Les grands “délirants” (Philosophie express #2)

Le régime démocratique a libéré la parole de tout un chacun. C’est heureux. Walter Benjamin a montré que c’est durant la fin du XIXe siècle, avec le Courrier des lecteurs dans les Journaux quotidiens, peu à peu, tout un chacun a commencé de se prendre pour un écrivain (j’abrège, car ce n’est pas non plus un signal fort de démence précoce, que de prétendre savoir écrire, après tout, la plupart l’a appris à l’école !). De la même manière, il semble que, depuis je ne sais combien de temps, parce que je ne suis ni historien ni sociologue, mais, disons, tout un chacun peut se mettre à théoriser sur tout et n’importe quoi, sauf la science, généralement, et ce n’est pas un hasard. On connaît l’ouvrage de Raymond Queneau, Les Fous littéraires (1934) extraordinaire compendium des textes d’écrivains qui n’étaient pas avares d’interprétations, de théories extravagantes. Queneau en avait exhumé une cinquantaine. De nos jours, ils doivent êtres des milliers, en précisant qu’il faut bien sûr élargir la “folie littéraire” à tout autre domaine apte à être interrogé, de la philosophie à la futurologie, en passant par la psychanalyse. Combien sont-ils, les grands théoriciens, qui savent toujours, peu ou prou, exactement ce qu’il faut faire, ou vers où nous allons ? Rien qu’en France, nous sommes gâtés ! J’avoue être saisi d’un doute : Faut-il intégrer aussi ceux qui n’auront débité que des conneries ? Y a-t-il une différence entre “connerie” et “délire” ? Je pense, pour trancher l’affaire de suite, que la connerie peut très bien coller à la réalité, mais qu’elle donne de cette dernière une interprétation erronée, biaisée. À l’inverse, le délire, comme on dit en anglais, ‘start from scratch’ ; il part de zéro, il choisit un domaine interlope, et y plante ses nouvelles graines qu’il a confectionné dans son propre laboratoire. Je pourrais trouver des exemples à l’étranger, mais, en France, il y a déjà du boulot. Commençons avec la philosophie, et par exemple, chez Deleuze et Gattari, qui, dans le genre, auraient mérité largement une belle médaille en plomb. Prenons, quasi au hasard, un extrait de leur fameux Mille-Plateaux :

Des générations d’exégètes, dans le monde entier, se seront penchés sur ces 636 pages, publiées en 1980, aux Éditions de Minuit, maison sérieuse s’il en fut, mais bon… Des générations d’exégètes, dans le monde entier, y auront cherché la nouvelle philosophie du XXe siècle. L’extrait choisi, au moins, nous parle de l’homme, ce qui permet, de prime abord, un positionnement commun : nous savons tous, à peu près, de quoi il s’agit. Mais enfin, à peine le sujet est-il évoqué, ça part… Ça part sévère. 1) Il y aurait des “strates qui ligotent l’homme”, dont la première serait l’organisme. Il est bien évident que l’organisme nous ligote, débarrassons-nous en ! Certes, un connaisseur dira qu’ici nous avons une resucée platonicienne. On se souvient que Platon (et Socrate sûrement aussi) considérait le corps comme un véritable poids et un  frein pour la pensée, et qu’il était certain qu’une fois mort nous pensions mieux ! Ce n’est pas si sordide si l’on se rappelle que la théorie de la métempsychose permettait de passer d’un corps à un autre, juste le temps d’aller contempler les Essences dans l’un des cieux afférents. Autrement dit, pour un platonicien pur jus, on ne meurt vraiment jamais, ce n’est que l’enveloppe corporelle qui disparaît ; il ne faut pas en faire grand cas, et c’est bien pourquoi Socrate, le jour de son jugement qui le condamnait à mort pour corruption de la jeunesse, n’a pas du tout abondé dans le sens de ses amis qui voulaient le sauver, en le faisant s’évader ; il “savait” que son âme allait partir dans le ciel de l’Empyrée, et revenir, sous peu, réintégrer un corps de bébé. Or, je parie que nos deux auteurs de 1980 ne croyaient pas à la métempsychose ; leur proposition : se séparer du corps aligotant, est irrationnelle. Poursuivons. 2) L’homme, ligoté par la signifiance et l’interprétation. Ben oui ! C’est ce qui fait notre beauté. Apparues sur Terre suivant une Évolution absolument hasardeuse et extrêmement périlleuse, les diverses espèces d’hommes successives se sont relayées, parfois concomittament, pour survivre. Or, la survie n’était pas encore une question d’interprétation. On peut supposer que c’est assez tardivement que l’homme s’est mis à interpréter, une fois quelques garanties de survie assurées (croyez-vous, par exemple, que le moineau a le temps d’interpréter son environnement ?). De fait, il ne s’agit pas tant d’aliénation que d’émerveillement. Il est merveilleux que l’espèce humaine soit la seule de son genre à pouvoir, depuis des millions d’années, interpréter le monde. Je n’ai pas envie d’analyser toutes les phrases subséquentes, tant elles sont ineptes, du point de vue philosophique. Elles ne dépareraient point dans un roman de science-fiction, mais il me semble que cet ouvrage se voulait de philosophie. 3) Notons, rappelons, que l’expression “corps sans organe”, est tirée d’un texte d’Antonin Artaud, et, que pour le coup, nous sommes ici dans la poésie artaudienne, et je parie que ni Deleuze ni Guattari n’eurent jamais voulu, ne serait-ce qu’une minute, vivre dans le corps d’Antonin. En voilà un pauvre créateur qui aura été tourmenté, et qui aura fait les délices des mondains ! (Artaud ne serait jamais passé à la télévision pour un entretien, sa seule émission radiophonique, Pour en finir avec le Jugement de Dieu, une commande de la RDF (Radio diffusion française), a été censurée la veille de sa mise en onde, le 1er février 1948, par le directeur de l’époque, Wladimir Porché. On peut écouter cet événement radiophonique ici.) 4) Mais, voyez comme les auteurs, en quelques lignes, se contredisent : En quelques lignes seulement, car, ils commencent par dénoncer le corps ligotant, à prêcher le corps sans organe, et, voici qu’il faut exaucer la conscience ! Mais d’où vient la conscience ? De l’éther (vieille superstition avant l’apparition du “champ”) ? La conscience, et si tant qu’il soit encore loisible, par le singulier, d’induire et confirmer qu’il n’en existerait qu’un seul type (bien sûr que non), n’est-elle pas absolument liée au corps (cerveau, neurones, capteurs, etc.) qui l’accueille ? Il appert que si. Et puis, 5) dernier élément à charge, nos deux compères citent Henry Miller, en tronquant le passage, car, ici, Miller, ce grand séducteur et obsédé véritable, parle de coït et d’amour charnel. Et voilà comment le corps revient par la fenêtre !

PS : J’ai pris un passage au hasard, ou presque, dans MP, parce que, parfois, c’est tout bonnement inintelligible, si tant est que tout l’ouvrage ne le soit, in toto.

Philosophie express #1 ici :

La culture est-elle intrinsèque ? (Série “Philosophie express”)

 

Léon Mychkine


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