L’étonnant négatif troué retrouvé en première place de la photographie contemporaine (et un coup de pied de l’âne barthésien) via James Tylor et Julie Navarro

On connaît la Mission lancée par le Farm Security Administration (FSA), dans les années 1930, pour  documenter la situation sociale durant la Grande Dépression. Des milliers et des milliers de photographies auront été prises par Russell Lee, Dorothea Lange (ici), entre autres. Dans cet énorme matériau photographique, il a bien fallu choisir ce qui allait être développé, ou non. Cela revint à celui qui dirigeait l’opération de la FSA, Roy Stryker. Au lieu de jeter les négatifs, il perfora chacun de ceux qui ne passaient pas le test. Bien des années plus tard, il se trouve qu’on a développé ces derniers, et le résultat est percutant, télescopant : Le contemporain percole, rentre dans l’ancien ; on a vraiment l’impression d’une main contemporaine intervenant esthétiquement sur de vieilles images (notez le tic de langage ; on ne dit pas « un vieux tableau », du moins, en ce qui concerne la peinture, mais on dit « un vieux film » (je sais, Godard l’avait déjà dit).   

Télescopage entre l’ancien, le vieux, le mort, et la fraîcheur du point, punctum, comme dirait Barthes (ça fait toujours bien de le citer), et, justement, Barthes (1980) ne devait pas connaître les négatifs punctés. Il écrit :

Ce second élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc punctum; car punctum, c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne).

On le voit, l’origine de la photographie punctée, poinçonnée, ne fait pas signe vers quelque chose qui point, mais quelque chose qui manque, mieux : qui ne doit pas être vu, qui doit donc disparaître, excepté des archives.   

Télescopages

“Untitled photo”, possibly related to: Building on main street, Halifax, North Carolina] Vachon, John, 1914-1975, photographer, 1938,  nitrate negatives, 35 mm, Library of Congress, Washington D.C. 

Bien sûr, notre œil est âgé ; il est aussi, comme on dit en théorie scientifique, chargé (“theory-laden”, “theory-ladenness”), i.e., une théorie scientifique est souvent permise par d’autres ; pour le dire ainsi, c’est grâce à l’existence antérieure de théories, parfois très diverses les unes les autres, que l’on peut en créer de radicalement nouvelles. De la même manière, le fait d’avoir accumulé un certain savoir visuel en matière d’art fait que, face à une image, on peut être renvoyé à quelque chose (1) qui a déjà été fait (paresse épistémique ou Formalisme Zombi, ici), (2) quelque chose qui joue sur ce qui déjà a été fait en partie —  postmodernisme, pour le dire vite —, (3) quelque chose qui n’a jamais été fait (“Les Demoiselles d’Avignon”). En regardant les images-rebus de la mission de la FSA, on ne peut s’empêcher de les voir comme si, en quelque sorte, elles avaient été développées en deux temps ; celui du développement proprement dit, et le temps de l’ajout, i.e., le poinçonnage. En quelque sorte, et je ne me l’explique pas, c’est que la marque du poinçon, le trou noir, semble plus frais et récent que la photographie elle-même, cependant qu’ils sont contemporains ! Alors quoi ? Nous sommes en présence d’une distorsion conceptuelle, nous ne voulons pas, moi le premier, admettre que ce poinçonnage est contemporain de la prise de vue, tandis que nous voulons — fictivement mais légitimement —, l’inclure dans notre propre contemporanéité. Ce qui est assez logique, finalement. 

“Untitled photo”, possibly related to: Among first homesteaders at Decatur Homesteads, Decatur, Indiana, 1936 May, Nitrate negatives, 35 mm, Library of Congress, Washington D.C.
(Photographe) Russell Lee, “agriculteur du Dakota du Nord”, 1937, Farm Security Administration, Library of Congress, Washington D.C.

On trouve, en art contemporain, de très belles images de paysages troués, notamment celles produites par James Tylor, qui procède à peu près du même principe de « scène supprimée » que ci-avant. 

James Tylor, “(Deleted scenes), from an untouched landscape#6”, 2013, Inkjet print on hahnemuhle paper with hole removed to a black velvet void, 50 x 50 cm, NSmith Gallery, Sidney

Légende augmentée :

“(Scènes supprimées), depuis un paysage indemne”. Cette série de Tylor met en évidence l’absence contemporaine de cultures aborigènes dans le paysage [le ‘bush’] australien et la manière dont ce phénomène est le résultat direct de l’impact de la colonisation européenne. Les premiers colons européens ont forcé les peuples des Premières nations à quitter leurs terres traditionnelles pour s’installer dans de petites missions chrétiennes et des réserves gouvernementales à travers l’Australie. Cela a permis aux nouveaux arrivants européens de défricher les terres pour s’installer, exploiter la forêt et l’agriculture. Ce nettoyage des peuples des Premières nations a entraîné la disparition des cultures et de l’identité indigènes du paysage australien. Aujourd’hui, l’absence des cultures aborigènes traditionnelles dans le paysage australien continue d’être censurée par les processus de colonisation et a laissé une grande partie du paysage avec l’apparence qu’il était “intact” avant l’arrivée des Européens.

Ici, on l’a compris, les points noirs ne signifient pas le rebus, mais l’absence de trace de culture aborigène dans le paysage australien. Précision : Le terme « aborigène » provient du latin, “aborigines” (Ier s. BC). C’est un ethnonyme. Il signifie « peuple premier ». Maintenant, faut-il connaître la raison de ce montage pour en apprécier la teneur ? C’est le problème de l’art “porteur” de message ; on risque de le rater. Pour ma part, j’ai d’abord vu ces photographies, et elles m’ont plu et intéressé. Et celle-ci dessus est l’une des plus réussies, trouvé-je. Et ce n’est qu’ensuite que j’ai lu le contexte. On a compris que les ronds noirs, ou les carrés ou rectangles que l’on voit aussi dans la série, sont la métonymie picturale d’un peuple qui a été opprimé, et en partie tué et massacré dans des conflites suite à l’installation des colons britanniques. On lit dans le National Geographic 2023, que « les Australiens Aborigènes continuent de lutter pour conserver leur ancienne culture et se battent pour la reconnaissance — et la restitution — auprès du gouvernement australien. » Les Aborigènes australiens peuplent le continent depuis plus de 65 000 ans. On estime leur population d’origine entre 750 000 et 1,25 millions. Leur famille linguistique comptait  250 langues. On trouvera quelques exemples des sévices et autres infamies subies par ce peuple premier ici. Mais revenons à notre photographe. Comparativement à la profonde violence et crimes contre l’humanité qu’a enduré et endure encore ce peuple premier, les photographies de Tylor sont peut-être un peu trop esthétiques, et c’est certainement pourquoi elles ne ne génèrent pas un fort sentiment politisé. 

James Tylor, “(Deleted scenes), from an untouched landscape#6”, 2013, Inkjet print on hahnemuhle paper with hole removed to a black velvet void, 50 x 50 cm, NSmith Gallery, Sidney

Ce second exemple n’est pas plus politique que le premier. Nous n’en saurions tenir rigueur à Tylor, car nous ne sommes pas au tribunal de l’art (qui d’ailleurs n’est pas de ce monde), mais on peut noter, par là, qu’il est très difficile de manier art et politique, et ce d’autant plus que la métonymie des caches noirs dans le paysage évoque difficilement l’existence d’êtres humains et quoi qu’il en soit de leurs souffrances.   

Il arrive que, dans l’histoire, des sciences, de l’art, whatever, on rencontre des similiarités, des idées voisines. C’est le cas avec James Tylor, artiste australien, et Julie Navarro, artiste française. Tout deux ont eu l’idée de “trouer” le paysage — avec cette réserve que Tylor ne le troue pas, mais c’est bien moi qui connecté les effets de ses points noirs avec les trous dans les clichés issus de la commande depuis la Farm Security Administration. 

Mais, à la revendication politique de Tylor, certes louable — on pourra préférer les instantiations de Navarro, qui ne vise, elle, que le poïétique. Faire des trous à la perceuse dans la montagne, je voudrais vous y voir. 

Julie Navarro, Hygiapoème [écouter la montagne], 165 x 110 cm, épreuve photographique, 2022

Je considère cette pièce comme suprême. C’est-à-dire que loin de toute jérémiade particulariste, nous nous trouvons là devant un fait qui ne souffre aucun recours : La montagne a été trouée. Comme si un géant revolver avait fait un carton transformé sur la montagne.

Navarro, pistolera cosmique cosplay avec sa chevelure qui lui sert de cape pour voler, aura ici laissée sa signature. 

Julie Navarro, “Hygiapoème [écouter le paysage]”, 2022, sérigraphie, 165 x 110 cm

Et là, récidive ! lat. class. recidivus « qui retombe, qui revient », dér. de recidere « retomber ». N’est-ce pas cela l’artiste ? Une récividiste ? qui tombe, retombe, se relève, et repart au combat, à travers les signes vulgaire et épais de la Société du Spectacle ? Plus près de nous, ci-dessus, le payage troué, terre et ciel. Encore un carton ! Mais que fait la police ? On se le demande. De bien jolis trous — un thème récurrent chez Navarro, autant dans les titres que dans pièces et dessins. Trouer le paysage. Pulsion fontanienne ? Trouer le paysage pour trouver du nouveau ? Mais noir c’est noir. Trou noir. Qui aspire quoi ? Quoi est aspiré par qui ? Qui que quoi don où ? 

Julie Navarro, “Hygiapoème [écouter le paysage]”, 2022 [Détail] 

Tout est faux. Mais on y croit (“make believe”), c’est le principe. Le réel est toujours le même, pas la fiction. 

C’est la fonction, dans tout sens raisonnable du terme, des œuvres d’art représentatives ordinaires de servir d’accessoires [‘props’] dans des jeux de fiction. Si l’on comprend que la fonction d’un objet donné est d’être un accessoire dans des jeux d’un certain type, les jeux n’ont pas besoin d’être réinventés à chaque fois qu’ils sont joués. […] Ce que toutes les représentations ont en commun, c’est un rôle dans le faire-accroire [“make-believe”] . (Walton, 1991)

Mais on contredira Walton : Si !, les jeux sont réinventés à chaque fois, sinon pourquoi jouer ? À quoi bon ? 

Donc, passer au travers d’un trou : Année 1176-81 tro « ouverture au travers d’un corps ou qui y pénètre à une certaine profondeur » tex tros i font (Chrétien de TroyesChevalier Lion)

Vêtu d’un wingsuit un émule baudelairien fonce dans le trou. Mais lequel ? À cet instant il se transforme en âne de Buridan ! Choisir le bon trou, le bon trou d’obus. Et y rester. Creuser la terre. Sortir en Patagonie. 

 

Le poinçon

heur

du lis-

!

 

 

Refs. Roland Barthes, La Chambre Claire. Note sur la photographie, Cahiers du Cinéma/Gallimard, 1980 ///// Kendall L. Walton, Mimesis as Make-Believe. On the Foundations of the Representational Arts, Harvard University Press, 1990

En Une : Untitled photograph by Carl Mydans, 1935, possibly depicting a farm in Prince George’s County, Maryland. One of the so-called “killed negatives” that were hole punched by FSA staff to indicate that they should not be printed.

Elle est revenue ! Amaigrie, c’est l’été ! Il faut être belle sur la plage des tubes !

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