? Ensuite Lhote nous parle de sa relation au matériau, et à la manière dont elle a intégré les feuilles, qui viennent se fixer sur le motif (07:00). Elle revient sur la contrainte du temps et de la négociation entre le dessin (ou, comme elle le le dit, le “plan”) de départ et la réalisation (08:36). Je remercie Réjane Lhote pour tout le temps qu’elle a passé à répondre à mes questions.

QUATRIÈME ENTRETIEN

En dernière instance, nous avons une oeuvre plus grande que l’espace qui la contient. On distingue du dessin pur, c’est-à-dire des formes abstraites, et des figures, qui surgissent, en l’espèce, des “cubes”. Les cubes bondissent, hors-cadre. Quelle est l’articulation entre les masses de couleurs et les cubes? Est-ce un dialogue entre deux mondes en formation? La description de ce qui surgit, formé, du chaos? Réponse: c’est une dynamique primitive.

Certains lecteurs m’ont fait part de leur impossibilité d’écouter les pistes audio… Je ne suis pas encore un spécialiste en son, donc je profite d’une reprise de mon article par le site http://aaar.fr/, qui m’a commandé un remaniement et une transcription de mon article pour le livrer ci-dessous au lecteur qui ne parvient pas à écouter les pistes. Mais même s’il y parvient, j’ai ajouté quelques éléments pratiques et théoriques.

Au cours de l’entretien, nous comprenons bien cette volonté, chez Lhote, de ‘tendre’ le trait dans le volume, afin qu’il joue, littéralement, dans l’espace (elle parle de “tension des couleurs”). Et nous apprenons aussi qu’elle tient à garder une trace de cette oeuvre éphémère, en l’espèce, il s’agit de quatre feuilles de papier fixées au mur, et qui viennent rythmer — par le volume et l’interruption, ou la réserve ou le repentir — la surface plane de La borne. On remarquera l’emploi du mot “paysage” pour décrire le dessin. Il y a vraiment ainsi une idée de projection “dans” le dessin, d’une dissémination.

L’entretien tout en un:

Lhote: C’est un dessin in situ, on pourrait aussi employer le terme de ‘wall drawing’… donc c’est un dessin de volumes… des cubes… en fait je m’intéresse à la forme première, je dirais d’un cube, et vu sous différents angles… Je joue avec la perspective… Et ce que je trouvais très intéressant dans ce lieu ; ce sont ces deux vitres qui permettent d’avoir deux points de vue privilégiés, et donc d’avoir une lecture de ce volume qui va changer, devant le point A et devant le point B. Selon la vitre devant laquelle on se trouve, il va y avoir un cube qui va plus avancer, reculer. Les volumes vont “changer” et donc ça va être par le jeu, plus par la tension des couleurs, que je vais faire avancer et/ou reculer des lignes, donc privilégier certaines pointes, par exemple, du cube. C’est pareil pour toutes les masses qui sont plus en graphite, et que je vais essayer de travailler, enfin ; de contraster un peu plus. Ce qui m’intéresse dans ces liants, c’est qu’il y ait une confusion entre le devant et le derrière, et qu’à chaque fois, chaque point de vue, la façon dont on vient se présenter devant ce travail, va faire que c’est un paysage différent, appréhendé différemment.
Mychkine: [Je désigne un dessin en format A4 scotché sur l’un des encadrements de la porte de La borne] : Donc ce qu’on voit qui est scotché là, c’est ce que tu vas faire, qui va être réalisé ?
L: Oui. Donc c’est parti d’un dessin, d’une série de dessins… Parce que je travaille beaucoup la série. Ce dessin fait partie de cette série, et il m’a interpellé, et ça m’intéressait de le confronter à un volume ; donc le volume de La borne. Le fait d’avoir des angles, m’intéresse vraiment.
M: Oui parce que comme ça, ça fait un peu rebondir le dessin, ça le dynamise, c’est ça ?
L: Oui, et puis ça casse des lignes… ce sont ces espaces qui se créent et se perdent en fonction de notre point de vue qui m’intéressent beaucoup… Ce qui m’intéressait dans le fait d’insérer quelques feuilles de papier, c’est non seulement le fait que je garde la trace d’un travail qui va être effacé… et donc, cela m’intéresse aussi le fait de savoir que c’est éphémère… mais de garder quelques traces, dans mon travail, de plus en plus ça devient présent, c’est pour cela qu’ici j’ai voulu avoir deux formats, de 70/100 et puis des petits A3 [Lhote vient de mentionner les quatre feuilles de papier qui sont fixés sur les parois internes de La borne, et qu’elle compte garder, en tant que mémoire]
M: D’accord, ces dessins là, ces feuilles restent au mur ?
L: En fait… elles peuvent avoir une vie après La borne. Et le fait de travailler sur des textures différentes, sur des papiers différents, font qu’il y a trois matières.
M: Donc ces papiers font partie de l’oeuvre ?
L: Ils font partie de l’oeuvre.
M: Mais quels rôles ont-ils ?
L: C’est un peu pour garder en mémoire ce travail là.
M: Donc ces feuilles que tu as posées sur les montants vont servir de mémoire, mais ils n’ont pas un rôle essentiel dans la présence, dans l’actualité de la pièce.
L: Si, parce qu’il y a aussi ce rapport de volume… je les ai placés à des points clés, je pense… Il va y avoir des jeux de matière qui, je pense, vont être intéressants. C’est la première fois que je fais cela… dans cette optique là… Dans mon travail il y a vraiment le fait de s’inscrire quelque part… Mon travail part souvent d’une architecture que j’ai traversée, habitée, vécue ; d’un espace que j’ai visité… Donc ce qui m’intéresse dans les travaux comme La borne ici, in situ, c’est — c’est exclusivement pour ce lieu — donc de garder en mémoire ces feuilles de papier. Il y a un rapport à la mémoire en fait… Mon dessin est toujours la mémoire d’un lieu… et ces feuilles de papier c’est pour moi une mémoire de ce temps ici…
M: Tu dis que c’est du dessin, mais c’est de la peinture, non ?… Pour bien comprendre les choses… Comment on peut dire qu’on fait un dessin alors qu’on utilise la peinture ? Comment ça s’interprète ?
L: Il est vrai que mon support privilégié c’est le papier ou, quand c’est du in situ, c’est le mur. Pour moi, la toile, n’est pas un support sur lequel je me sens à l’aise et que j’apprécie… Et c’est pour ça que je dis que je fais plus du dessin et qu’en général je suis plutôt avec des techniques sèches : des graphites, des pastels gras, etc., et là les pigments. Je les mélange avec un peu de liant, pour que cela tienne mieux au mur, et de l’eau… Après le discours, ou la distinction “est-ce que le dessin ce n’est que la ligne et le noir et blanc ?, et la peinture c’est la couleur ?…” Donc c’est pour ça que je dis faire plutôt du dessin. Mais la couleur est très importante dans mon travail… et c’est la tension entre les gris et la graphite, bon mais ici c’est de la poudre…
M: D’accord ! Donc on peut considérer qu’avec de la peinture on peut aussi faire du dessin.
L: Après il y a des concours qui disent que non, il y a des appellations…
M: Ça se discute encore ça aujourd’hui ?
L: Ah oui oui ! Par exemple, pour le concours de dessin Pierre David-Weill, ce ne doit être que des œuvres en noir et blanc ; sanguine ou sépia ; et sur papier. Et en fait le fait de travailler en grand fait qu’aussi il y a des outils, que je vais utiliser différemment… Le fait d’utiliser la peinture, enfin des pigments, des tubes d’acrylique, des gouaches… Le pigment m’intéresse plus parce qu’il se rapproche plus du pastel, des différents pastels et des liants que je peux faire et des transparences que je peux avoir, et puis après c’est pour travailler en grand, dans un délai de deux jours.
M: Ah oui ! Au fait comment tu reportes ton dessin à l’échelle ?
L: Ça me permet de me projeter dans l’espace. Après, il y a des choses qui bougent. Les lignes de construction ont un peu bougé. Si je l’avais projeté, ç’aurait été plus simple, mais en plein soleil, c’était pas possible. Ce matin, il y avait une lumière assez forte, qui créait des angles qui étaient très proches de ceux que je cherchais pour mon cube vert. Donc ça, ça m’intéresse, de se dire que cette architecture, on va la retrouver dans ce dessin. Il va y avoir des moments où les lignes vont se croiser. Donc, de jouer avec le soleil et les volumes, que créent les angles et les lumières m’intéresse et j’essaie de rebondir dessus. [On peut remarquer ici l’effeft énactif de l’environnement… Réjane Lhote est tributaire, à son insu, de la lumière, qui s’invite dans sa création…]
M: Tu parlais de volumes… Comment parler de volume sur du plat ? Bon, à part le relief… C’est parce que tu veux faire un effet de perspective avec le recul aussi, c’est ça ?
L: Oui.
M: C’est ça l’idée ? D’avoir une perspective en se reculant, on a un plan qui se dégage ?
L: Oui, on a des points de vue qui se dégagent… Ce qui m’intéresse aussi dans mon dessin c’est qu’il y a des volumes, des maisons… Il y a toujours une envie pour moi de rentrer vraiment dans un lieu, et je pense que ces découpes là, des deux maisons, vont se retrouver un peu dans mon dessin, et normalement au sol, je vais avoir une onde de petits volumes en céramique qui y renvoient. [L’énactivité en acte : Lhote ne peut pas s’empêcher d’intégrer les volumes réels et bien présents des maisons, des toits, qui jouxtent l’endroit même où est posée La borne. L’énactivité du lieu l’invite à convoquer les formes extérieures dans l’intérieur de son œuvre ; et, sans exagérer, on peut juger cela remarquable. Il y aurait beaucoup à dire sur cette relation active de l’environnement sur l’oeuvre…]
M: tu auras des petites sculptures au sol, alors…
L: C’est dans mon projet, mais je ne sais pas si ça va fonctionner, je vais voir. Ça fait partie des volumes premiers, on ajoute un cube, on rajoute un triangle, et il y a ce côté multiple qui est un peu parti sur la même base. Donc toute une série de petites mosaïques, 5 cm sur 5. Ce sont des recherches de couleur, parce que cette matière m’intéresse. J’aimerais bien, dans cette accumulation, filer comme des variantes… Pour le moment j’ai une soixantaine de maisonnettes de différentes couleurs…
M: C’était prévu ces maisonnettes ?
L: Je fais du dessin, mais qui flirte toujours avec le volume et la 3D. De plus en plus j’intègre des éléments ; je me sers d’encadrements de portes, de choses comme ça. Et le fait de faire cette installation dans ce volume là, c’est vraiment flirter je crois avec la sculpture, l’installation. Et comme je cherche à faire sortir un volume d’un espace, justement d’une surface 2D, parfois, elle sort vraiment, elle est vraiment hors du plan… du mur. [J’invite le lecteur à méditer ce genre de propos… Je pourrais le faire pour lui, mais je crains de l’orienter. Ce que je veux juste pointer, c’est la finesse du rapport entre la création et le geste physique, entre ce qui est in nunce, et le réel “pratiqué”. Seule une parole d’artiste peut amener à de telles considérations.]
M: D’accord…
L: Il y a beaucoup de gens qui voient dans mes dessins des esquisses de peinture que je pourrais beaucoup plus approfondir, justement dans les matières, les changements d’échelles qui seraient assez intéressants… En fait sur des dessins il y a parfois des zones qui sont très picturales, et pourquoi je n’essaierais pas de les exploiter en plus grand sur un support qui serait plus noble, comme la toile, etc…
M: donc quand on te demande pourquoi tu ne fais pas de la peinture, tu réponds quoi alors ?
L: Je réponds que : déjà je ne comprends pas trop le débat dessin/peinture, et pourquoi la peinture serait plus privilégiée… Moi je pense que ce que j’aime dans le dessin c’est… l’extension de la main, c’est très spontané, très direct, et on ne peut pas mentir.
M: Et la peinture c’est pas l’extension de la main ?
L: [dans la peinture, on pose une idée, on l’articule] je trouve que la spontanéité du dessin est vraiment pour moi … très importante, et j’aime le geste qui reste… Ce geste premier, que je trouve dans le dessin, fait que c’est ma pratique privilégiée. [Lhote fait une petite digression sur l’art contemporain, et mentionne le fait que certains utilisent des « recettes », et qu’ « il n’y a plus cette mise en danger ». Or c’est cette mise en danger qui intéresse Lhote à travers la pratique du dessin] : J’aime bien ce questionnement [i.e., la mise en danger] que l’on retrouve dans la littérature, dans la poésie… ce côté un peu fragile, où ça tient, et puis ça peut tomber…
M: Donc tu te confrontes à… l’incertitude. T’es pas sûre de toi…
L: Mais il y a une inconnue à chaque fois… j’ai à la fois pour ce projet, assez confiance dans ce que je vais faire, mais je pense que je vais savoir m’arrêter au bon moment [ici nous pourrions évoquer la notion philosophique de kairos, qui veut dire le moment opportun… Le Kairos, c’est la saisie du moment où il faut faire telle chose. N’importe qui, dans sa vie, s’est rendu compte, un jour, à tel moment, qu’il fallait faire telle chose là, maintenant… que c’était le “bon moment” comme on dit. C’est cela, le kairos] Certes le fait de se dire que je ne suis là que deux jours… donne une échelle, une horloge, mais je vais savoir m’arrêter, et être proche de mon intention. Et … il y aura eu la mise en danger ; oui, parce qu’à chaque fois c’est différent.
M: Et tu n’avais jamais travaillé dans un espace aussi réduit ?
L: À St Ouen, à La Couleuvre (lacouleuvre.blogspot.fr), j’ai fait une installation comme ça… je crois que ça faisait trois mètres de long…
[juste après cette phrase, ou quasi, on entend Réjane parler de la fameuse question « à quoi ça sert ? », qui vient après le traditionnel « qu’est-ce que vous faites ? ». En ce début septembre, on peut encore se promener en chemisette, et Réjane travaille avec la porte ouverte ; ce qui explique que les passants, pour certains, s’approchant, l’interpellent]  Cette question « à quoi ça sert ? », cette question, elle me trouble à chaque fois… Il y a tellement de choses qui ne sont pas nécessaires… Mais il peut y avoir un dialogue qui s’instaure dans le travail de quelqu’un… et qui permet de regarder, juste de côté, et de se dire, ah oui ! Tiens ! Je n’avais pas vu ça comme ça ! Et ça m’apporte quelque chose que d’avoir ce dialogue, parce que je pense que c’est ça moi que je cherche. [Cela peut paraître bête, mais on a tendance, parfois, à croire que les artitstes ne pensent qu’à eux, qu’à leur nombril, pour le dire d’une manière un peu familère… Or pas du tout ! Le souci de l’autre est bien présent chez l’artiste contemporain ; et c’est une posture qu’il faut remarquer…]
M: Donc, tu es satisfaite ? Comment as-tu appréhendé cette finition ?
L: Oui, j’en suis assez… assez contente… en fait les intégrations des feuilles, des dessins. Il y a différents niveaux de dessins. Il y a les dessins sur le mur, et puis des genres de fenêtres, qui sont les quatre feuilles de papier… [Ceci dit] Il y a eu une résistance du support, [et ici, Lhote fait état d’une feuille de papier qui a été très récalcitrante et inattendue dans son comportement] Le papier ne permet pas de recouvrir et de cacher… En fait c’est dans ce rapport là. À un moment je me suis demandé “est-ce qu’en fait je repars à zéro et je refais ?” Mais non non non ! C’est justement le but du jeu ! C’est que là, ces feuilles de papier que j’ai placées dans ce volume, sont là pour garder une trace de cette intervention éphémère… Donc en parallèle du travail de dessin que j’avais pu faire, j’ai travaillé sur ces petites maisons. C’est un module, que je voulais être une forme première, donc un cube, avec un triangle, mais qui est plus une pyramide, donc… construit, qui renvoie à l’idée d’une maison. Donc toutes ces petites maisons sont des supports d’expérimentation de couleurs. Je me familiarise, il y a une familiarisation avec les émaux, avec les pigments… Donc ce qui m’intéressait aussi, c’était cette recherche de couleurs, qui sont dans “ma” palette de couleurs, et qui, dans la projection que je me faisais dans La borne, allait permettre à tout le dessin de circuler. Mais je n’étais pas sûre. Et donc au moment où je les ai intégrées dans La borne, ça m’a permis d’intégrer aussi le sol, de faire complètement circuler. Le regard va de droite à gauche et il tourne, au niveau latéral, mais aussi je trouve qu’il circule, de par la présence des petites maisons, qui viennent à la rencontre du spectateur, selon l’angle qu’il prend.
 
PS: Peut-être pourra-t-on s’étonner des détails dont il est fait état concernant la fabrication d’une oeuvre d’art. Mais il me semble que ces détails sont essentiels, ils permettent de comprendre comment l’artiste appréhende son oeuvre en cours ; comment s’établissent les liens de ce que j’ai appelé la négociation: l’artiste négocie avec le matériau, il y a là une relation que j’appelle primitive et fondamentale pour comprendre comment se trame le travail des matériaux avec l’artiste. C’est cela que je voudrais que le lecteur ait à l’esprit: Avant l’exposition, le donné-à-voir, il y a un travail, au sens littéral du terme, une collaboration entre les matériaux et l’artiste. C’est ce travail, qui précède l’oeuvre, que je veux aussi mettre en lumière dans mes articles. Ce site s’adressant autant à l’amateur qu’au néophyte, j’espère contribuer à la démolition du poncif qui consiste à supposer que l’artiste fait comme bon lui semble, que, ce qu’il fait, quelqu’un d’autre pourrait le faire à sa place. La réponse est non. Pour ceux qui douteraient de l’importance fondamentale de la négociation, j’invite à la lecture du toujours merveilleux livre de Leroi-Gourhan, Le geste et la  parole. 

 

Sources et références: poctb.fr /// rejanelhote.fr /// Sol LeWitt, “Dessins Muraux”, In Sol LeWitt, Centre Pompidou/Metz, 2012  /// André Leroi-Gourhan, Le geste et la  parole. Technique et langage, T.1, Albin Michel, 1964.