Le blanc est l’absence de couleur. Le blanc est le commencement. Le blanc précède la couleur. Lorsque j’ai débuté à Paris en 1950, mes premières œuvres étaient toutes des reliefs blancs. Puis, petit à petit, j’ai commencé à les colorier un à un. J’ai réalisé des reliefs tout au long de ma carrière, et aujourd’hui, mes dernières peintures sont toutes des diagonales colorées en relief. [Kelly avec Obrist, 2009]
Une contribution d’Yve-Alain Bois (1992) nous apprend ceci :
le jury composé de peintres et de sculpteurs du Salon des Réalités Nouvelles de 1950 (cette tanière de l’abstraction géométrique) avait accepté “Relief with Blue” et “Antibes”, deux œuvres de la même année (il est très facile de mésinterpréter ces deux pièces), mais “White Relief”, également de 1950, fut froidement refusé sous le prétexte que ce « n’était pas de l’art » — sa répétition sérielle d’un motif hexagonal n’ayant rien de commun avec l’art « construit ».
Pourquoi “Relief with Blue” (ici) serait-il davantage de l’art que le sus-nommé ? Et que dire d’“Antibes” (ici) ? En supposant que les deux hyperliens ont été ouverts, observons maintenant sans plus attendre “White Relief”:

Dans le magazine Interview (septembre 2011), nous lisons justement un entretien avec Kelly et l’actrice Gwyneth Paltrow (si si), à l’occasion duquel nous apprenons l’irruption du relief chez l’artiste :
Gwyneth Paltrow : Quand avez-vous commencé de réaliser des peintures en trois dimensions ?
Ellsworth Kelly : À Paris, à la fin des années 40, j’ai commencé à réaliser mes premiers reliefs. Il s’agit de panneaux séparés. Je voulais créer quelque chose qui sorte du mur, un peu comme un collage. Au début, j’ai réalisé beaucoup de reliefs blancs, car j’aimais les reliefs antiques, les objets très anciens.
Paltrow : Comme quoi ?
Kelly : Les reliefs romains et grecs. Et puis les œuvres romanes des XIIe et XIIIe siècles, où l’on trouvait beaucoup de sculptures en relief représentant des personnages. J’ai aimé l’art roman dès le début de mes études…

À regarder ces trois œuvres, on se demande pourquoi la première (à gauche, donc), ne serait pas “de l’art”. On ne peut guère que conjecturer. Redonnons le verdict :
la répétition sérielle d’un motif hexagonal n’ayant rien de commun avec l’art « construit ».
Que veut dire l’expression « art “construit”» ? Prenait-on, à cette époque, Kelly pour un “constructiviste”, quand bien même, en 1950, le mouvement était bien refroidi ? Cette Bible de l’art que constitue le Dictionnaire de l’art moderne et contemporain (sous la direction de Gérard Durozoi, Hazan, 1992, nouvelle édition 2002) nous apprend, à l’entrée “Constructivisme”, rédigée par Andrei Boris Nakov, qu’
En fait, il n’a jamais existé de mouvement constructiviste avec un programme esthétique clairement défini : le terme s’applique donc encore aujourd’hui à un certain nombre de démarches artistiques fort différentes dans le temps et l’espace géographique de leur apparition.
Je ne sais pas si Nakov avait rédigé la même définition en 1992 (puisque je possède celle de 2002), mais enfin, on constate qu’à date, en 1950, il n’est peut-être pas aberrant, pour le jury, de juger que les œuvres de Kelly sont “constructivistes”, tandis que, bien entendu, elles ne le sont pas.
Il est temps de faire cesser ce suspens intenable. J’ai sollicité l’historien d’art et théoricien Yve-Alain Bois afin d’obtenir des éclaircissements sur cette (double) histoire de “White Relief”, et il a très aimablement rempli ma hotte d’août, via courriel et notice écrite pour le Catalogue Raisonné d’Ellsworth Kelly. Avec son aval, je vais donc éclaircir notre lanterne, pauvres terriens. D’abord pour l’expression du jury à-propos d’« art construit ». Je prélève des éléments de réponse dans son courriel (et j’en profite pour le remercier encore, mais cette fois-ci, publiquement). Ainsi qu’en ouverture, l’écrit de Bois est en Violet Bordeaux, et en retrait, afin de faciliter la lecture. Extrait du courriel qu’il m’a adressé :
Kelly a raconté la genèse et l’accueil initial de White Relief à de nombreux commentateurs, le premier étant le conservateur et critique John Coplans, qui l’a cité dans sa monographie de 1971 :
Dans le cas de “White Relief”, le motif a été repris d’un petit pochoir japonais. Les trous découpés dans le pochoir ont été considérablement agrandis et transformés en blocs de bois découpés fixés à un panneau. Peu après l’achèvement de White Relief et Relief with Blue, ces œuvres ont été soumises au Salon des Réalités Nouvelles. Relief with Blue a été accepté pour l’exposition, mais White Relief a été refusé au motif qu’il ne s’agissait pas d’une œuvre d’art.
Pour étoffer son récit, l’artiste se souvenait souvent à quel point il avait été fasciné par la collection de pochoirs katagami (pochoirs) que John Cage avait rassemblée dans les librairies le long de la Seine et dans les boutiques spécialisées de tout Paris. Lorsque Kelly demanda au musicien où il pouvait se procurer de tels objets, ce dernier lui répondit malicieusement qu’il les avait tous achetés et qu’il n’y en avait plus, ce qui ne fit qu’attiser davantage le désir de l’artiste : il se lança immédiatement dans une véritable chasse qui lui permit d’acquérir trois pochoirs de ce type, dont l’un est devenu la source d’inspiration pour White Relief. Le motif répétitif de cette œuvre s’inspire donc clairement d’une tradition des arts décoratifs : les pochoirs katagami étaient utilisés pour créer des motifs sur toute la surface des textiles utilisés pour les kimonos et autres types de tissus dans le Japon préindustriel.
En cherchant quelque chose de plus explicite, on peut ajouter cette image du motif Yabane (“plume” ou “flèche”) :

Bois, tout naturellement, tente d’expliciter l’origine de la forme Yabana interprétée par Kelly :
Tout comme de nombreuses autres œuvres réalisées par Kelly depuis l’été 1949 (à commencer par Seaweed [ici] et jusqu’à Neuilly [ici]), White Relief appartient à la catégorie de ce que j’appelle le transfert (extrait d’un motif plat observé dans le monde et copié sur le champ pictural plat qu’il remplit d’un bord à l’autre, avec une transformation minimale, voire inexistante). Mais ce qui est particulièrement remarquable dans cette œuvre, c’est que le transfert est celui d’un motif de pochoir ; c’est-à-dire qu’il s’agit du transfert d’un objet qui a lui-même été utilisé dans la production d’un transfert (le motif imprimé en négatif sur le textile est un transfert par excellence). C’est comme si l’artiste s’était contenté de reproduire le geste des artisans japonais qui manipulaient le katagami pochoir original. Compte tenu d’un tel abandon de l’action, on en vient à s’interroger sur la rangée supérieure d’hexagones tronqués : s’agit-il d’un vestige de la subjectivité de l’auteur ? (Et si oui, dans quel but, étant donné les efforts déployés par Kelly dans cette œuvre pour s’en défaire de toutes les manières possibles ?) Ou, au contraire, est-ce un signe supplémentaire de la soumission fidèle de l’artiste à son modèle ? Eugene Goossen, l’un des premiers critiques à avoir commenté White Relief, opte clairement pour la première alternative lorsqu’il écrit : « En coupant les sommets de la rangée supérieure des pièces saillantes, [Kelly] a donné au relief une orientation sans avoir à jongler avec les éléments. » Et il est vrai que la troncature interrompt l’extensibilité virtuelle dans toutes les directions qui constitue un attribut majeur de tout motif répété. Cependant, deux facteurs penchent en faveur de la deuxième option : premièrement, les pochoirs katagami les plus courants sont de petites découpes de pièces plus grandes ; deuxièmement, dans leur état d’origine (entier), l’un de leurs bords coupe le motif de telle manière qu’il peut être facilement maintenu en alignement pour être utilisé à plusieurs reprises sur le même morceau de tissu. En d’autres termes : il est plus que plausible que la « coupe » mise en avant par Goossen comme une décision esthétique de l’artiste était en fait une caractéristique donnée du pochoir qui a attiré son attention. Comme ce pochoir particulier n’existe plus, la question restera sans réponse ; mais même si la « découpe » avait été intentionnelle, elle n’a certainement pas été acceptée comme constituant une intervention esthétique suffisante par le jury du Salon des Réalités Nouvelles.
La raison de ce rejet est évidente : avec White Relief, Kelly propose ce qui apparaît rétrospectivement comme une attaque frontale contre la tradition de l’abstraction géométrique à laquelle il était souvent associé à tort (et paradoxalement) — c’est une œuvre violemment anti-compositionnelle, qui s’éloigne manifestement de ce que Frank Stella appellera plus tard « l’esthétique relationnelle » d’une telle tradition et qu’il ridiculisera en ces termes (« vous faites quelque chose dans un coin et vous l’équilibrez avec quelque chose dans l’autre coin »). Les responsables de Réalités Nouvelles ont prouvé une fois de plus que les critiques négatifs sont souvent bien plus perspicaces que les admirateurs inconditionnels : ils ont rejeté White Relief pour son radicalisme, tout en acceptant à contrecœur Relief with Blue et Antibes, qui étaient beaucoup moins manifestement antithétiques à leurs principes. Dans un essai analysant (et surestimant) la dette de Kelly envers Jean Arp et Sophie Taueber-Arp, Martin d’Orgeval voit dans le motif réticulaire de White Relief une émulation directe mais non reconnue des Compositions schématiques de ce dernier, que le jeune artiste avait vues lors d’une visite chez Arp en février 1950. L’argument de D’Orgeval est douteux, d’abord parce qu’il caractérise le travail de Taueber-Arp comme non compositionnel, ce qui n’est pas le cas, et ensuite parce qu’il ne tient pas compte du fait que le motif régulier de White Relief était le produit d’un transfert.
Où l’on voit qu’un simple motif peut donner lieu à de nombreuses conjectures… Sur le site signalé dans la légende plus haut (les deux captures d’écran), on se rend compte qu’il y a plusieurs rendus possibles du motif Yabane, cependant qu’il semble que Kelly, dans “White Relief”, en ait associé deux éléments, en tronquant (donc) la partie incurvé de la partie haute (ou encoche de la flèche, après tout) arasement qu’il présente dès le haut du tableau, partie qui, glissant au niveaux inférieurs, devient la partie basse, coulée dans la même partie arasée, retournée, et donc fondue (la « fusion » est une notion bien connue des peintres en ce qui concerne les couleurs, et donc aussi, éventuellement, les formes). C’est comme si, en quelque sorte, “White Relief” ne constituait pas un “motif”, tandis que les deux autres tableaux offrent, pour ainsi, du continu — il y a des liens organiques entre l’intérieur et les bords, tandis qu’il n’y en a pas dans “White Relief” ; les 16 figures sont isolées et non-solidaires entre elles. Est-ce cette rupture de “classicisme” qui rebuta le jury ?
PS. Une vidéo (ici) nous montre Kelly, âgé, de retour à Paris, et indiquant son ancien logement, et, tout à coup, entre anciennes photographies du lieu, des murs extérieurs, on voit des dessins, un tableau de Kelly, et on “comprend” comment, avec semble-t-il une incroyable aisance, Kelly partait du concret pour produire de l’abstrait. C’est stupéfiant. (Nous en parlions déjà ici.)
Refs/ Yve-Alain Bois, “Ellsworth Kelly in France: Anti-Composition in Its Many Guises”, In Ellsworth Kelly. The Years in France, 1948-1954, National Gallery of Art, Washington / Prestel, 1992 /// Yve-Alain Bois, Catalogue Raisonné Ellsworth Kelly of Paintings, Reliefs and Sculpture, 1940-1953, vol.1 Paris: Cahiers d’Art, 2015 /// Ellsworth Kelly. Thumbing through the Folder. A Dialogue on Art and Architecture with Hans Ulrich Obrist, Verlag der Buchhandlung Walther Konig, 2009